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Sylvain Tesson, Blanc

Pourquoi escalader les montagnes ? – Parce qu’elles sont là, tout simplement. Sylvain Tesson est un voyageur qui se ressource dans la solitude des paysages. Il ne se contente pas de gloser sur la nature, il la vit. L’auteur n’est pas un écrivain de bureau, ni un militant de cause abstraite, mais un voyageur. Un nomade, un « wandervogel », un « traveller », un errant – donnez-lui les noms que vous voudrez. Ce pourquoi il est contre les contraintes d’État, les contraintes sociales et les contraintes du politiquement correct. Cette salubrité fait l’attrait de ses livres.

Blanc est un dépouillement, un retour à l’essentiel – au Rien bouddhiste. C’est un récit médité d’une traversée des Alpes de Menton à Trieste, en quatre saisons, de 2018 à 2021. En plein confinement Covid pour la moitié, manière de marquer sa liberté à 46 ans sans empiéter sur celle des autres. Comment contaminer quelqu’un à 3000 m d’altitude, dans la solitude neigeuse du blanc ? « Nous étions des garçons bien élevés mais ce n’était pas à des ronds-de-cuir en chemise de décider de nos promenades. Plutôt qu’additionner nos voix aux protestations contre le nouvel ordre sanitaire, nous nous en soustrayions. En termes de contestation de l’autorité, je m’intéressais à l’escamotage davantage au sabotage » 222. Sylvain Tesson se révèle plus anarchiste que fasciste – contrairement aux préjugés envieux des « bonnes âmes » de l’édition du micro-milieu de Saint-Germain-des-Prés, trop vigilantes à exorciser le diable (mâle, blanc, bourgeois, parisien, héritier, aventurier) pour avoir son talent. Cette salubrité fait l’attrait de sa pensée.

Sylvain Tesson n’est pas parti seul dans cette aventure à skis. Son handicap dû à une chute de dix mètres en 2014, et sa lente et douloureuse rééducation, l’obligeait à être accompagné et à ne plus boire une seule goutte d’alcool. Il fait route avec Daniel du Lac, champion de France d’escalade, auquel se joint lors d’une étape Philippe Rémoville, ingénieur, père de famille, fasciné par le récit Sur les Chemins noirs de… Sylvain Tesson. Rencontre de hasard. Cette salubrité à le saisir fait l’attrait de l’auteur.

En quatre-vingt cinq jours, répartis sur quatre années, les chemins blancs sont arpentés. La montagne est toujours ce qui a séparé les hommes, alors que la mer les a unis. Le sommet, le col, sont des frontières naturelles entre « eux » et « nous ». Ce pourquoi Sylvain Tesson s’amuse de ce que les passeurs bénévoles accueillent les immigrés par les montagnes des Alpes, au nez et à la barbe des garde-frontières. L’effort, les conditions météo, les risques d’avalanche et de chute, donnent à ce périple la tension qui permet une pensée plus aiguë. Le contraste de la fatigue en journée et de la détente le soir donne sa pleine appréciation au fait de vivre tout simplement, naturellement. Avec des bagages réduits à l’essentiel : des vêtements, du matériel, de quoi chauffer le thé et des biscuits, un livre. Cette salubrité dépouillée fait l’attrait de l’existence.

Les Français, optimistes dans les années soixante, sont devenus peu à peu aigris et râleurs. La mondialisation, le rêve déchu et les mensonges de « la gauche », les normes de plus en plus proliférantes, la bêtise de masse véhiculée par les « réseaux sociaux » qui isolent et incitent au panurgisme, manipulée par les idées aberrantes testées Outre-Atlantique ou, plus récemment, par les fermes à troll de Poutine, les ont repliés sur eux-mêmes, se haussant du col par jalousie du succès des autres, faisant de la revendication par envie la nouvelle « valeur » du social. Sylvain Tesson, méditant depuis les pentes glacées de la montagne, a conscience de la chute. Il n’a pas de mots assez durs pour cette complaisance à soi, pour ces jérémiades de petit-bourgeois nantis (comparés aux pauvres du tiers-monde) qui en veulent toujours plus sans rien faire de mieux pour le mériter. « Que s’était il passé en quelques décennies pour que nous devinssions à ce point moroses, persuadés de notre place sur le podium du malheur planétaire ? À Paris, autour de moi, chacun se jugeait victime du sort, offensé par ses semblables, jamais reconnu à sa juste valeur, lésé par la vie et abandonné au mauvais vent par un État dont on exigeait le secours intégral tout en combattant la moindre immixtion. Même la gaieté avait rejoint le rang des vertus suspectes , remplacée par l’exercice d’indignation. La démocratie avait dépassé ses ambitions : tout le monde se gênait, chacun se haïssait » 169. Cette salubrité fait l’attrait de sa réflexion politique.

Pour compagnons de pensée, au fil des livres emportés ou trouvés dans les refuges, Rimbaud en voyant intuitif, Stendhal en volontaire énergique, un peu Proust en observateur aigu, vaguement Nietzsche. Tout en mettant en garde contre le délire de hauteur. « C‘était un danger de l’alpinisme : croire que le surplomb physique autorisait à mépriser le monde d’en bas. L’analogie était facile entre l’air de cristal et l’esprit pur, la grande santé et la haute pensée. Cette symbolique de comptoir avait inspiré une littérature d’acier sur les vertus purificatrices de la montagne où se confondaient conquête du sommet et domination morale. En réalité le sommet ne rehausse jamais la valeur de l’être. L’homme ne se refait pas » 77. Le décor ne fait pas le moine, pas plus que l’habit. Seul l’être intérieur compte, partout où il va. La nature, le dépouillement du roc et de la glace, peuvent seulement simplifier la pensée en faisant mouvoir le corps. Nietzsche pensait mieux en marchant, tout comme Montaigne à cheval.

Sylvain Tesson préfère Stendhal : « Comment devenir stendhalien  ? Il fallait tracer son sillage entre les marques de la splendeur et les effets de la fantaisie. Glisser à la surface des choses pour les sentir profondément. Ordre du jour : tout saisir, tout aimer, se garder des théories, mépriser les idées générales, rafler les impressions particulières » 244. Cette salubrité fait l’attrait de sa morale.

Un petit livre à lire, à relire, à méditer – à imiter. J’en témoigne, c’est dans l’effort de la marche et parmi les paysages de solitude que l’on est le plus profondément soi, prêt à converser le soir venu autour d’un feu et devant un thé, apte à réfléchir sur les autres et le monde. Comme Tesson, je suis un grand voyageur, même si je n’ai plus son âge. Pour faire cette traversée, il faut avoir, comme lui, moins de 50 ans. Avis aux amoureux.

Sylvain Tesson, Blanc, 2022, Folio 2024, 271 pages, €8,90, e-book Kindle €8,49

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Chemin de Saint-Jacques

jean claude bourles passants de compostelleQuiconque étudie la société française dans son temps long finit par rencontrer le chemin de Saint-Jacques. Ce pèlerinage chrétien qui traverse la France et toutes les couches de la société depuis le moyen âge est le reflet du pays profond, dont notre République Cinquième, laïque et sociale, est l’héritière. Jean-Claude Bourlès est journaliste et, bien que Breton, a traversé la foi chrétienne sans s’y attarder, comme la plupart des Français d’aujourd’hui, dont l’auteur de ces lignes. Il a parcouru deux fois le chemin de Saint-Jacques, la première fois partiellement, la seconde fois entièrement, accompagné de sa femme. Il a recueilli les témoignages des compagnons rencontrés sur le chemin, décrit leur comment et interrogé leur pourquoi. C’est donc un récit passionné, écrit d’une plume fluide, qu’il livre dans ces Passants de Compostelle. Une enquête pour saisir cette mentalité en profondeur qui dicte encore nos conduites.

Cet engouement pour le chemin des étoiles (campus stellae) a repris il y a une trentaine d’années ; c’est un vrai mouvement de société. Il se situe dans l’après-68, époque de nomadisme vers Katmandou d’une génération brusquement nombreuse issue de l’après-guerre, et de remise en cause d’une société autoritaire et hiérarchique devenue inadaptée au monde contemporain. En 1972, Jacques Lacarrière se lance à pied Chemin faisant tandis qu’en 1978, Barret & Gurgand écrivent leur périple dans Priez pour nous à Compostelle. Le sentier GR 65 est aménagé, petit bout par petit bout, par des passionnés, des gîtes, des associations, des collectivités locales.

120 pèlerins en 1982, 125 200 en 1997, 179 944 en 2004, 192 488 en 2012. Leur désir avoué est de reconquérir le monde par les pieds, à ras de terre, de retrouver du solide. « A mes yeux, dit Raymonde Rodde à Bourlès en 1995, et je peux le dire en connaissance de cause puisque j’ai 84 ans, les gens se lassent de ce qu’on leur donne sans contrepartie. Ils ont besoin de rompre avec toute cette notion d’assurance, d’assistance, où on les confine. Ils ont besoin de se prouver qu’ils peuvent vivre pour eux, et par eux-mêmes » (p.22) Plus qu’une marche, Compostelle est une démarche, un attachement au moins culturel au message chrétien contre une Église officielle et ossifiée.

saint jacques de ompostelle les chemins

« Il y a une magie du chemin. C’est une nation à lui seul, un pays de 2 m de large sur 2000 km de long et sur lequel tu trouves une population particulière, vivant un temps particulier et, oui, devenant profondément jacquaire. Tu découvres la signification du mot Amour » (Pierre K., p.34). « C’est une expérience qui porte une empreinte profonde sur l’être, quelles que soient les motivations de départ » (Père Thérondel, p.38). Les gens partent souvent à la croisée d’un chemin de vie, divorce, retraite, chômage, deuil, séparation, sortie de grave maladie. C’est un franchissement, une porte étroite, la confrontation avec soi-même. Il s’agit de dépouiller le vieil homme qui régente tout et qui contraint.

Il s’agit aussi de retrouver les racines les plus anciennes d’Homo Sapiens Sapiens, né il y a quelques 200 000 ans mais sédentarisé seulement depuis 5000 ans. 97,5% de son existence a été nomade, en tribus restreintes, parcourant un terrain de chasse de 200 ou 300 km suivant les saisons – et le gibier. L’habitude de cette liberté est ancrée et trop de société affole ou anesthésie, rend grégaire. Ce besoin de respirer, d’aller voir ailleurs de temps à autre, apparaît comme une nécessité quasi biologique. « Même lorsque les pèlerins n’ont pas au départ de dévotion particulière pour saint Jacques, le fait de mettre leurs pas dans ceux des foules passées est une manière d’entrer dans leur démarche de foi. Et peut-être de prendre conscience, jour après jour, de former un peuple en marche : celui de l’Europe spirituelle » (p.70).

Liberté du chemin, égalité du dépouillement, fraternité des rencontres – et voici la devise dite « républicaine » confortée, reconstituée dans ce qu’elle avait de médiéval lorsque la menace musulmane, l’indigence de la papauté et le mûrissement de la féodalité ont fait, depuis le monastère de Cluny, s’organiser la société française selon la foi.

La dépouille de saint Jacques le Majeur est découverte en Galice, en 813 ou 831. Son église est ravagée par le Musulman El Mansour en 997, en réaction de quoi l’engrenage de la Reconquista se met en route. En 1055, Jérusalem, lieu du Sacrifice d’Abraham et de la Passion du Christ est interdite aux Chrétiens par les califes Abbassides. La chrétienté du pays le plus prospère, sous la houlette de l’élite religieuse (en quelque sorte l’ENA de l’époque), se réveille. Le temps est venu pour Ordonner et exclure, titre du difficile mais intéressant ouvrage de Dominique Iognat-Prat. Cluny affirme les solidarités du lien social qui englobe tous les Chrétiens sous l’autorité de l’Église et oblige aux engagements réciproques. La charité irrigue l’ensemble de la société, au miroir du sacrifice du Christ. L’Église et ses clercs se chargent de contrôler les échanges de la charité, sollicitant les dons des puissants pour donner aux assistés. Cluny, ses moines, ses intellectuels, se veut une société qui édicte la morale au nom du Christ et a pour vocation de redistribuer la richesse terrestre.

Il s’agit bien de mettre en place une « communauté », des Chrétiens de France qui se reconnaissent dans une foi et dans des valeurs communes. Donc d’exclure les autres (Juifs, Musulmans, hérétiques, sodomites) en désignant l’Ennemi – possédés « naturellement » par le diable. Le pèlerinage à Saint-Jacques, aménagé côté français par tous les sites religieux du parcours (le Puy, Vézelay, Conques, Rocamadour, Moissac, Navarrenx…) représentait la même démarche symbolique que les manifestations d’aujourd’hui « contre la guerre », « pour l’emploi » ou en « solidarité sida ». Le « communautarisme » que l’on reproche à d’autres, dans la France contemporaine, s’adresse en miroir à ceux qui veulent fractionner cette « communauté nationale » qui date de l’an mille, communauté englobante, envahissante, ne tolérant qu’à peine l’individu, de laquelle on ne peut s’exclure sans persécutions ni déracinement profond (Cathares, Huguenots, Émigrés, exilés du Second Empire ou relégués de la Commune, expatriés aujourd’hui). Car l’État de nos jours est l’Église d’il y a mille ans, ses fonctionnaires sont les anciens clercs, les impôts modernes remplacent la charité de jadis tout aussi obligatoires, et le service public s’est substitué au service du Christ – mais la France est restée fondamentalement la même.

saint jacques de compostelle

Remettre en cause ce « modèle » collectif et un tant soit peu « collectiviste » n’est pas aisé, même pour ceux qui se veulent les plus « laïcs », les plus « athées » et les plus « républicains ». Le protestantisme l’a osé ; il a mis l’homme concret avant le « modèle du Christ » créé, organisé et surveillé par l’Église catholique ; il est plus pragmatique, laisse plus de libertés aux individus, règle les conflits de la société non par le dogme mais par le droit et le contrat.

Ce n’est pas le cas du catholicisme, resté autocratique et englobant au fond comme l’est l’Islam. Même si la société civile a su se dépêtrer – par les sciences expérimentales, par la Révolution, par la séparation de l’Église et de l’État, par les mœurs – de la conception totalisante de l’Église, cela est si récent, trois générations à peine pour la séparation juridique des biens et de l’enseignement, que les conceptions ne s’en ressentent pas encore complètement, dans le temps long de la société. La « liberté » reste toujours un peu le diable devant les injonctions de fraternité, venues de Cluny autour de l’an mille, et les exigences induites d’égalité que l’État et les partis en France cherchent à contraindre et à forcer. Au lieu que « l’égalité », dans les pays protestants, n’est qu’une résultante « aux yeux de Dieu » des mérites de chacun acquis librement par leur travail et de leur fraternelle responsabilité devant les risques.

En cheminant vers Saint-Jacques, ce qui est important est le dépouillement qui favorise la rencontre avec soi, avec l’autre, avec la contemplation. L’existence en osmose avec la nature et ses éléments donne une liberté personnelle de voir, d’être et de penser. Atteindre la dernière extrémité de l’Occident avec le soleil, puis avec la voie lactée qui indique la nuit le chemin, c’est relier le destin humain à la révolution des astres. Démarche « religieuse » en propre. Tout comme les anciens Égyptiens accompagnaient symboliquement le dieu solaire Rê dans sa barque « mandjet », s’engloutissant dans Nout, la nuit – qui était aussi le monde des morts – pour renaître à l’aube, périple accompli. Le chemin de Saint-Jacques permet de revenir aux sources et de les repenser si nécessaire.

Jean-Claude Bourlès, Passants de Compostelle, Petite bibliothèque Payot 2004, 224 pages, €7.73

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