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Pierre Benoit, Monsieur de La Ferté

Un roman délaissé d’un auteur oublié (bien qu’Immortel depuis 1932). Il avait 14 ans en 1900 et est réédité jusqu’à nos jours. Pierre Benoit fut le Pierre Lemaitre de son époque (pas plus d’accent circonflexe sur son nom que sur celui de l’autre). Il cisela des romans exotiques plein d’imagination, assez conformistes mais soignés. Son père étant militaire, le jeune Pierre a vécu jusqu’à ses 21 ans en Tunisie et en Algérie ; il connaît bien la société coloniale et les indigènes. Ses romans les plus connus sont Koenigsmark (1918 – premier livre à être édité dans le Livre de poche) et L’Atlantide (1919). Ils présentent des portraits de femmes plutôt érotiques mais impérieuses et dominatrices qui, toutes, ont un prénom qui commence par la lettre A : Antinéa, Aurore…

Ce roman-ci est consacré aux hommes. La seule femme au début, amoureuse de Monsieur de La Ferté et peut-être la mère de sa dernière fille, se prénomme Germaine – comme si l’auteur recherchait, après la Grande guerre où il a été blessé à la bataille de Charleroi, l’alliance entre la France et l’Allemagne. C’est un peu le propos de ce roman, qui se passe en 1914 dans l’Afrique noire, aux confins du Gabon (français), de la Guinée espagnole (neutre) et du Cameroun (alors colonie allemande). Le héros est un lieutenant chargé de mener une compagnie en appui à la colonne française qui remonte vers Douala pour faire sa jonction avec les alliés anglais venus de Sierra Leone.

Mais ce qui est lumineux sur le papier l’est moins dans la semi-obscurité moite de la forêt tropicale emplie d’insectes suceurs et d’indignes pillards. C’était d’époque, mais l’auteur n’est pas tendre pour les « nègres » lorsqu’il ne sont pas civilisés par des colons. Autant il dresse un portrait affectueux de Bâa, l’ordonnance du lieutenant, et de Ngem le pygmée débrouillard, autant le « roi nègre » Bétégué-Bili est affublé de toutes les tares, de la veulerie à la vantardise, de l’avidité à la cruauté. Mais ce sont procédés de romancier qui accentuent les contraste pour situer le bien et le mal.

Dans une guerre imbécile comme celle de 14-18, les combats dans les colonies sont encore plus absurdes. La clé du roman – écrit juste après l’arrivée de Hitler au pouvoir en Europe – est la prescience que les luttes fratricides en public vont déconsidérer à jamais les Blancs aux yeux des autres. Venus apporter la paix, la foi et la civilisation, ils vont montrer qu’ils ne sont venus en réalité que pour dresser les indigènes, assurer leur pouvoir et exploiter les ressources. Ce sera pire après la Seconde guerre mondiale, cette fois les colonies craqueront de toutes parts et il fallait la myopie des politicards de la IVe République pour éviter de le voir, et tenter une misérable revanche de la défaite de 40 en conservant un empire.

Monsieur de La Ferté va se trouver en accord profond avec son alter ego allemand, son adversaire acharné dans la forêt et sur les pistes, l’oberleutnant Angel von Wernert. Nous sommes loin de la guerre en dentelles mais le sens de l’honneur, comme une nostalgie d’ancien monde, est préservé. Pierre Benoit suivait Barrès plus que Maurras, enclin aux mœurs de l’Ancien régime plus qu’à celles des révolutions américaine et française (il ne soutiendra cependant pas Pétain). Certes, l’Allemand est rabaissé par son goût un peu trop prononcé pour les très jeunes officiers de sa compagnie au teint de fille, mais il reste l’officier aristocrate exemplaire. Sur une lettre écrite par lui, saisie sur un sous-lieutenant allemand tué au combat, Monsieur de La Ferté peut lire : « Cette guerre, voulue par les Anglais, ne détruira pas seulement toutes les valeurs européennes dans ce pays, mais elle excite toute l’infamie de l’âme nègre » p.92. Pierre Benoit précise en note que « cette lettre (…) se trouve citée textuellement dans le livre du général E. Haward-Gorges, La guerre dans l’Ouest africain », édité en 1933. Ce n’est donc pas une prescience de sa part dès 1914 que les Blancs allaient perdre de leur prestige, mais une remarque lue en 1933 qui l’a frappé dans un recueil de mémoires sur la guerre.

Le Français se trouve en accord avec l’Allemand sur la fierté d’être Européen et militaire. Ils vont se combattre, mais sans haine. Wernert tuera en embuscade dans la forêt une grande partie de la compagnie française de tirailleurs et de porteurs commandée par ses six sous-officiers et officiers blancs ; La Ferté tuera les trois-quarts de la colonne allemande lors d’une embuscade osée après une fuite de dégagement habile, et fera prisonnier l’oberleutnant, après lui avoir tué son favori, « un mince et frêle lieutenant blond, d’une beauté singulière et délicate, qui donnait à ce très jeune homme un peu l’air d’une fille habillée en garçon. Von Wernert lui parlait en souriant. Il répondait de même, tournant vers son chef des yeux débordant d’extase respectueuse » p.195. On ne fait plus plus érotiquement explicite – au grand dam des milieux conservateurs catholiques de son temps.

La mission, qui était de soutenir une colonne qui n’existe plus, prend fin faute de combattants. Monsieur de La Ferté regagne les lignes françaises au Gabon tout en permettant, dans l’honneur, à Angel von Wernert de s’évader vers la Guinée espagnole neutre. Tous deux avaient de concert, bien qu’ennemis, décrété une trêve d’une journée pour aller faire peur ensemble, en grand uniforme et avec un détachement bien armé, au vieux chef noir Bétégué-Bili qui encourageait sa tribu à piller les vaincus et achever leurs blessés.

Pierre Benoit, Monsieur de La Ferté, 1934, Livre de poche 1966, 249 pages, occasion €3,40 e-book Kindle €13,99

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De cols péruviens en forteresses incas

Bruits du jour levant : Périclès qui s’ébroue après avoir avalé la moitié de sa gourde en pleine nuit avec un Aspégic ; les Allemandes d’à-côté qui froissent leurs sacs, tirent les fermetures éclair, font tinter gourdes et gobelets – et qui rient. Au petit-déjeuner, rien n’est prêt. La famille belge, un peu plus loin, est déjà à table, le père entre ses deux plus jeunes fils. Ils regardent la montagne au loin, déjà sous le regard chaleureux d’Inti – le soleil. Le père passe le bras autour des épaules de son adolescent en pleine mue, attendri par sa fragilité et son enthousiasme de jeune poulain. Ils partent sur le sentier bien avant que les derniers de notre groupe ne se lèvent.

Aujourd’hui, il nous faut partir plus tard « pour éviter les groupes ». Nous prenons alors tout notre temps pour attendre que le soleil vienne caresser le fond de la vallée, puis pour grimper jusqu’à la forteresse aperçue hier soir. Kunturagay, tel est son nom, offre une vue imprenable sur les deux cols. Elle est arrondie en forme d’œuf, construite de grosses pierres, augmentée d’avancées. L’entrée est vers l’amont ; elle est étroite pour être mieux défendue et débouche sur une place centrale serrée qui donne sur les redoutes. Cette forteresse est un tambo, un relais pour les chasquis, ces coursiers de l’inca. Chaque tambo devait avoir un contact visuel avec le prochain pour communiquer. En deux jours – nous dit Juan – on pouvait faire porter par ses coursiers un poisson depuis la mer jusqu’à Machu Picchu. Un autre chemin se tient au-dessus du principal : c’est un sentier de surveillance militaire. Des patrouilles régulières, des postes de garde de loin en loin, c’est tout un système d’alarme qui était mis en place aux abords des grands centres incas. Machu Picchu semble se rapprocher de plus en plus.

Nous montons au col par une série de marches aussi épuisantes qu’hier en raison de leur hauteur. Le grand soleil offre une vue dégagée sur les montagnes au loin. Quelques nuages flottent sur le glacier du Puna. Nous effectuons au col une pause grenadille, ce fruit rond qui contient une centaine de graines au goût acidulé de groseilles à maquereau. On n’avale pas les graines mais on se contente de sucer la pulpe qui les entoure ; comme le citron, elle désaltère. Le chemin sent la merde depuis un moment. « Ce ne sont pas les trekkeurs », nous affirme Choisik, mais une plante grasse aux longues feuilles épaisses et brillantes, couleur bordeaux à leurs extrémités, avec une fleur en grappe au bout d’une tige droite. Personne ne sait son nom. Pour Juan c’est de la « mierda » – mais ce n’est qu’un surnom. Au-delà du col commencent à pousser les premières essences amazoniennes. Un « mariposa » volette – c’est un papillon. Un « picaflor » butine – c’est un colibri aux ailes bleu électrique. L’espagnol est une langue aux sons harmonieux sur les bêtes et les fleurs.

Nous atteignons la forteresse suivante de Sayakmarqa, construite sur une roche naturelle. Ce site contrôle la route entre le col précédent et le col suivant (comme d’habitude, mais Juan aime se répéter). L’eau qui l’alimentait était canalisée depuis la montagne. Une tour ovale représente le soleil, la construction est en balcons successifs pour épouser les reliefs de la pente. La ruine en face s’appelle Conchamarqa – la conque. Sur l’esplanade de la forteresse une pierre orientée est-ouest indique la course du soleil.

Le sentier retombe dans la forêt déjà tropicale avec ses diverses sortes de bambous, ses mousses, lichens et autres saprophytes. Restauré par endroits, le chemin largement pavé serpente sous la sylve humide. Surgissent à l’esprit des réminiscences de Tintin dans le Temple du soleil.

Nous pique-niquons avant la remontée vers un autre col. Les deux Américains rencontrés hier matin dans la montée, arrivés bien après tout le monde au camp du soir, nous dépassent lors de la sieste. L’homme et la femme, la quarantaine avancée (au sens camembert), font partie d’un groupe plus jeune. Ils marchent en sandales avec un bâton, pour cause d’ampoules, haletant comme s’ils étaient cardiaques, avec la constance masochiste de pèlerins ayant à expier quelque crime abominable : celui d’exister ?

Trouvant le soleil trop chaud pour rester allongé sur les herbes dures à dormir, j’aborde avant le groupe la montée vers le col. Plaisir de la marche solitaire sur ce chemin antique pavé de blocs de granit, face au panorama si vaste de la montagne. Solitude romantique de la nature et des ruines, alors que le corps et l’esprit se mettent au diapason des alentours. Les sens se font plus aiguisés au chant des oiseaux, au bruissement des insectes, à la caresse d’un coulis d’air, au rayonnement chaleureux du soleil. Le silence est lourd, hors quelques pépiements ailés dans le lointain. De plantureuses plantes se gorgent d’humidité et de lumière ; elles osent quelques fleurs, jaunes ou mauves. De délicats bambous dressent leurs feuilles lancéolées en bouquets droits. Et ces barbes des arbres, ces vieux lichens qui pendouillent depuis des années, composent des silhouettes qui excitent l’imagination. Le sentier ondule au flanc de la montagne, il paresse dans la forêt. Soudain, un tunnel plonge dans la roche qui barre la voie. C’est une grande plaque de schiste inclinée sous laquelle les hommes ont aménagé des marches sur seize mètres de long. On suit à tâtons le chemin qui fait un coude avant de revoir la lumière. Peu de monde passe encore sur le sentier ; nous sommes partis ce matin après les autres. Quelques couples circulent, attardés, copains ensemble ou homme et femme.

Après le tunnel, Choisik nous a promis une « surprise ». J’attends là que le groupe me rattrape. La surprise est un peu plus loin. Un autre chemin inca a été dégagé l’an dernier seulement, après avoir dormi sous la végétation durant des siècles. Il vient rejoindre le chemin principal. En le suivant, nous remontons le temps pour tomber sur une construction camouflée dans la roche, un abri aménagé sous une avancée de la falaise. Deux murs de pierres grossièrement appareillées sont creusés de niches trapézoïdales. Il s’agit d’un poste de garde surveillant le chemin du col de Phuyupatamarqa, juste au-dessus de l’endroit où nous sommes. Le site est tintinesque à souhait, moussu, humide, caché. Une végétation avide s’accroche sur toute cette construction. De là on pouvait surveiller sans se faire voir le chemin principal en contrebas, et le rejoindre par des sentiers détournés.

Nous revenons sur le chemin pour gagner le col au nom qui signifie « la ville au-dessus des nuages ». De fait, sur l’arête qui le constitue, nous apercevons un vaste panorama de montagnes en ombres dégradées et un effilochement de nuages gris perle sur les vallées en-dessous.

Notre camp a déjà fleuri. Les tentes sont installées un peu partout sur les terrasses minuscules des pentes, au niveau même du col que nous venons de passer. Notre tente est si précairement plantée au bord du vide, sur une marche où l’on ne peut tenir qu’avec précautions, que Périclès décide Peter à l’accepter dans son home, situé un peu plus haut. Je peux ainsi dormir seul, en travers.

Au-dessus de moi deux porteurs sont assis en poncho à l’extrémité d’un rocher surplombant la pente. Ils méditent, face à la mer nuageuse et à l’immensité de l’horizon. Un autre grimpe sur une grosse roche du sommet derrière le col et s’y allonge à plat ventre. Jambes et bras plaqués contre la pierre, il boit de son corps la chaleur du soleil, mais tente aussi d’assimiler l’énergie formidable de la montagne, de s’en recharger comme une pile. Point n’est besoin de savoir pour être poète.

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