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Ambroisie nourrit les dieux païens

Les humains sont mortels et les dieux immortels ; l’ambroisie sert de médiatrice entre les deux. Elle est « nourriture » en ce qu’elle est nécessaire aux dieux pour ne pas rester léthargiques, dans le kôma ; elle est nécessaire aux hommes pour croire aux dieux. « L’ambroisie est une invention humaine pour exprimer le fantasme d’un privilège divin (celui d’une absolue différenciation, d’une perpétuelle mise à distance de la mort). Elle souligne du même coup la duperie d’un tel espoir en mettant dos à dos ces dieux qui ne se suffisent pas à eux mêmes et ces humains sur lesquels les tentatives d’immortalisation restent vaines », écrit Sorel.

Privé d’ambroisie, un dieu païen ne meurt pas – puisqu’il est par essence immortel. Mais, selon la Théogonie d’Hésiode, si le dieu ne se nourrit pas d’ambroisie ou de nectar, « il reste gisant sans haleine et sans voix sur un lit de tapis : une torpeur cruelle l’enveloppe. » Car un dieu est à l’état originel inconsistant. Pour sortir de cette période d’évanescence, il lui faut un apport extérieur qui le tire de là : c’est l’ambroisie. Ainsi, le jeune Apollon est-il nourri de la fleur du nectar et de l’ambroisie et non pas du sein maternel de Léto. De même, Hermès, qui doit restaurer ses forces immortelles en consommant nectar et ambroisie afin de délivrer le message de Zeus à Calypso pour rendre Ulysse à son destin de mortel.

L’ambroisie est un succédané de l’allaitement. Mais les déesses ne sont pas de chair, elles n’ont pas de lait, et il faut inventer le nectar et l’ambroisie comme mythe. « Jamais un dieu n’a d’être par lui-même. Seul, il est sans vigueur, sans efficace. Son plein éclat est inféodé à cette obligation de consommation. La fumée sacrificielle adressée par les hommes aux Olympiens est aussi indispensable aux dieux que l’ambroisie. » Autrement dit, les dieux ne valent que si l’on croit en eux. Mais l’ambroisie ne rend pas immortel pour autant ; elle n’est qu’un accessoire des immortels. « Appliquer à des corps mortels, l’ambroisie n’a qu’une et une seule fonction, celle de préserver une apparence de fraîcheur à ce qui est voué à la décomposition. »

Inutile de se demander si l’ambroisie est une huile parfumée ou un miel sauvage. Rien de physique : il s’agit d’un produit mythique qui indique d’une part la reconnaissance que les dieux sont inconsistants et, d’autre part, la conscience triste de la condition réservée aux humains. « Les dieux sont spontanément fragiles au cœur de la conscience humaine : celle ci n’étant que conscience de sa mort, elle se doit de soutenir les dieux pour pouvoir croire », conclut Sorel. Mourir est inéluctable aux humains, mais leur croyance en l’existence des dieux leur permet d’espérer que l’immortalité puisse exister. C’est bien plus humble et plus réaliste que de « croire » aveuglément à un Père de l’univers qui fait tout, qui sait tout, qui peut tout. Et qui, manifestement, s’en fout.

Pour un mortel, l’immortalité relative consiste dans le souvenir qu’il laisse dans l’histoire. La permanence dans la mémoire des vivants de celle du défunt est ce qui est immortel chez les humains. Juste une trace. Ainsi Platon et Alexandre le Grand sont encore immortels, tout comme César et Napoléon, Churchill et le général De Gaulle. Et malheureusement Staline, Hitler et Mao. Pas sûr que Donald Trump ou Olivier Faure aient droit à l’immortalité du souvenir.

Reynal Sorel, Dictionnaire du paganisme grec, Les Belles lettres 2015, 513 pages, €35.50

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Adresses aux dieux grecs

Un Grec antique s’adresse aux dieux comme un homme – autrement dit comme un citoyen libre qui prie et demande, mais qui aussi reproche et invectives. Les dieux sont immortels, mais n’existeraient pas sans les mortels. Car le sacré, pour les Antiques, est ambivalent, ni entièrement bon, ni entièrement mauvais. Pas de « Père » éternel qui protège ses « enfants » contre le Mal, l’ange déchu, le Diable, mais chaque dieu et déesse bonne ou mauvaise, selon les circonstances.

On invoque les dieux pour savoir l’avenir : faut-il combattre ; pour faire une promesse : jurer devant un dieu engage l’humain ; pour insister : la réponse donnée n’a-t-elle pas changé ; pour offrir un sacrifice : se priver de vin ou de nourriture en faveur des dieux (qui ne boivent ni ne mangent au sens physique) pour manifester une parole de déférence. « Ni entièrement bon, ni entièrement mauvais, un dieu peut s’offrir aux sollicitudes des mortels quand ceux ci savent s’y prendre à force d’adresses gestuelles ou rhétoriques. » L’attitude des Européens face à Trump est de ce type. Mais faire de ce bouffon un dieu est quand même assez risible. C’est que nous n’avons pas pris les mesures nécessaires pour acquérir la puissance, nous laissant mener par l’impérialisme protecteur yankee… jusqu’à sa remise en cause par l’égoïsme sacré. Et les dieux ne sont pas toujours favorables. « Quand Achille, les yeux dans les cieux, répand le vin à terre pour la victoire et le retour de Patrocle envoyé au combat, Zeus accueille favorablement la première adresse, mais refuse la seconde », dit l’auteur.

Alors on invective les dieux, dont la conception de la justice est parfois incohérente. Le poète Théogonis, le tragédien Euripide, le comédien Aristophane, n’hésitent pas à mettre dans la bouche de leurs acteurs et actrices leur indignation envers les dieux. Iphigénie, sacrifiée aux vents sur injonction d’Artémis trouve cela absurde, c’est faire des dieux des méchants. N’avons-nous pas la même attitude envers le dieu Trompe ? C’est que les dieux ne sont pas « Dieu », le Père tonnant autoritaire des Juifs ; les dieux grecs sont des alliés ou des adversaires, des exemples ou des empêcheurs, des êtres supérieurs. Ils ne sont pas incommensurablement distants des humains.

« La cité s’adresse aux dieux pour garantir son ordre ; l’individu, pour revendiquer ses doléances ». Ambivalence de l’invocation provocation. Les humains s’adressent aux dieux comme à des êtres d’égale dignité. Chacun son royaume, mortel pour les humains, immortel pour les dieux – mais une même terre pour les deux. « Les Hellènes de l’époque classique ne s’emmurent pas dans un silence propice à la divinisation d’un mortel : ils s’adressent directement aux dieux, sans génuflexion, pour leur demander de toujours reconsidérer leur justice vis-à-vis de ceux qui les font exister : les mortels. Comme le souligne Burckert, on ne dit pas « mon dieu » en grec ancien. »

Dans l’Odyssée, Zeus réplique en mettant en cause les humains. Ce sont « eux, en vérité, [qui] par leur propre sottise, aggravent les malheurs assignés par le sort » (Odyssée I 32-34). Et c’est bien vrai : se défausser de ses propres turpitudes sur « les dieux » ou « les autres », ne renvoie qu’à nos propres manques. A l’illusion de tout savoir sur tout, d’avoir le seul raisonnement juste, de n’écouter personne. Les séries policières sont pleines de ces « commandantes » femmes, soucieuses avant tout de s’imposer parmi les hommes, qui n’en font qu’à leur tête, persuadées d’avoir raison seules contre tout le monde. L’homme faisant de même (comme James Bond) n’est plus illustré depuis des années. La fiction fait que parfois ça marche, en rattrapage acrobatique peu convaincant. Mais, dans le réel, ce comportement névrotique est nuisible. Qu’il soit promu à la télé est un signe des temps.

Reynal Sorel, Dictionnaire du paganisme grec, Les Belles lettres 2015, 513 pages, €35.50

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Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent

La génération née avant-guerre attendait les œuvres des « littéraires » comme la génération d’aujourd’hui attend la dernière série américaine. Les auteurs étaient des marques et chacun appréciait, durant les trajets en métro ou en train ou le soir avant de s’endormir, leurs facéties et leurs pensées. C’était hier. Aujourd’hui, envahis de télé et de net, de mobiles et de réseaux sociaux, la « pensée » se dilue dans le magma de la « com’ ». Les livres sont réduits aux objets, voire au twitt, des marchandises « vues à la télé » ou rigolées dans le buzz. On les achète « pour consommer tout de suite » entre un paquet de lessive et un kilo de tomates. Cela donne du jetable à la Nothomb, des dictées courtes à la Delerm, du prêt à penser – tout un histrionisme de papier que l’horreur de s’encombrer fera bientôt donner au recyclage.

Rien de tel avec Alain Finkielkraut. Grand Français né à Paris de parents venus d’ailleurs, agrégé de lettres modernes, vingt-cinq ans enseignant l’élite polymatheuse avant d’être élu Immortel, il renoue avec ses ancêtres intellectuels des années 50. Il lit, il pense, il prend du temps – contrairement aux fronts bas et masques de bêtise immonde de ceux qui l’ont conspué samedi dernier sous couvert de « gilet jaune ». « La France est à nous ! » braillaient les imbéciles, tandis qu’Alain Finkielkraut était la preuve même de la méritocratie française.

La populace sait-elle lire ? A regarder les interjections des « réseaux sociaux », ça gonfle (version bas-ventre), ça déprime (version cœur d’artichaut), ça prend la tête (version beauf potache). Or, nous dit Alain Finkielkraut, la lecture nous fait homme. C’est-à-dire ni ange, ni bête, ni « bureaucrate (…) d’une intelligence purement fonctionnelle », ni « possédé (…) d’une sentimentalité sommaire, binaire, abstraite, souverainement indifférente à la singularité et à la précarité des destins individuels » p.9. En bref sans la littérature, cette médiation, « la grâce d’un cœur intelligent nous serait à jamais inaccessible » p.10.

Le fascisme de rue en chemise jaune est l’occasion de relire un livre paru en 2009, un livre de lectures, neuf exactement, toutes du XXe siècle. Un seul Français : Albert Camus ; deux Russes et deux Américains, un Tchèque, un Allemand et une Hollandaise. Ajoutons (le total peut être supérieur à 100) au moins deux Juifs. On sait la sensibilité juive écorchée de Finkielkraut qui le fait parfois déraper dans l’irrationnel quand il s’agit de la politique, cette mauvaise foi permanente. Rendons-lui grâce de sortir de sa culture identitaire (contrairement à ses conspueurs) pour apprendre d’autres écrivains qui ne sont pas de son ethnie. Mais ils sont de sa « culture » et c’est ce qui importe. Nous savions Alain Finkielkraut doué d’une grande intelligence ; il prouve qu’il a aussi du cœur.

Car ses lectures sont des passions. Elles nous font, certes, réfléchir sur l’humain, mais pas sans exemple incarné, éphémère, singulier. L’humain ne se réduit surtout pas à l’Humanité, cet objet d’abstraction d’une Histoire à la Hegel. L’humain est au contraire l’être là, devant soi, celui qui désire et qui aime, qui a du courage et de la lâcheté, ancré dans sa petite vie aussi respectable qu’une autre. « L’œuvre d’art, disait en substance Alain, ne relève pas de la catégorie de l’utile. Si l’on veut juger de sa valeur, on doit donc se demander non à quoi elle peut nous servir, mais de quel automatisme de pensée elle nous délivre » p.13.

C’est donc le Ludvik de Kundera qui écrit par dérision « vive Trotski ! » à sa fiancée partie en formation militante. Ce qui enclenche l’engrenage de la bêtise socialiste, du Complot contre le Peuple, du grain contre la marche de l’Histoire, en bref tout ce « sérieux » ineffable des croyants.

C’est l’Ivan de Grossman, dénoncé par un « camarade » de Parti, qui se refuse à condamner le délateur en montrant que chaque Judas est un être irréductible à son acte.

C’est le Sebastian de Haffner (l’auteur et son double) qui montre combien « l’encamaradement » des hommes tend à rendre l’Etat totalitaire, le groupe fusionnel comptant plus que tous les principes moraux. Ce qui réduit la « race » à la biologie alors qu’elle signifiait, dans l’Ancien Régime, « une forme de noble fermeté, une réserve de fierté, de force d’âme, d’assurance, de dignité, cachée au plus intime de l’être » p.89.

C’est le Jacques de Camus (son double là aussi) qui refuse d’abandonner l’existence humaine à l’Histoire et la justice concrète aux slogans militants.

C’est le Coleman de Roth, professeur d’université d’origine nègre qui s’est dit juif pour se marier, accusé de racisme par l’ignorance de langue de deux potaches qui séchaient les cours. Et tout l’engrenage de la moraline, de la bien-pensance abêtie de grégarisme médiatique, rejette ce mouton noir du consensus politiquement correct. Cela au pays des libertés américaines, évidemment.

C’est le Jim de Conrad, féru d’aventures et d’héroïsme dans ses rêves mais toujours en décalage d’un bon choix dans la réalité vécue. Il n’est jamais à la hauteur de la mission qu’il se donne et, au lieu de se contenter de vivre sa vie, il veut la créer, toujours en retard parce qu’il ne peut rien prévoir de l’inattendu.

C’est le narrateur sans nom des ‘Carnets du sous-sol’ de Dostoïevski, qui croit que l’intérêt et la volonté ne font qu’un, ne réussissant dans l’existence qu’à se rendre invivable. Egoïste, aigri, cherchant à se faire reconnaître, il se rend inexistant.

C’est l’Austin de Sloper qui croit être avisé et aimant en montrant à sa fille combien son soupirant est un coureur de dot, faible et inintéressant. Au risque d’inhiber un destin qui aurait pu être heureux, sait-on jamais ?

C’est la Babette de Blixen, servante française communarde exilée en Suède luthérienne, qui monte un banquet énorme avec ses gains de loterie pour affirmer que l’art est plus fort que l’ascétisme croyant. Parce que l’on vit ici et maintenant et pas dans l’éternité ; avec tous nos sens et pas en purs esprits ; avec les autres hommes et pas avec ses seuls principes.

Ce sont tous ces « héros » trouvés dans la littérature qui font penser. Penser à l’esprit de sérieux, à la croyance en la Vérité absolue. Penser à la culpabilité du bon droit ou de la bonne conscience, à cette raison pure qui est comme un alcool sans eau : elle brûle immédiatement tout ce qu’elle touche en faisant disparaître aussitôt tout raisonnable. Finkielkraut dénonce à l’envi « les ravages provoqués par la prétention humaine à occuper la place que Dieu a laissé vacante » p.20 ou ceux qui se veulent « déchargés du fardeau de la liberté par l’instance qui s’assignait pour mandat la libération de tous les hommes » p.49. Il exalte plutôt la « révolte des modérés », ces humains trop humains et qui tiennent à le rester. Vous peut-être, moi en tout cas.

Il y a beaucoup à lire, à méditer, à citer, dans Un cœur intelligent. Il vaut bien mieux que les tonnes de littérature à l’estomac, aussi insipides qu’indigestes, qui peuplent à chaque rentrée les rayons. Voici un livre qu’on ne jette pas : on le transmet. Ce qui est peut-être le plus bel hommage.

Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, 2009, Stock/Flammarion, 282 pages, €20.30 e-book Kindle €6.49

Egalement sur ce blog : Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait

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