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Colette et Willy, Claudine en ménage

Ça y est : 18 ans et mariée, Claudine connaît le sexe et emménage. Elle passe rapidement sur ses mois de noce et de voyages avec son mari-papa, sa défloration et son contentement, le plaisir des caresses et de se lover avec tendresse contre le grand corps accueillant.

Elle ne résiste pas à l’idée de passer par son village, le Montigny aux 1600 habitants, pour revoir sa maison mais surtout son école. La période est aux vacances mais Mademoiselle Sergent est bien là si Aimée est partie dans sa famille. Des écolières en pension sont là aussi, qui s’ennuient. Une certaine Hélène, 15 ans, donne du goût à Claudine ; c’est un fruit frais qu’elle s’empresse de cueillir, un baiser sur la bouche, en souvenir d’Aimée et surtout de Luce, la petite qu’elle regrette presque de n’avoir pas plus câlinée à 14 ans.

C’est que son penchant pour ses semblables, encore minime, avec des brusqueries de garçon manqué dans sa prime adolescence, mûrit avec l’amour adulte qu’elle découvre. En compagnie de Renaud son mari, elle a reconnu le pouvoir de son corps et commence à en jouer. Elle est fine et svelte, musclée et décidée, elle plaît. Aux hommes comme aux femmes et aux très jeunes filles. Renaud l’a non seulement déniaisée mais aussi en un sens pervertie en la rendant sensible à une sensualité partagée. Dans les salons on la drague, mais elle éconduit les hommes et sa réputation est faite : « elle est pour les femmes » ; mais elle éconduit aussi les femmes, jusqu’à ce que Rézi paraisse dans son salon. Elle commence alors à succomber. Non sans réticences, soupçons et rétractations – elle n’est pas amoureuse – mais par étapes.

Rézi est l’abréviation de Thérèse en Europe centrale ; c’est une belle femme toute en courbe qui ondoie comme Mélusine, la fée succube des eaux à queue ophidienne, mais rappelle aussi le serpent diabolique de la Genèse. Claudine/Colette va croquer le fruit défendu. Ce qui arrive à Claudine est autobiographique, sa relation de quelques mois à peine voilée dans le roman avec Georgie Raoul-Duval, une Américaine. Sa passion est toute sensuelle et elle y succombe, sous les yeux flattés et voyeurs de son mari qui prend plaisir à la voir se gouiner. Il aide même les deux jeunes femmes à trouver une petite « fillonnière » (Colette transpose la garçonnière au féminin) où se retrouver sans la présence insistante et jalouse du mari de Rézi, Anglais carré au teint de brique, colonel retour des Indes.

Car autant l’homosexualité masculine répugne à l’époque fin de siècle, bourgeoisement et catholiquement prude en ces choses, autant l’homosexualité masculine excite le mâle et l’incite à l’indulgence. « Non, ce n’est pas la même chose ! » s’exclame Renaud devant Claudine. Le fils, Marcel, à 20 ans reste inverti, « fine tête maquillée » ; il volette entre des désirs constants dérobés à la porte du lycée Janson où les 15-17 ans au teint désormais plus frais que le sien abondent et se complaisent à se laisser séduire par de « la littérature néo-grecque ». Mais Claudine, « Vous pouvez tout faire, vous autres ». Elle s’étonne de la différence qu’il fait des amourettes de son fils et de celles qu’elle-même faisait avec Luce et Aimée. « C’est charment, et c’est sans importance… (…) C’est entre vous, petites bêtes jolies, une… comment dire ? …une consolation de nous, une diversion qui vous repose (…) la recherche logique d’un partenaire plus parfait, d’une beauté plus pareille à la vôtre, où se mirent et se reconnaissent votre sensibilité et vos défaillances… » p.453 Pléiade. Mais ne serait-ce pas de même pour les hommes faits avec les garçons pubères ? Renaud/Willy pervertit la chose en domination mâle naturelle à l’époque. Il déclare à Claudine/Colette « qu’à certaines femmes il faut la femme pour leur conserver le goût de l’homme. » Rien de moins. Ce ne serait pas pareil pour les garçons.

Marcel n’est pas amoureux, il désire ; un corps chasse l’autre, il oublie, parfait don Juan sans conséquences, égoïste et narcissique. Il est « en lune de miel avec [s]on petit home », d’où Willy auteur ne peut s’empêcher de tirer une blague : « – Vous avez un nouveau petit… ? – Oui, avec une seule m » p.494. Un petit studio où il invite ses conquêtes et qu’il prête à Claudine pour s’y ébattre avec Rezi si elle veut. Elle veut. Leur sensualité se repaît de se frotter nues un moment. Et Marcel vient sonner, juste par libertinage un brin voyeur, digne fils de son père… Il n’y a donc aucun endroit où l’on ne peut se retrouver entre femmes, sans mari jaloux ou complaisant, et sans beau-fils gêneur ?

Mais ces amours éclatés ne convainquent pourtant pas Claudine, ni l’un, ni l’autre. Ils sont un jeu, un plaisir, mais pas un accomplissement. « Ah ! Comme je suis loin d’être heureuse ! Et comment alléger l’angoisse qui m’oppresse ? Renaud, Rézi, tous deux me sont nécessaires, et je ne songe pas à choisir. Mais que je voudrais les séparer, ou mieux, qu’ils fussent étrangers l’un à l’autre ! » p.493 Pléiade. C’est le problème d’avoir un mari de 25 ans plus vieux que vous ou d’être une amante d’une génération plus jeune : l’accord se fait mal. Le vieux joue avec le plaisir, la jeune fantasme le grand amour fusionnel. Renaud va baiser Rézi dans la fillonnière et Claudine, réputée en convalescence, va quand sortir malgré l’interdiction médicale car c’est le printemps à Paris, et les découvrir en passant.

Outrée des deux trahisons, elle part. Elle suit son père qui est reparti étudier ses limaces dans la maison des champs de Montigny. Elle y retrouve sa chatte Fanchette, encore grosse et ravie d’avoir des petits. Claudine n’y a même pas songé pour elle-même. La nature enseigne que l’amour est avant tout la reproduction. La campagne restée naturelle va-t-elle redresser sa vie pervertie par les fantasmes artificiels de la ville ?

Colette et Willy, Claudine en ménage, 1902, Folio 1973, 242 pages, €7,50 e-book Kindle16,99

Colette et Willy, Claudine à l’école, Claudine à Paris, Claudine en ménage, Claudine s’en va, Albin Michel 2019, 598 pages, €24,90

Colette, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1984, 1686 pages, €71,50

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Le Clézio Ritournelle de la faim

L’année de son Nobel, Le Clézio publie un roman bien dans le ton d’époque. Sa popularité tient à ce qu’il reprend les modes sentimentales pour les traduire en littérature. Dans les années 60, il évoquait l’absurde et la schizophrénie (Le Procès-verbal, 1963) ; dans les années 70 la sensualité et le soleil (Mondo et autres histoires, 1978) ; dans les années 80 l’exotisme de l’ailleurs (Le Chercheur d’or, 1985) ; dans les années 90 les rêves oubliés (Diego et Frida, 1993 ; Gens des nuages, 1997). Dans les années 2000 il revient sur le passé, sur sa famille. ‘L’Africain (2004) évoque son père, docteur de brousse. ‘Ritournelle de la faim’ redonne vie à sa mère et sa jeunesse parisienne. L’écrivain a suivi son temps et en a épousé les lubies. L’aujourd’hui vieillit, s’accroche à son « patrimoine » et valorise son « identité ». Foin de l’ailleurs et du jeune : retour sur soi et ses petits secrets.

Mais il s’agit d’un roman, pas d’une biographie. La littérature transpose un destin dans une époque pour en faire ressortir la petite musique. Cette musique du XXe siècle, ce fut la faim. Celle provoquée par la crise de 1929 puis par la guerre de 1940, qui a poussé nombre de gens à manger des épluchures, des racines, des fruits talés, des rognures, des légumes laissés sur le marché. Non sans une certaine dose de démagogie, l’auteur se souvient avoir été lui-même affamé… mais il n’avait que cinq ans en 1945. L’enfance est toute sensation et désirs, et sa faim lui est consubstantielle, même dans l’opulence. Rendons plutôt justice à l’auteur de son empathie et de sa capacité à puiser en lui-même ce que ressentent et ce qui pousse ses personnages.

Car la faim est de façon plus vaste une soif de vivre : dans l’amour, dans le faste, dans le rêve. Le concret s’efface bien souvent sous le poids des chimères.

Dans les allées de l’Exposition coloniale, Ethel à dix ans épouse la volonté de son grand-oncle Soliman. Il a l’utopie de racheter le pavillon de l’Inde pour le mettre sur un terrain dans Paris. Rêve qui se heurtera aux récriminations du petit propriétaire voisin, à l’âge inexorable qui terrasse l’oncle, à la captation d’héritage du père flambeur, aux goûts très moyens des architectes d’immeubles, à la crise économique et au blocage des loyers qui obligent à vendre…

L’amour est-il une faim plus facile à apaiser parce que très personnelle ? Pas sûr. Ethel découvre l’amitié particulière avec Xenia Chavirov, Russe émigrée d’une famille de comtes ruinés et chassés par la Révolution. Fantasque, fêtarde, impulsive, Xenia est celle à qui l’on confie son épaule tendrement. Mais les amours lesbiens sont mal vus de cette France aigrie à l’esprit étroit et ils s’évanouissent avec l’adolescence. C’est alors un jeune homme roux, anglais, qui vient combler cette moitié de soi perdue. Mais il s’agit d’amour des sens, puis d’amour de raison ; la passion y est fort tiède. Matière et société, là encore, sont plus fortes que les songes.

Le père d’Ethel est originaire de cette île Maurice, définie par Soliman d’une formule lapidaire : « petit pays, petites gens ». Transposée à Paris, cette société îlienne est perdue par les paillettes d’une ville laborieuse, égoïste et près de ses sous. Dans les salons de la rue du Cotentin, des margoulins font miroiter des placements mirobolants, des idéologues encensent Monsieur Hitler et voient dans l’antisémitisme montant le remède à leur perte de supériorité. Tous seront balayés par l’armée allemande lorsqu’elle envahira Paris, puis par les Résistants lorsqu’ils libèreront le pays. La triche avec le rêve ne paie jamais. Le Clézio note à la Flaubert ces fragments d’« idées reçues » entendues dans les salons d’époque : « l’or s’en va quand Blum arrive… Hitler l’a dit lui-même, le peuple est avec moi parce qu’il sait que je m’occupe bien de ses besoins, que c’est son âme qui m’intéresse… » Au fond, les parents d’Ethel (les grands-parents de l’auteur) apparaissent comme immatures. La longue lignée d’héritages de cette noblesse mauricienne est ruinée dans un Paris tourbillonnant.

Le Clézio n’aime pas Paris, il reste « entre culpabilité et méfiance ». La visite à l’Exposition, la mort de l’oncle, les marches avec Xénia, la visite au notaire, c’est toujours de la pluie à Paris. « La rue très grise, du gris de Paris quand il pleut, un gris qui envahit tout et entre au fond de vous jusqu’à en pleurer » (p.28). Le soleil est pâle comme un cachet d’aspirine. Le Clézio, solaire, préfère le soleil niçois et celui de l’ailleurs.

Car c’est à Nice où la fuite famille ruinée se réfugie sous l’Occupation allemande. Une ville où l’on a faim, une ville sous couvre-feu, mais où il y a ce rêve d’infini dû au soleil et à la mer. Dans le roman, Ethel finit par épouser Laurent après guerre, alors que l’auteur est né en 1940. S’invente-t-il une grand-mère juive par empathie ? Il dote Laurent Feld – son père romancé – d’une mère raflée au Vel’ d’Hiv’ et perdue à Drancy. Ce pourquoi il déambule sur les lieux aujourd’hui, et découvre un square parisien, la « Plate-Forme », où des gamins arabes jouent au pied des tours… Le seul souvenir des années noires est le musée photographique qui jouxte la synagogue. « C’est vertigineux, nauséeux » (p.203).

Mais à quoi bon ressasser sans cesses ces souvenirs ? N’est-ce pas l’avenir qui compte plus que le passé ? Seuls les vieux vivent dans l’hier. Leur décrépitude fait qu’ils s’économisent : ils n’ont plus « faim ». La vie est plutôt attente, désir d’avenir, de famille et d’enfant, de bâtir une maison à soi, d’entreprendre et de créer une œuvre. Le drame juif du Vel d’Hiv’ n’est-il pas né de ce vide français d’entre deux guerres ? Le déclassement dû à la crise économique, la poussée du Front populaire dans la lignée de la révolution russe, l’affirmation de la force brute en Italie et en Allemagne, l’indigence intellectuelle des écrivains, presque tous partisans d’Action française ou du Parti communiste, l’affairisme et l’égoïsme qui éloignent les amis et les amours… Ravel l’avait pressenti : « Le Boléro n’est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l’histoire d’une colère, d’une faim. Quand il s’achève dans la violence, le silence qui s’ensuit est terrible pour les survivants étourdis » (p.205).

En épigraphe de son livre, Jean-Marie Gustave Le Clézio évoque Rimbaud, « Fêtes de la faim » et sa ritournelle : « Si j’ai du goût, ce n’est guères/Que pour la terre et les pierres (…) Mes faims, tournez. » Tous les mensonges d’une époque ne peuvent rassasier la faim qui est au fond de soi. Celle que Nietzsche appelle la volonté de puissance et qui est la vie, la poussée de vie qui, telle le lotus, s’extrait de la boue pour émerger à la lumière. A chacun de faire son trou.

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Ritournelle de la faim, 2008, Folio 2010, 206 pages, 5.41€

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