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Jean-Pierre Fontana, Shéol

Jean-Pierre Fontana, toujours vivant et 82 ans, est tombé dans la science-fiction étant jeune homme et ne l’a jamais quittée. Auteur de nouvelles, éditeur de revues, créateur de festivals et du Grand Prix de la Science-Fiction Française devenu Grand prix de l’imaginaire, il crée, promeut et célèbre la science-fiction. Shéol est son premier roman publié sous son vrai nom.

Nous sommes dans quelques vagues milliers d’années et la terre est épuisée : trop d’humains, trop de prédations, trop de déchets radioactifs et autres. On ne sait plus si c’est la lente dégradation du climat due aux activités humaines proliférantes ou des guerres nucléaires qui ont abouti au présent. Toujours est-il que survivent à peine quelques milliers d’humains dans ce shéol – le séjour des morts hébreu. Répartis en deux ensembles : le premier nomade, vivant en chasseurs-cueilleurs, le second urbain, vivant en une unique cité-bulle, la dernière sphère de technologie à atmosphère contrôlée qui se déplace pour pomper ce dont elle a besoin dans le sol.

Dans la cité, deux classes sociales : le sous-sol réservé aux techniciens qui font marcher la machine, les usineurs ; les étages supérieurs à la classe oisive au pouvoir, jouissant tout le jour de divers plaisirs, dont la gourmandise, le sexe et le jeu à gogo. Il y a longtemps que la recherche est abandonnée, tous vivent sur l’acquis et l’automatisme des machines, sachant à peine les réparer. Le sexe est réduit au seul plaisir, si possible onaniste ou homosexuel, car la démographie doit être sévèrement contrôlée. Une seule fois l’an, l’Acte obligé fait se rencontrer, dans la répugnance mutuelle, une bite et un con pour engendrer un petit. On se demande si l’insémination artificielle a jamais été inventée : pourtant, dès le XXe siècle…

Mais l’énergie se fait rare et les plaisirs en consomment de plus en plus. Dès lors dilemme : contraindre à l’austérité au point de provoquer une révolte des élites, ou convertir l’humanité à vivre hors de la seule ville subsistante, qui ne peut plus assurer ?

Le Gouverneur ne veut pas choisir car il n’est pas dictateur et dépend des autres. Frère Théosophe tente bien de les convertir, mais allez prêcher l’abstinence à qui se gave et jouit dans le bonheur le plus parfait ? Reste un complot : saboter les machines pour restreindre volontairement l’énergie et faire prendre conscience du danger à tous.

Mais les conséquences sont incalculables et ce qui est prévu ne se produit évidemment pas. Une fois le doigt mis dans l’engrenage, le bras y passe tout entier. L’interruption du chauffage des serres provoque le refroidissement des habitations, dont les hôtes se révoltent violemment. Ce qui crée une faille dans la cité pour ceux qui veulent l’envahir : les nomades qui dépendent de sa technologie médicale pour assurer les naissances (croient-ils). Ils ont dompté les omuts, fourmis mutantes télépathes grandes comme des hommes, dont les mandibules redoutables taillent un chemin sous la ville et pénètrent dans ses intérieurs. Dès lors, tout est foutu : l’entité reine qui contrôle à nouveau les omuts par la pensée dès que les nomades les ont largués, veut faire de la ville sa termitière. Il faut fuir, se convertir à la vie nomade, à l’austérité forcée après une rapide « conversion » génétique via les machines déjà programmées.

Ce roman fait intervenir Art, personnage reconstitué, mémoire qu’on remplit de ce que l’on veut, Yaol, jeune étudiant conscient des dangers pour la cité, et Livine, fille du gouverneur qui s’aperçoit qu’elle adore baiser, à condition que ce soit avec de « vrais hommes ». Ecrit en 1974, tout juste après mai 68, on sent bien que l’auteur répugne au sexe plaisir entre gays ou lesbiennes. Il milite pour l’hétéro et s’ingénie par des acrobaties à justifier ce qui non seulement n’est plus à la mode, mais en plus devenu tabou dans son univers, interdit 364 jours par an.

Mais l’intérêt de ce fossile de la SF est qu’il pointe, dès sa parution en 1976 dans la collection Présence du futur chez Denoël, le mantra des écolos d’aujourd’hui : la vanité des énergies et des ressources inépuisables, le gaspillage des urbains et le retour inéluctable au pré-néolithique, à ce soi-disant Âge d’or des chasseurs-cueilleurs qui ne prenaient sur la nature que ce qu’elle pouvait produire (comme s’ils ne façonnaient pas déjà le paysage ! L’avenir de l’humanité est de bien s’adapter à son environnement, même si cela fait régresser aux primitifs. Il fallait oser imaginer l’inimaginable.

Mais croire aussi que le plaisir était avant tout le reste la cause, qu’il allait éradiquer tout effort de recherche et de curiosité. Comme si l’hédonisme soixantuitard avait déclenché une révolution anthropologique durable aboutissant au suicide de la raison au profit de la pulsion. C’était peut-être vrai sur l’instant des ados excités d’hormones, mais une fois adultes, ils ont changé d’avis : ils se repentent aujourd’hui d’avoir baisé à couilles rabattues et d’avoir « violé » les jeunes femelles alors consentantes mais qui le nient, une fois la ménopause venue.

« La ville est un piège dont l’homme doit se soustraire » (chap.19). Cet état d’esprit anti-technologie et régressif est dans notre présent, chez les écolos gauchistes qui rêvent du grand soir sous les étoiles où tout le monde sera pareil (réduit à ses seules forces, sous la loi du plus fort), comme des conservateurs ultras qui croient à la « décadence » – comme si l’être humain ne « décadait » pas (selon les mots d’un Romain dans Astérix) depuis les origines de la race ?  

Jean-Pierre Fontana, Shéol, 1974, EONS productions 2006, 257 pages, €8.92

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Jared Diamond, Le monde jusqu’à hier

Diamond est biologiste de l’évolution de formation, géographe d’enseignement, ornithologue de pratique et anthropologue depuis sa retraite des universités américaines. Il écrit des livres, de gros pavés fournis de réflexions et étayés de références qui pensent le monde humain à l’américaine, c’est-à-dire pragmatique, en partant du terrain. Nous sommes loin des théories à la françaises qui veulent, à chaque auteur, réécrire une bible et refaire le monde comme il devrait être, « économique, social et environnemental » selon la dernière religion à la mode. Chez Diamond, il s’agit de constater, de comparer, d’évaluer ce qui est et non ce qui devrait.

En onze chapitres, chacun pourra trouver son intérêt humain pour réfléchir sur la paix et la guerre, les jeunes et les vieux, le danger et la réponse, la religion, la langue et la santé. D’un abord plutôt rébarbatif au départ par le nombre de pages et le style un peu fastidieux du Prologue, le livre se lit ensuite aisément tant l’auteur est bavard, écrivant prof comme il parle à l’oral, les anecdotes s’insérant parmi les observations d’études. Vous pouvez lire ce livre du début à la fin comme j’aime le faire, ou choisir un chapitre qui vous tient à cœur et le lire particulièrement – vous trouverez toujours votre provende.

Pour lui, qui a vécu « 7% » d’une cinquantaine d’années de vie professionnelle au contact des sociétés de chasseurs-cueilleurs néo-guinéens pour étudier les oiseaux, les écarts à la société moderne sont nombreux. Mais non, « ce n’était pas mieux avant », prouve-t-il ; et non, « la vie écologique n’est pas la plus sûre ni la plus confortable humainement », montre-t-il. Il y a du bon et du mauvais – comme toujours dans tout – contrairement à ce que « croient » les ayatollahs des yakas qui veulent « penser le monde d’après » avec les lunettes myopes de leur quartier huppé autour de la Sorbonne ou leur garni hédoniste près de Vincennes.

Sa réflexion est née d’une rencontre à l’aéroport de Los Angeles, alors qu’il s’envolait pour la Nouvelle-Guinée une fois de plus. Il a vu un jeune pilote papou accompagner son vieux père papou tradi et a songé que le grand-père n’avait jamais connu de Blancs ni le monde extérieur avant une exploration de 1931. Dès lors, les sociétés de Nouvelle-Guinée sont un conservatoire aujourd’hui d’expériences et de modes de vie telles qu’elles ont régné durant plus de 100 000 ans, alors que l’humain, Sapiens ou Neandertal vivait en chasseur-cueilleur. Ce n’est que vers 11 000 ans avant le présent qu’est apparue l’agriculture, donc la stabilité sur les terres, la cohabitation avec les animaux d’élevage, donc certaines maladies induites dont les zoonoses et les épidémies, l’intolérance au lactose, l’obésité due aux sucres, l’excès de viande ou, au contraire, les famines dues à de mauvaises récoltes en démographie trop abondante et les guerres de territoire. Et seulement 5400 ans pour les premiers Etats qui ont pacifié les relations entre familles, clans et tribus par le monopole de la violence légitime et la redistribution des surplus alimentaires.

« Il ne faudrait pas idéaliser la vie traditionnelle ; le monde moderne offre d’immenses avantages. Il n’est pas vrai que les citoyens des sociétés occidentales fuient en grand nombre les outils en acier, l’hygiène, le confort matériel et la paix imposée par l’Etat, et tentent de retourner à une vie idyllique de chasse et de cueillette », dit carrément l’auteur p.688, au terme d’une analyse documentée de ce qu’il affirme. « En fait, le sens dominant du changement montre que les chasseurs-cueilleurs et les petits fermiers qui connaissent leur mode de vie traditionnel, mais sont également témoins d’un style de vie occidentalisé, cherchent à appartenir au monde moderne ». La sécurité, la nourriture, la santé, l’enseignement, une vie plus longue et « la fréquence bien moins grande de connaître de son vivant la mort de ses enfants » sont inappréciables. Les éleveurs de chèvres qui sont allés vivre à moitié nus au Larzac dans les années 1970 en sont bien revenus ; ne sont restés que ceux qui se sont intégrés comme paysans syndiqués aptes à négocier avec le monde moderne. Et le commerce, contrairement à ce que croient les théoriciens gauchistes, est avant tout relations « politiques et sociales » p.106, pour éviter la guerre, pas pure et simple « domination » ou « exploitation » comme le voudrait la vulgate.

Cela ne signifie pas que la vie traditionnelle n’ait pas ses bons côtés. Pas de solitude chez les chasseurs-cueilleurs mais des liens sociaux très forts durant toute la vie (sauf à l’extrême vieillesse – autour de 50 à 60 ans – lorsque vous devenez inutiles et une charge en cas de disette ou de nomadisme : là on vous tue ou on vous laisse mourir selon la tradition). Les enfants sont plus débrouillards, plus sociaux et plus créatifs en société traditionnelle, contrairement à nos petits princes égoïstes conservés en tour d’ivoire devant des jeux vidéo, à qui l’on apprend qu’il faut avant tout « gagner » et « être le meilleur » au détriment des autres, quitte à leur marcher dessus, les laissant ignares vis-à-vis du sexe (un tabou dans les religions du Livre !) contrairement à la promiscuité d’expériences des sociétés traditionnelles. Les « caractéristiques de l’enfance chez les chasseurs-cueilleurs, mettent beaucoup d’entre nous mal à l’aise, comme la permissivité des jeux sexuels, avoue l’auteur, quoiqu’il puisse être difficile de démontrer qu’elles sont réellement nocives aux enfants » p.325.

« Ce que nous apprend le monde d’hier c’est, entre autres choses, d’être conscients de certains bienfaits de nos société contemporaines, si dénigrées par ailleurs », conclut l’auteur à la 688ème page. La guerre chronique, les infanticides et l’abandon des personnes âgées entre autres. En revanche, nous pouvons prendre exemple sur leur régime alimentaire, pauvre en sel et en sucre et plus riches en fruits, légumes et fibres variées. De même certaines pratiques pour l’éducation des enfants sont à retenir comme le sevrage tardif pour la sécurité affective, transporter les bébés sur le ventre pour qu’ils voient le monde comme l’adulte, l’alloparentalité (les contacts fréquents des enfants depuis tout petit avec d’autres adultes bienveillants que les seuls parents), l’encouragement au bricolage et à l’exploration (sous surveillance), le bilinguisme qui enrichit la réflexion (et retarderait de la maladie d’Alzheimer), les groupes d’âges différents pour une éducation par l’exemple des immédiatement plus grands et le souci de protection des plus petits par les plus grands. Ou encore « la paranoïa constructive » qui est la traduction savante de la simple prudence qui consiste – non pas à avoir peur de tout – mais de considérer les expériences comme des avertissements pour éviter les erreurs. Ce ne sont que les principaux exemples, qui sont plus nombreux encore, dont le rôle des religions, et qui donnent à penser utilement le monde « d’après », loin des grandes théories hors sol du banal intello.

Jared Diamond, Le monde jusqu’à hier – Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles (The World Until Yesterday), 2012, Folio essais 2014, 767 pages, €10.90 e-book Kindle €9.99

Déjà chroniqué en 2014 : Effondrement de Jared Diamond sur ce blog

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