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Bernard Clavel, Les fruits de l’hiver

Dernier roman autobiographique sur « Julien », qu’on a connu apprenti pâtissier à 14 ans dans La maison des autres. Cette fois, nous sommes sous l’Occupation. Les parents de Julien, à la retraite, vivent dans leur petite maison de leur petit village du Jura, cultivant leur petit jardin, avec leurs petits soucis. Tout est étroit et racorni chez eux.

Il fait froid, les saisons sont marquées, pas comme maintenant. Le bois est le principal de leur préoccupation : il en faut pour le chauffage, la nourriture. Les commerçants en livrent peu, les Allemands en raflent la majeure partie. Il faut donc aller fagoter dans la forêt, malgré les vipères, ramener le tout avec la charrette à bras, alors que le vieux a déjà 71 ans et la mère plus de 55 ans. C’est dur, ils sont usés par le travail d’une vie.

Après le bois, le travail est le second maître mot. Boulanger par tous les temps, le père a beaucoup sollicité son corps, portant des sacs de farine de 20 kg, se levant à pas d’heure, allant livrer le pain par tous les temps. Il a vendu son fonds mais garde la boutique de boulangerie, ce qui lui fait un petit loyer – sa seule retraite, avec les enfants. La mère ne travaille pas, hors les tâches ménagères et un peu le jardin. Les temps sont durs avec les restrictions.

Ni eau courante, ni électricité, pas plus de poêle au charbon, les vieux vivent comme au Moyen Âge. C’était la France de 1940. Ils s’éteignent doucement, restreints à leur petit univers. Ils ne voient que de loin ce qui se passe autour d’eux, l’Occupation, la Résistance, la guerre, le bouleversement des mœurs. Pas de radio, puisque pas d’électricité ; des journaux en retard, quelques conversations de voisins. Mais surtout, un désintérêt pour tout ce qui n’est pas proche d’eux, de leurs soucis physiques – et ces deux fils qui ne s’entendent pas et ont pris des voies opposées.

Paul, fils aîné d’un premier lit, est commerçant. Pour cela, il doit être bien avec tout le monde, Occupants compris. Il est plutôt pour Pétain et soutient la Milice, qui fait régner l’ordre. Pas de commerce sans ordre. Julien, fils du second mariage du père avec la mère, est le chouchou de cette dernière. Placé apprenti dès 14 ans, il s’est émancipé du travail de pâtissier qu’il ne considère plus comme un vrai « métier », au grand dam du père. Lui veut peindre, vendre ses toiles, à la limite faire le décorateur. Ce pourquoi, après sa désertion d’une armée française en déroute, il s’est établi clandestin à Lyon, où il a rencontré Françoise, fille de communiste et active dans la Résistance. Il est recherché, et Paul conseille à son père, s’il le voit, de se rendre. Il sera jugé par le gouvernement de Vichy, mais pas fusillé. La hantise de la mère est que Paul le dénonce, mais ce n’est pas l’intention du fils aîné, Julien est quand même son demi-frère.

Ainsi vont les années, entre usure des corps et préoccupation pour les fils. La mère, sortie un matin dans la bise pour rattacher les sacs sur les cardons, est prise de pneumonie ; elle meurt rapidement. Le père, qui croyait partir le premier, se retrouve seul. Les fils ont leurs idées, qui ne sont pas les siennes. Au partage des biens, Paul rafle l’immobilier et dédommage Julien en argent. Il veut construire des garages pour ses camions sur le jardin du père, plutôt que de continuer à payer un loyer. Il n’y a pas de petits bénéfices lorsqu’on est commerçant. Il a été arrêté à la Libération mais, relations des deux côtés ou intervention de la résistante Françoise, il est mis hors de cause.

Le père est amer ; tout son univers s’effiloche. Il aurait voulu mourir paisiblement dans sa maison, entouré de son jardin, avec le hangar à bricolage au fond, mais tout est bouleversé. Paul voudrait le prendre chez lui, mais il refuse l’appartement sans lumière et la gêne de dépendre. Il se laisse aller. Une grippe l’emportera, non sans qu’il ait connu quand même son petit-fils, l’enfant de Julien et Françoise, un solide bébé blond comme son père, prénommé Charles.

C’était la France d’avant, celle qui n’était pas mieux, au contraire. Une vie de labeur au ras de terre, sans retraite ni confort, la hantise du lendemain, et les soins toujours loin et chers. Bernard Clavel fait ressentir toute la misère des travailleurs méritants, au soir de leur existence, dans un pays peu soucieux des vieux et dans une époque plus dure encore que les autres. Le père, comme la mère, ne savent pas vivre au présent. Il faut soit qu’ils radotent la nostalgie de leur enfance, de leur jeunesse, quand ils étaient vigoureux et optimistes – soit qu’ils anticipent toujours l’avenir en pire, sans aller pas à pas et voir ce qui survient. Ce n’est pas de la sagesse, mais du tourment. Ce pourquoi ils se recroquevillent sur eux-mêmes et se désintéressent de tout le reste. Revient-on à cette existence « écologique », centrée sur soi-même et son petit environnement ?

Prix Goncourt 1968
Bernard Clavel, Les fruits de l’hiver – La grande patience 4, 1968, J’ai lu 1979, 448 pages, occasion €2,17

Bernard Clavel, Œuvres tome 2, La grande patience, Omnibus 2003, 1201 pages, €21,85
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Alexander Neill, Libres enfants de Summerhill

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L’avenir n’est écrit nulle part… sauf parfois dans le passé. Notre société est déréglée sur l’éducation, écartelée entre paranoïa sécuritaire et hédonisme égoïste, internat sévère et laisser-aller collégien.

La paranoïa vise à « assurer » le succès à tout prix, fût-ce par la solitude affective et la chiourme de la mise en pension. Les parents croient aux méthodes, aux programmes et à la discipline, comme si c’était à cela que se résumait toute éducation ; pire, ils exigent du résultat et ne veulent surtout pas assumer l’échec, même si cet échec est souvent le leur… Alors les électeurs mandatent les politiques qui refilent le bébé aux fonctionnaires qui réglementent, plus royalistes que le roi, bridant toute initiative. Et « l’éducation » conduit trop souvent à sortir de l’école sans savoir lire ni compter utilement, ou à mal parler anglais après 7 ans d’études assidues, à placer Brest à la place de Toulon sur une carte de France (vu à l’ENA !), et à ce bac qui ne vaut rien, « aboutissement d’un système périmé et laxiste » selon Jean-Robert Pitte, Président de Paris-Sorbonne (L’Express 30 août 2007).

Le laisser-aller égoïste est un abandon d’enfant, on le laisse à lui-même sans l’écouter, sans chercher à le comprendre, en quête désespérée d’identité qu’il va prendre sur le net ou parmi ses pairs en se donnant « un style » (être ou n’être pas « emoboy », quelle question !).

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Et pourtant, tout n’avait-il pas été dit dans ce livre exigeant et généreux sur l’éducation, Libres enfants de Summerhill, écrit par Alexander Sutherland Neill… en 1960 ? Certes, la société coincée, puritaine, hypocrite et hiérarchique des années 50 n’est plus la nôtre – encore qu’on y revienne. 1968 a fait exploser tout cela et l’on a été trop loin, mais peut-être était-ce nécessaire ? « Il faut épuiser le désir avant de pouvoir le dépasser », écrit Neill. Refouler par la contrainte ne supprime pas le désir ; en parler, l’explorer, le circonscrire : si.

Pour former des enfants responsables, il est nécessaire de leur apprendre à ne pas s’identifier avec l’image de victime que la société est si prompte à ériger en icône vertueuse. Éduquer, signifie faire prendre conscience des risques que comporte toute vie ; donner le désir d’apprendre et de faire.

Le risque le plus grave est intérieur, il réside dans la pulsion de mort de chacun. La sécurité effective repose avant tout sur la sécurité affective. Tout parent le sait pour les bébés : pourquoi feint-il de l’oublier pour les adolescents ? C’est dans le risque assumé que l’on devient réellement autonome, que l’on se découvre soi, que l’on devient alors capable de relations libres et volontaires avec son entourage – y compris ses parents et ses profs. Ce n’est que si l’on est responsable de soi que l’on devient aussi responsable de sa propre éducation. Donc à « travailler à l’école » en développant ce qu’on aime faire.

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Pour apprendre à se construire (et à se reconstruire après une épreuve), Neill fait entendre quelques principes simples :

1. Il faut aimer les enfants. C’est plus compliqué qu’on ne croît parfois, car il faut les aimer pour eux-mêmes et non pour ce qu’on voudrait qu’ils soient. Ils ne sont ni animaux de compagnie, ni souffre-douleur, ni miroirs narcissique. Laissez-les devenir ce qu’ils sont, sans les tordre de mauvais principes ni les culpabiliser de n’être pas des idéaux.

2. Il faut laisser être les enfants. Chacun se développe selon ses rythmes propres et rien ne sert de les brusquer. Les filles ne vont pas comme les garçons et deux frères ne suivent pas forcément les mêmes étapes au même âge (le Gamin a souffert de son aîné trop en avance lorsqu’il était petit). Neill déclare que « la paresse n’existe pas », qu’il n’existe que l’incapacité matérielle ou le désintérêt de l’enfant ou de l’adolescent. Un être immature ne peut agir « comme un adulte » : il n’en est pas un. Chaque étape de la maturation doit se faire, en son temps.

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3. Les enfants se développent tout seul – dans un milieu propice. Mais la liberté n’est pas l’anarchie, les pouvoirs de l’enfant doivent s’arrêter à ce qui menace sa sécurité (dont il est inconscient), et à la liberté des autres (y compris celle des adultes). Chacun doit être traité avec dignité et, si l’adulte défend à l’enfant de planter des clous dans les meubles du salon, il doit aussi respecter l’aire de jeu de l’enfant et l’intimité de sa chambre. Faire participer et débattre est la clé de l’école de Summerhill.

4. Pour parler aux enfants, il faut les écouter. On peut les réprimander pour une faute immédiate, mais ce qu’il faut éviter est, pour toute vétille, de faire intervenir les essences : le Bien et le Mal, la mauvaise hérédité ou l’enfer ultérieur, la Matrone irascible ou le Père fouettard. Et toujours se demander pourquoi un enfant est au présent agressif ou malheureux.

5. L’enfant est attentif aux règles, confiez-lui des responsabilités de son âge. Avec mesure et contrôle, mais confiance. Cela confirmera sa dignité et l’aidera à former sa personne. Une étude de deux auteurs norvégiens parue dans ‘Science’ (316, 1717, 2007) montre que les aînés ont en moyenne un meilleur quotient d’intelligence que les autres. La principale cause de cette différence pourrait bien être le rôle de tuteur, de responsable, que joue le plus âgé sur les plus jeunes.

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6. L’éducation se fait avant tout par l’exemple – et surtout pas par « la morale » ! C’est vrai aussi en politique : les indignés sont rarement ceux qui agissent et les vrais réformateurs ne sont jamais les pères la Vertu. L’adulte doit être indulgent mais rester lui-même. La pression du groupe, dans la fratrie, à l’école, par les parents et les adultes côtoyés est plus importante que les matières enseignées. Les normes sociales se corrigent par le milieu – à l’inverse, un milieu peu propice imbibera l’enfant de comportements peu sociaux : on le constate dans les ghettos immigrés où les communautés vivent entre elles, ignorant les lois communes. D’où le choix des écoles et des lycées, bien plus important qu’on croit : mixer les niveaux et les classes sociales ne fonctionne que lorsque les écarts sont autour de la moyenne. Les surdoués s’ennuient dans les classes normales et les « nuls » n’accrocheront jamais ; les élèves curieux et avides d’apprendre se feront vite traiter de « bouffons » et corriger à coups de poings par les « racailles » qui font de leur virilité machiste en germe la seule vertu selon la religion.

Tout cela, le sait-on assez aujourd’hui ? L’avenir n’est écrit nulle part… sauf quelquefois dans le passé : il faut lire et relire Libres enfants de Summerhill, paru en 1960, pour avoir des enfants sains et heureux.

Alexander Neill, Libres enfants de Summerhill, 1960, La Découverte 2004, 463 pages, €13.80

Summerhill School Wikipedia
Summerhill School aujourd’hui
L’école et “les normes du ministère” en 1999
film Summerhill TV movie 2008 sur YouTube
film Les enfants de Summerhill 1997 sur YouTube
interview d’AS Neill sur YouTube

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