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Conan le barbare de John Milius

Après la défaite ignominieuse du Vietnam, l’Amérique avait besoin de compenser par des héros positifs, musclés, vrais combattants, et pas ces drogués ramassés pour servir des buts politiques incertains. Décalé dans un autre temps et dans un lieu indéterminé, Conan n’est qu’un enfant (Jorge Sanz) lorsqu’il voit massacrer sa famille, son père (William Smith) d’un coup de hache dans le dos, sa mère (Nadiuska) décapitée par Thulsa Doom (James Earl Jones), le chef reptilien de la horde, alors qu’elle tient son fils par la main. Réduit à la condition d’esclave, selon les normes des barbares que les Russes ont poursuivi avec les enfants ukrainiens, Conan se construira une cuirasse de muscles et un mental d’acier pour survivre d’abord, puis se venger ensuite.

Enfant, esclave, gladiateur, voleur, puis conquérant, le barbare va se civiliser par lui-même. Enchaîné à la roue de la douleur, une machine sans fin dans le désert, le gamin est rivé à la chaîne avec deux autres avant, en grandissant, de pousser sa barre tout seul puis, une fois adulte (Arnold Schwarzenegger), à pousser à la roue sans aucun autre forçat. C’est à ce moment qu’il relève la tête. Il est Conan le fort et non plus le petit garçon soumis par la force. Cela justifie la citation de Nietzsche qui ouvre le film : « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ».

Ses maîtres s’en aperçoivent, qui le vendent comme gladiateur contre d’autre brutes aussi musclées, mais moins dotées cérébralement. D’abord maladroit – il se laisse faire – il finit par riposter, et l’emporter, avant d’être formé militairement. Il est célèbre, rapporte beaucoup d’argent. Lorsque personne ne veut plus parier contre lui, il est libéré. Il erre alors seul, volant ce qu’il trouve pour subsister. Un seul but – pas très reluisant : la vengeance. Ce sera sa quête.

Comme son père le forgeron le lui a appris, Conan ne fait ainsi qu’un avec son épée, source d’énergie séminale. Cette alliance de l’âge du fer donne un esprit à la matière, ce qui aide l’homme à survivre : seul l’acier est fiable, il ne faut faire confiance à personne d’autre, dit le papa au gamin. Thulsa Doom qui a anéanti sa famille sous ses yeux a rendu Conan barbare. Il va combattre sa propre faiblesse pour la surmonter – avis au peuple américain à peine rescapé du bourbier vietnamien et que Reagan récemment élu veut galvaniser. Il faut dire que le réalisateur était absolument anti-hippie et militariste, il avait rêvé de finir général dans l’armée et collectionnait les armes. L’épée paternelle ayant été volée par Thulsa Doom sous ses yeux, Conan va devoir trouver la sienne afin de se forger une âme (comme on dit l’âme d’une épée).

Il la trouvera en se réfugiant dans un trou de rocher contre les loups – qui s’avère un tombeau de roi où le squelette tient une épée. Conan se l’approprie, puisque le défunt n’en a plus l’usage – d’ailleurs il s’écroule en poussière. Cette épée le libère en lui permettant de briser sa chaîne. Elle remplace la croix chrétienne pour assurer le symbolique, la vitalité humaine qui s’exprime ; l’épée s’oppose aux deux serpent qui se font face, enseigne de Thulsa Doom et de sa secte, rappel du diable de la Genèse qui a tenté Eve. Laquelle s’est laissé faire, volontiers « sous emprise », selon l’excuse universellement invoquée de nos jours pour tout ce qui concerne les femmes. Seule l’épée tranche par la volonté et la raison, et établit le vrai, au lieu de l’illusion fascinatrice des yeux de serpent qui ramène chacun de nous aux réflexes de croire de son cerveau reptilien. Le film va plus loins que la simple fantaisie héroïque:il donne un sens philosophique à la destinée humaine.

Dans son errance, Conan rencontre une sorcière (Cassandra Gava), avec qui il fait l’amour torride avant qu’elle ne s’échappe en fumée ; puis un voleur, Subotaï (Gerry López) avec qui il noue une alliance d’intérêt ; enfin Valeria (Sandahl Bergman), une aventurière qui convoite les joyaux contenus dans la tour de la secte. Celle-ci, aux dires du roi, fait régner la terreur sur le pays et a enlevé sa fille roi pour la livrer à son chef et grand-prêtre Thulsa Doom. Conan connaît Valeria bibliquement, et c’est meilleur qu’avec la sorcière parce que bien réel. Elle sera la femme de sa vie, bien qu’elle le paye de la sienne. Le trio s’infiltre dans la tour par une corde, Conan tue le gros serpent (en duralumin sous une peau en mousse de caoutchouc vulcanisée). Il allait dévorer une vierge sur ordre de Thulsa Doom qui la tient « sous emprise » de son regard magnétique, il vole le gros rubis de la taille d’une orange gardé par le reptile et l’offre à Valeria qui le porte désormais en sautoir.

Les deux autres veulent en rester là, mais Conan poursuit sa quête névrotique de vengeance. Se déguisant en prêtre après avoir assommé l’un d’eux qui lui faisait des propositions sexuelles au vu de sa musculature, il est démasqué par les sbires de Thulsa. Il l’a bien reconnu comme celui qui a massacré son village et décapité lui-même sa mère. Dans son temple, le reptilien ne le tue pas mais lui dit qu’il se trompe : ce n’est pas l’acier qui est la vérité de l’homme, mais la chair. Détenir du pouvoir sur la chair vaut mieux que sur l’acier – et, d’un geste, il fait signe à une vierge de sauter ; elle s’écrase à ses pieds, morte. Le diabolique fait crucifier Conan sur l’arbre du malheur, sec en plein désert, comme le Christ sur sa croix, « pour réfléchir » – ainsi le diable a-t-il tenté Jésus durant quarante jours au désert.

Mais Subotaï le retrouve, à moitié mort, et effectue la descente de croix, tandis que Valeria s’affaire comme sainte Irène a soigné Sébastien. L’enchanteur mongol (Mako) qui ne croit pas vraiment à ses passes mais s’en fait une armure contre les méchants, l’aide à lutter contre les esprits, en contrepartie de sa propre vie. Une fois Conan remis, ils pénètrent le palais souterrain de Thulsa Doom lors d’une orgie cannibale où tout le monde communie dans l’extase et la drogue pour sauver la fille du roi Osric qui les avaient mandatés. Durant sa fuite, Valeria succombe à une flèche faite d’un serpent raidi lancé par Thulsa Doom, qui l’empoisonne.

La jolie et conne princesse fausse vierge (Valérie Quennessen), qui reste croyante en son maître et « sous emprise », est attachée à un rocher comme Andromède pour attirer Doom et ses sbires. Moins parce qu’il « l’aime » (un reptile est trop froid pour ressentir une quelconque émotion) que parce que son ego souffre qu’on l’ait volé et que Conan s’en soit tiré au lieu de réfléchir et le rejoindre. Conan, Subotaï et le sorcier préparent une embuscade entre les rochers d’un ancien temple barbare. Les gardes de Doom sont tués dans une grosse bagarre habile comme on les aime, avec les lieutenants Rexor et Thorgrim qui avaient massacré le village cimmérien du petit Conan. Ils portent des armes invraisemblables, un gros marteau comme le Thor nordique, des haches monumentales comme on n’en a jamais fait pour combattre (celles retrouvées en fouilles sont des haches d’apparat). En bref du gros, de l’excessif, du yankee. Il faut toujours que tout soit énorme pour contenter le peuple habitué aux qualificatifs outrés du commercial. Même Swcharzeneggerapparaît comme un Hercule de style Bibendum Michelin plus que Farnèse. Valeria apparaît de l’au-delà en un flash comme une valkyrie pour sauver Conan d’un coup de Rexor. Et Conan, lors du duel, brise l’épée volée à son père. Ce n’est donc pas l’acier qui est l’âme, mais bien la chair qui le manie : la force et l’intelligence.

La princesse voit son emprise s’écrouler sous la dure réalité de l’indifférence de Doom, qui la laisse à son sort – et à son rocher où elle gît à moitié nue. Conan la délivre retourne avec elle au temple pour décapiter le reptilien Thulsa Doom devant toute sa secte, et la croyance en son pouvoir se dissout aussitôt. Il incendie le temple et repart avec la princesse qu’il redonne à son père. Sera-t-il roi ? « C’est une autre histoire », dit le film – et cela deviendra le mantra de la suite.

Le fantastique s’immisce avec la sorcière incongrue, le serpent géant dans le puits de la tour, la métamorphose de Thulsa Doom en reptile, qui pourrait suggérer qu’il est un ancien Atlante rescapé, la danse des esprits qui tentent d’enlever le corps agonisant de Conan blessé, et l’apparition comme un flash pour donner du courage de Valeria revenue d’entre les morts pour soutenir son Conan contre le barbare.

Reste que cette débauche de muscles ne rend pas de Schwarzenegger la perfection faite mâle. S’il peut séduire par son outrance les jeunes garçons qui rêvent d’avoir le dixième de sa musculature (et peut-être frémir aussi les filles une fois pubères qui rêvent de bras puissants), la barbarie se mesure plus à l’aune de l’esprit qu’à celle du corps.

DVD Conan le barbare (Conan the Barbarian), John Milius, 1982, avec Arnold Schwarzenegger, Cassandra Gava, James Earl Jones, Max von Sydow, Sandahl Bergman, ‎20th Century Studios 2002, anglais, français, 2h09, €4,12, Blu-ray €12,83

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Teotihuacan 2 : du sang et des sacrifices

Jacques Soustelle dans Les quatre soleils dresse la liste des sacrifices humains aztèques : « Non seulement ouvrait-on la poitrine des victimes pour leur arracher le cœur et le présenter au Soleil, mais encore faisait-on danser, en l’honneur des déesses terrestres, des femmes vêtues et ornées comme elles que l’on décapitait d’un geste semblable à celui du paysan qui casse d’un coup sec un épis de maïs ; et il y avait les victimes que l’on jetait dans la lagune pour apaiser Tlaloc, et celles que l’on brûlait pour célébrer le dieu du feu, et celles que l’on tuait, puis écorchait au cours des rites de Xipe Totec, le dieux des orfèvres et du printemps : sans parler du jeune homme parfait à tous égards (la liste des défauts physiques qu’il ne devait PAS présenter occuperait deux ou trois pages) que l’on élevait pendant un an dans le luxe le plus raffiné avant de le sacrifier à Tezcatlipoca, ni des jeunes courtisanes tuées en offrande à leur gracieuse patronne Xochiquetzal – qu’il suffise d’ajouter que, sur les dix-huit fêtes annuelles célébrées à Mexico tous les vingt jours, je n’en vois guère que quatre, d’après le Codex de Florence, qui n’ait pas vu couler le sang d’hommes ou de femmes sacrifiés. » Et, par pudeur, il ne parle pas des enfants éventrés en l’honneur du dieu de l’eau.

Un régime de massacre permanent est-il ami de l’homme ? Célèbre-t-il la vie ? Je n’en crois rien. Certes, dans la nomenclature des atrocités commises au nom de la foi les Européens ne sont pas plus blancs malgré les apparences. Montaigne est le premier à défendre le relativisme culturel dans le chapitre des Essais intitulé « Des cannibales ». Il a lu les récits des voyageurs, il a interrogé des Indiens ramenés en France. Pour lui, les Européens sont prétentieux quand ils croient leur civilisation supérieure. Les Indiens, même cannibales, ne commettent pas les atrocités des Blancs aux Amériques, ni celles occasionnées par les guerres de Religion. Le « sauvage » n’est peut-être pas celui que l’on pense. C’est vrai mais, en ce qui concerne les Aztèques, il s’agit d’un « régime » tout entier, d’un système de pouvoir qui n’a pas eu d’équivalent en nos contrées avant le XXe siècle des Staline, Hitler, Mao et Pol Pot.

Je suis bien plus volontiers la thèse de Laurette Séjourné, exposée dans La pensée des anciens Mexicains. Cette française a fouillé dix années durant à Teotihuacan. Les chroniqueurs vantent le civisme des citoyens qui, conscients que l’astre solaire mourrait épuisé s’ils ne l’alimentaient pas avec leur propre sang, se laissaient arracher le cœur avec joie. « Mais si, écrit Laurence Séjourné, au lieu d’accepter passivement ces déclarations officielles, on refuse de considérer comme naturelles des mœurs qui, quels que soient le lieu et le moment, ne peuvent jamais être que monstrueuses, nous discernerons vite qu’il s’agissait en réalité d’un Etat totalitaire dont l’existence était fondée sur le mépris absolu de la personne humaine. » p.21

Pourquoi tant de contrainte si tous étaient enthousiastes ? Pourquoi ces prescriptions de maniaques dans toutes les circonstances de la vie aztèque – rang, vêtements et rituels sociaux – s’il s’agissait seulement de nourrir le Soleil ? Pourquoi cet effondrement brutal du plus grand empire de la région, sous les coups d’un millier seulement d’Espagnols selon Diaz del Castillo – si tous les peuples alentours n’avaient pas été soulagés de pouvoir faire cesser cette tyrannie ?

Laurette Séjourné avance une hypothèse historique pour expliquer cette dérive totalitaire. Les tribus chichimèques, lors de leur transformation au XIVe siècle de groupements nomades en communautés agricoles, ont conquis la vallée de Mexico par des guerres incessantes. Le succès a sanctifié les actes, les exploits tous plus féroces les uns que les autres ont donné le sentiment aux Aztèques que tout leur était permis parce que leurs victoires montraient à tous qu’ils étaient « élus » des dieux. Mais la culture sophistiquée que l’on prête aux Aztèques vient des vaincus, notamment ces Toltèques dont l’habileté artistique et l’expertise astronomique se reconnaît dans les fouilles. Leur roi Tollan était décrit dans les chroniques comme de haute élévation morale. Et Laurette Séjourné d’écrire : « comme il semble de règle pour tous les despotismes, celui des Aztèques ne put s’implanter qu’en s’emparant d’un héritage spirituel qu’il transforma en le trahissant, en arme de domination » p.35.

Après une phase explicative que les Américains – grands spécialistes des Mayas – appellent « humaniste » dans les années 1940 et 50 mais que je qualifierais plutôt de « conservatrice », puis une phase « matérialiste » avec le scientisme mâtiné de marxisme des années 1960 et 70, les théories penchent à nouveau vers l’explication « politique ». Jacques Soustelle, « humaniste », considérait que les sacrifices humains étaient du donné ethno-historique, un « c’est comme ça » rituel. Il n’a pas d’autre explication que de répéter ce qui se disait chez les Espagnols sur l’alimentation du Soleil en sang humain. Le « matérialisme » a tenté d’expliquer par le seul univers matériel cette pratique pour nous barbare : l’essor démographique aurait nécessité des régulations périodiques dont la guerre et le sacrifice fournissaient les moyens. Ou bien, autre interprétation matérialiste, bellicisme et massacres inspiraient la terreur pour assurer le pouvoir. Cela restait un peu court.

Arthur Desmarest, de la Vanderbuilt University, a repris l’explication de Laurette Séjourné sans la citer : le sacrifice légitimait les dirigeants si bien qu’un peu plus tard, le sacrifice a légitimé l’Etat lui-même. Le culte militariste servait à alimenter les prêtres en captifs sacrifiables et le tout justifiait la médiation étatique entre les hommes et les dieux : l’univers s’arrêterait si les sacrifices n’étaient pas consommés. Au lieu de légitimer le pouvoir, le sacrifice humain est devenu la force motrice du pouvoir, sanctifiant son expansionnisme militaire et sa prégnance autoritaire sur toute la société (in La Recherche n°175 mars 1986).

En 1999, la découverte d’une tombe intacte, datée de 150 de notre ère à peu près, vient conforter cette hypothèse. Un homme jeune y reposait, accompagné de riches offrandes, deux jeunes jaguars, sept oiseaux, deux statuettes de pierre verte, des figurines en obsidienne, des couteaux, pointes de flèche, pendentifs, miroirs de pyrite… Mais le défunt reposait les mains attachées dans le dos comme s’il avait été prince, mais immolé. Tout comme les quelques 150 squelettes découverts dans les années 1980 et 1990 près de la pyramide de Quetzalcoatl, principalement des jeunes hommes entourés d’armes, portant de grands colliers figurant des mandibules humaines – et tous les mains liées dans le dos. Les Aztèques aimaient le sang, la guerre, la torture de la jeunesse, la mise à mort. Que ce sadisme émerge nécessite une explication ethno-historique. Mais qu’il puisse fasciner aujourd’hui doit avoir une explication psychopathologique liée à nos sociétés. Or il y a beaucoup de touristes sur ces restes de cités tyranniques. Des milliers de gens foulent les marches que le sang a inondées durant des siècles.

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