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Montaigne parle de sexe sur les vers de Virgile

Montaigne devient bavard en sa vieillesse, faute d’autres activités à sa portée. Le chapitre V du Livre III des Essais comprend 44 pages bien serrées de l’édition Arléa, soit quasi 5 % de l’ensemble des Essais ! Il veut parler de sexe et prend mille précautions pour s’en justifier avant d’en arriver enfin au vif du sujet qui est le désir, les femmes, le mariage, la continence, la jalousie et toutes ces sortes de choses – habituellement tues.

La vertu est belle et bonne, dit Montaigne, mais avec modération. Si elle est utile à la jeunesse, pour la réfréner en ses appétits, elle nuit à la vieillesse, la rendant sévère et prude. Est-ce parce que nos sociétés occidentales vieillissent qu’elles deviennent plus frigides et choquées ? L’élan de jeunesse du baby-boom, fleurissant en les années soixante du siècle dernier, avait jeté les frocs aux orties, avec les soutifs et les slips ; le rassis de vieillesse qui racornit nos sociétés soixante ans plus tard tend à rajouter des pantalons aux shorts et des sweats à capuche aux tee-shirts afin de masquer par pruderie les formes. Abaya et burkini ne sont que l’exacerbation de cette tendance chrétienne réactionnaire à rétrécir l’âme en dissimulant la vue. Montaigne réagit à cette pente qui est sienne avec les ans. « Je ne suis désormais que trop rassis, trop pesant et trop mûr. Les ans me font leçon, tous les jours, de froideur et de tempérance. Ce corps fuit le dérèglement et le craint. Il est à son tour de guider l’esprit vers la réformation. Il régente à son tour, et plus rudement et impérieusement. (…) Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté. Elle me tire trop arrière, et jusqu’à la stupidité. Or je veux être maître de moi, à tout sens. La sagesse a ses excès et n’a pas moins besoin de modération que la folie » Puisse nos sociétés entendre ce juste milieu !

« Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses et jeux de la jeunesse, pour se réjouir en autrui de la souplesse et beauté du corps qui n’est plus en eux, et rappeler en leur souvenance la grâce et faveur de cet âge fleurissant. » Voilà comment la vertu se nourrit des contraires. Point trop de morosité en l’âge, mais la mémoire de la vigueur et de la santé qui sont la vie, digne d’être célébrée. « La vertu est qualité plaisante et gaie. »

Du reste, je me suis ordonné de tout dire, explique Montaigne, « d’oser dire tout ce que j’ose faire, et me déplais des pensées mêmes impubliables. » Rousseau avait cette intention même en ses Confessions, tout comme le fit saint Augustin. Car il vaut mieux mettre des mots sur ses actes que les taire et les dénier en pensée. Vertu de la confession catholique, remplacée par le Journal chez le protestant Gide et l’orthodoxe Matzneff. Encore que ces journaux aient été « arrangés » pour la publication, Gide ayant coupé une part (restituée récemment) et Matzneff se voyant contraint au silence par la Springora. Mais c’est hypocrisie, dit Montaigne : « Ils envoient leur conscience au bordel et tiennent leur contenance en règle. Jusqu’aux traîtres et assassins, ils épousent les lois de la cérémonie et attachent là leur devoir ». Le politiquement correct masque les actes répréhensibles et se repentir de ses errements de prime jeunesse (comme la Springora qui baisait fort allègrement à 14 ans) sert d’excuse pour se valoriser médiatiquement. Triste monde. « C’est dommage qu’un méchant homme ne soit encore qu’un sot et que la décence pallie son vice. »

Après ces pages de préambule pour apaiser le lecteur, Montaigne passe enfin aux « dames ». « Qu’à fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? » Puis de citer les fameux vers de Virgile sur Vénus dans l’Enéide (VIII 387-404) où la déesse étreint Énée, l’enflammant de désir pour son épouse. Montaigne trouve cela un peu gros : le mariage, pour lui, est contrat d’intérêts, pas de passion hormonale. Au contraire, les hormones passent alors que l’affection reste ; elle se bonifie avec le temps. « Aussi est-ce une espèce d’inceste d’aller employer à ce parentage vénérable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse », écrit-il. Au contraire, « Je ne vois point de mariage qui faille plus tôt et se trouble que ceux qui s’acheminent par la beauté et désirs amoureux. Il y faut des fondements plus solides et plus constants, et y marcher avec précaution ; cette bouillante allégresse n’y vaut rien ». Un bon mariage suscite l’amitié, pas la passion amoureuse ; il se fait sur les caractères, pas sur les apparences de la beauté éphémère. « C’est une douce société de vie, pleine de constance, de fiance et d’un nombre infini d’utiles et solides offices et obligations mutuelles. » Une épouse n’est pas une maîtresse à son mari. Montaigne se dit considéré comme licencieux mais, dit-il, « j’ai en vérité plus sévèrement observé les lois de mariage que je n’avais promis, ni espéré. »

« Le mariage a pour sa part l’utilité, la justice, l’honneur et la constance : un plaisir plat, mais plus universel. L’amour se fonde au seul plaisir, et l’a de vrai plus chatouillant, plus vif et plus aigu ; un plaisir attisé par la difficulté. » Nous traitons les femmes sans considération, avoue Montaigne : « Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elle. » Il l’explique comme en son temps, au vu des écrits classiques, parce que les femmes « sont, sans comparaison, plus capables et ardentes aux effets de l’amour que nous ». En témoignent Tirésias qui fut homme et femme, et Messaline qui baisa vingt-cinq mâles en une nuit comparée à Procule qui ne dépucela que dix vierges. Pas facile de contenir le désir des femmes et de les vouloir mariées et fidèles en même temps, expose Montaigne. Nous les voulons « chaudes et froides : car le mariage, que nous disons avoir charge de les empêcher de brûler, leur apporte peu de rafraîchissement, selon nos mœurs. » Or « nous les dressons dès l’enfance aux entremises de l’amour », observe le philosophe sociologue, « leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regardent qu’à ce but. » Et de citer sa propre fille, déjà pubère mais « molle », qui fut arrêtée par sa gouvernante parce qu’elle lisait en français ce mot de fouteau (qui est un hêtre mais que l’on peut confondre avec foutre). Rien que de hérisser la vertu contre ce seul mot n’a pu qu’inciter la jeune fille à le trouver curieux, et à désirer en savoir plus sur la fouterie. Belle éducation que de cacher les choses de la vie !

Car « tout le mouvement du monde se résout et se rend à cet accouplage », dit Montaigne. « Cinquante déités étaient, au temps passé, asservies à cet office ; et s’est trouvé nation où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient à la dévotion, on tenait aux églises des garces et des garçons à jouir, et était acte de cérémonie de s’en servir avant de venir à l’office. » L’incendie s’éteint par le feu, cite en latin Montaigne. « Les plus sages matrones, à Rome, étaient honorées d’offrir des fleurs et des couronnes au dieu Priape ; et sur ses parties moins honnêtes faisait-on asseoir les vierges au temps de leurs noces. » A quoi sert l’hypocrite pudeur sociale, sinon de masquer d’autres vices plus profonds sous l’apparence de la rigide vertu ? Nous sommes des êtres de nature et la nature nous a ainsi faits que nous sommes sexués. Pourquoi le nier ? « Les dieux, dit Platon, nous ont fourni d’un membre désobéissant et tyrannique qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appétit, soumettre tout à soi . De même aux femmes, un animal glouton et avide, auquel s’y on refuse aliments en sa saison, il forcène [de forcener, rendre fou furieux], impatient de délai, et soufflant sa rage en leur corps, empêche les conduits, arrête la respiration, causant mille sortes de maux, jusqu’à ce qu’ayant humé le fruit de la soif commune, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. » Plus direct et lucide que Montaigne il est peu.

Il est « plus chaste et plus fructueux » de faire connaître de bonne heure aux enfants la réalité, que de leur laisser deviner selon leur fantaisie – ou selon les infox des réseaux sociaux et des vidéos pornos, ajouterait-on aujourd’hui. Car l’illusion, l’imagination, le film, gauchissent et grossissent le naturel. « Et tel de ma connaissance s’est perdu pour avoir fait la découverte des siennes en lieu où il n’était encore au propre de les mettre en possession de leur plus sérieux usage », dit Montaigne. Autrement dit le garçon s’est effrayé d’imaginer l’acte sexuel alors qu’il était encore impubère. Au contraire, se montrer nus les uns aux autres comme les Grecs, les Africains et d’autres peuples, montre la réalité des corps et n’incite pas à la lascivité, par l’habitude de les voir. Pas de voyeur là où tous s’exposent. Nos camps de nudistes ne sont pas des bordel, qu’on sache.

« Cette nôtre exaspération immodérée et illégitime contre ce vice naît de la plus vaine et tempétueuse maladie qui afflige les âmes humaines qui est la jalousie », explique notre philosophe. Cette passion rend extrémiste, enragé, encourage les haines intestines dans la famille, les complots dans la société et les conjurations politiques. Voyez les harems de l’islam et la lutte des princes en Arabie. Or la chasteté est sainte, mais difficile. « C’est donc folie d’essayer à brider aux femmes un désir qui leur est si cuisant et si naturel », dit Montaigne. Qu’est-ce d’ailleurs que la chasteté ? Telle se prostitue pour sauver son mari, ou pour se nourrir avec ses enfants comme le reconnaissait Solon, le législateur grec. Mieux vaut faire comme si et prévenir sa femme avant de rentrer de voyage pour être « honnête cocu, honnêtement et peu indécemment », concède Montaigne. La part des choses.

Quant au langage sur le sexe, le romain est direct et vigoureux, le renaissant plein d’afféteries mièvres que Montaigne abhorre. « Mon page fait l’amour et l’entend, dit-il. Lisez-lui Léon Hébreu et Ficin : on parle de lui, de ses pensées, de ses actions, et pourtant il n’y entend rien. » Léon Hébreu était médecin néoplatonicien, juif portugais de la Renaissance ; il a écrit les Dialogues d’amour publiés vers 1503 et traduits en français en 1551. Marsile Ficin était philosophe poète renaissant de Florence, traducteur notamment de Platon, et auteur d’un De l’amour publié en 1469. Montaigne parle ici de ses contemporains érudits qui masquent sous le « beau » langage les réalités du sexe.

Au contraire, lui se veut direct : « Tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. » Il n’en est pas moins influencé, par les poètes qu’il lit, par les gens qu’il rencontre. Il les imite par empathie, mais qu’ils partent et il oublie. Toute une page est consacrée à lui et à sa manière. « Mon âme me déplaît de ce qu’elle produit ordinairement ses plus profondes rêveries, plus folles et qui me plaisent le mieux, à l’improviste et lorsque je les cherche le moins ; lesquelles s’évanouissent soudain, n’ayant sur le champ où les attacher ; à cheval, à table, au lit, mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. » Mais point de mémoire, seulement une impression, une image.

Revenant à l’amour, ce « n’est autre chose que la soif en cette jouissance en un sujet désiré, ni Vénus autre chose que le plaisir à décharger ses vases, qui devient vicieux ou par immodération, ou indiscrétion. » Pourquoi dès lors appeler « honteuse » cette appétence ? « Nous estimons à vice notre être », constate amèrement Montaigne. Mieux vaut la faire désirer, « une œillade, une inclination, une parole, un signe » – plus il y a de difficultés et d’obstacles, meilleure est la victoire. « Nous y arrêterions et nous aimerions plus longtemps ; sans espérance et sans désir, nous n’allons plus qui vaille. » Et de résumer gaillardement, en écologiste de notre époque : « la cherté donne goût à la viande ». Lui parle des femmes, et pas pour les mépriser. En cela il est moderne. « Je dis pareillement qu’on aime un corps sans âme et sans sentiment quand on aime un corps sans son consentement et sans son désir. » Car il y a viol.

Pour ce qui est de lui, Montaigne aime le sexe. Mais avec tempérance. « Je hais à quasi pareille mesure une oisiveté croupie et endormie, comme un embesognement épineux et pénible. L’un me pince, l’autre m’assoupit. (…) J’ai trouvé en ce marché, quand j’y étais plus propre, une juste modération entre ces deux extrémités. L’amour est une agitation éveillée, vive et gaie ; je n’en étais ni troublé ni affligé, mais j’en étais échauffé et encore altéré : il s’en faut arrêter là ; elle n’est nuisible qu’aux fous. » C’est la nature, et la nature veut qu’on en use puisqu’elle nous a faits ainsi. « La philosophie ne lutte point contre les voluptés naturelles, pourvu que la mesure y soit jointe, et en prêche la modération, non la fuite. (…) Elle dit que les appétits du corps ne doivent pas être augmentés par l’esprit. » Montaigne n’est pas un anachorète ni un saint, mais un homme sain.

L’âge l’empêche, mais il lui est doux d’observer encore l’amour à l’œuvre autour de lui, sans désirer prendre son plaisir avec une jeunette, comme il le voit faire. « Je trouve plus de volupté à seulement voir le juste et doux mélange de deux jeunes beautés ou à le seulement considérer par fantaisie, qu’à faire moi-même le second d’un mélange triste et informe. » Il n’aurait pas été Matzneff ; il est d’ailleurs moins narcissique. De préciser d’ailleurs : « l’amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison qu’en l’âge voisin de l’enfance. » Juste avant la barbe, semble-t-il dire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Vladimir Nabokov, Ada ou l‘ardeur

Les frasques sexuelles d’Adélaïde Van Veen, dite Ada, et de son cousin Ivan Van Veen, dit Van, sont le fil conducteur génésique d’une réflexion sur le temps humain et la mémoire. Cette « chronique familiale » (sous-titre) s’étend sur 83 ans, de 14 à 97 ans – et sur 543 pages en Pléiade, plus 155 pages de notes. L’auteur a mis trois ans à l’écrire, non sans y avoir pensé depuis plusieurs années. D’un essai sur le temps, les métaphores se transforment en histoire qui composent un récit cohérent – reconstitué à partir des souvenirs des protagonistes, de la famille, des domestiques, des amis et adversaires, des photos prises à leur insu. Lequel récit se décompose lui-même en fragments retrouvés, embellis, repensés, écrits à deux, corrigés…

En bref un kaléidoscope d’instants colorés, qui durent plus ou moins longtemps dans la mémoire subjective de Van ou d’Ada, et composent une œuvre baroque où se métissent les mots en sept langues, les références culturelles (d’où les notes indispensables pour en saisir le sel), et où se télescopent les époques. Celle où se déroule la vie réelle sur Antiterra et celle, mythique, des origines sur Terra (p.815) : l’époque de l’enfance à tout jamais enfuie mais qui a laissé sa marque indélébile et fondatrice en la psyché de chacun. « Car nos souvenirs d’enfance ne sont-ils pas comparables aux caravelles voguant vers la Vinelande [l’Amérique], qu’encerclent indolemment les blancs oiseaux des rêves ? » p. 934. A 16 ans l’auteur Vladimir s’initie au sexe avec Tamara, 15 ans, avant d’être séparés par la révolution bolchevique. A 14 ans, le personnage de fiction Van, qui a déjà baisé « quarante fois » la très jeune tenancière du kiosque à journaux en face de son collège, hume, caresse puis pénètre Ada, 12 ans, qui ne porte pas de culotte sous sa jupe (p.477) et qui a déjà eu deux fois ses règles. La scène de la grange en feu, que les deux enfants contemplent derrière une vitre de la bibliothèque, est la scène primordiale. Van s’est levé nu et ne s’est couvert que d’un tartan sur les épaules ; Ada est en chemise de nuit. Par réflexion dans la vitre, elle voit que Van est nu et, au-dehors, trois petits personnages qui traversent la pelouse les aperçoivent, éclairés par les flammes – l’un d’eux, le fils du cuisinier, prend des photos qui ressurgiront des années plus tard, offrant un autre reflet, une autre couche de mémoire. C’est le début d’une aventure érotique à deux qui durera la vie entière.

Les métaphores ont créé le roman, visions poétiques génitrices du récit. Ce pourquoi les tableaux de peintre, les jeux de lumière, les poèmes, tiennent une grande place. Un mot déclenche les métaphores au souvenir, tel le mot peeble (galet) – car le roman fut écrit directement en anglais. Ces galets roulés par la mer que le petit Vladimir de 4 ans avait ramassé sur la plage de Nice en 1903 pour les rapporter à son grand-père sénile ; ces galets et fragments de poterie ramassés par le fils Dmitri au même endroit pour les porter à son père Vladimir en 1938 – sont les mêmes que ceux que la mère de l’auteur avait trouvés sur la plage de Menton en 1882, et ainsi de suite. Le tout forme une chaîne du temps dans la mémoire.

La nostalgie étant toujours ce qu’elle était, la brutale cassure du lien avec avec Tamara (de son vrai prénom Lioussia) a créé un monde magique, celui « d’avant », à jamais figé dans le souvenir et matrice du roman d’Ada et de Van. Ada l’ardente, habitant Ardis à la campagne ; fillette qui en veut et aime à jouir, tout en vouant un amour profond et durable à son « cousin » dont on s’apercevra, par une substitution d’enfant cachée longtemps par les parents, qu’il est en réalité son frère. Mais cet inceste ignoré importe peu sinon que, dans le mythe, l’amour reforme l’androgyne, frère et sœur fusionnant dans l’acte sexuel et la communion des âmes malgré les aléas de leur vie.

Car Van est aussi ardent qu’Ada, les deux adolescents commettent l’acte une dizaine de fois dans la même journée, s’épuisant en pure énergie de fusion au point qu’une fin d’après-midi Van, 14 ans et pourtant athlète (1m82 et déjà des épaules de bonne largeur, sachant marcher sur les mains, expert en foot et en boxe) part se coucher sans dîner, à l’étonnement de la tante et des domestiques. Un « faune épuisé par une nymphe » selon la réminiscence d’un tableau. Les images transcendent la sexualité dans une « innocence arcadienne » p.935. « Le désir effréné qu’ils ressentaient l’un pour l’autre devenait insupportable si, en l’espace de quelques heures, il n’était satisfait plusieurs fois, au soleil, ou à l’ombre, sur le toit, dans la cave – tout leur était bon. Malgré des ressources peu communes, c’est à peine si Van pouvait marcher de pair avec sa pâle petite ‘amorette’ (jargon français de l’endroit) »  p.534.

Ada n’est ni soumise ni mièvre, elle est surdouée et lit nombre de livres ; elle comprend Van et l’accompagne. « Privée de tes caresses, je perds tout empire sur mes nerfs, plus rien n’existe que l’extase du frottement, l’effet persistant de ton dard, de ton poison délicieux » p.708. Il lui a révélé le plaisir du corps mais aussi la passion du cœur et le bonheur de l’âme apaisée – et elle lui en est reconnaissante. Elle l’aimera toujours, absorbée par lui comme lui par elle, jumeaux en souvenirs. « J’aime sensuellement le temps, dira Van devenu professeur, son étoffe et son étendue, la chute de ses plis, l’impalpabilité même de sa gaze grisâtre, la fraîcheur de son continuum » p.890. Le temps est une espèce vivante dont on fait l’expérience sensible toujours au présent, comme on explore un corps. D’où les retours en arrière, les échanges continus, les prouesses d’écriture, qui sont des couches de temps qui se superposent et s’entremêlent comme si elles faisaient l’amour.

Tous deux sont des « démons » au sens du daîmon grec, puissance divine inconnue des humains qui cause leurs actes. Démon est d’ailleurs le prénom du père de Van – et d’Ada, qu’il a engendrée avec sa belle-sœur Marina alors que son cousin Dan était en voyage, et qui a été échangé contre le bébé mort en fausse couche de l’épouse de Démon – elle-même sœur de Marina. Démon – père de Van et d’Ada – est celui par qui tout arrive. Ce pourquoi, surprenant un jour Ada adulte sortant en peignoir de la salle de bain de Van, il leur interdira de se fréquenter ; ils ne reprendront leurs ébats qu’après sa mort. L’inceste n’est « démoniaque » qu’au sens dérivé moral ; il n’est ni une revendication, ni une justification de l’auteur. Il est là comme destin mais aussi comme piment, comme obstacle, comme tentation.

Ainsi la jeune sœur d’Ada, Lucette, 8 ans, espionne-t-elle les jeunes amants à peine plus âgés qu’elle lorsqu’ils « jouent à saute-bique » comme elle dit. Elle les envie, de leurs jeux, de si bien s’entendre, de fusionner en laissant tous les autres à l’écart lorsqu’ils font l’œuf ; elle voudrait être avec eux dans la coquille et ne cessera de poursuivre Van tout au long de sa vie pour qu’il la possède enfin, qu’il la fasse sienne comme il l’a fait d’Ada. Elle n’y parviendra pas et, par déprime, se laissera mourir dans la mer. Mais les démons enchantent la glèbe d’Ardis et ses habitants, les domestiques qui voient tout, le voisinage ouvert aux commérages, ravis de cette « allégresse pure » p.935. « Elle n’avait jamais soupçonné sur le moment que leur premier été dans les vergers et les orchidariums d’Ardis était devenu dans la campagne environnante un secret et un credo sacré. Les petites bonnes enclines au romanesque (…) adoraient Van, adoraient Ada, adoraient leurs ardeurs dans les bocages d’Ardis… » p.777.

Ada est le roman préféré de Nabokov, le mien aussi. Malgré ses difficultés de lecture parfois – et à cause d’elles peut-être – l’aiguillon joyeux de la vie malgré tout qui court dans les pages et les veines des deux personnages, ravit l’âme comme le cœur et les sens.

Vladimir Nabokov, Ada ou l‘ardeur (Ada or Ardor: A Family Chronicle), 1969 (1974 pour la co-traduction française revue par l’auteur), Folio 1994, 768 pages, €13,20

Œuvres romanesques complètes tome III 

Vladimir Nabokov, : Pnine – Feu pâle – Ada ou l’ardeur – La transparence des choses – Regarde, regarde les arlequins ! – L’original de Laura, Gallimard Pléiade 2020, édition Maurice Couturier, 1596 pages, €78,00

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