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Philippe Pons, D’Edo à Tokyo

Pour réagir contre les stéréotypes, notamment celui qui associe Japonais et samouraï véhiculé par Ruth Benedict, l’auteur veut cerner la part de mémoire qui façonne la modernité japonaise.

L’ère Meiji a figé la mémoire sociale en tradition officielle pour forger une conscience nationale. Ce monument à la gloire de la classe samouraï, au moment où elle disparaissait, servait l’expansion du capitalisme. Le sens du sacrifice, purifié et laïcisé, devenait une éthique du travail rigoureux ; les sentiments d’allégeance se transformaient en règles de conformisme social et en dynamique de groupe adaptée à l’industrialisation. Or, « les racines intellectuelles et culturelles du Japon moderne se trouvent en réalité dans les XVIIe et XVIIIe siècles, époque où règnent les shoguns Tokugawa. C’est au cours de cette période, avant l’impact occidental direct, que le Japon est progressivement entré dans les temps modernes : ce fut en quelque sorte la période d’incubation de la modernité japonaise » p.17.

Le formalisme de la sociabilité permet aux Japonais d’adopter des comportements qui leurs sont étrangers sans provoquer de résistance. D’où le caractère cosmopolite très moderne de la mentalité japonaise. « Nous entendons par cosmopolite non pas l’expression d’une utopique société fraternelle composée de citoyens du monde, mais une mobilité culturelle, une expérience d’affranchissement et de transgression des identités dans un métissage de leurs signes (…) Il n’y a pas pour autant chez les Japonais de renoncement ou de dénégation de leur appartenance culturelle : il s’agit simplement d’un enrichissement du système symbolique. Ce jeu confère à la modernité japonaise une fluidité, une mobilité et, par conséquent, une capacité d’innovation qui font défaut à l’Occident » p.18.

La culture populaire fut l’expression d’une volonté d’indépendance culturelle par rapport à l’aristocratie. Le monde des marchands et des artisans a créé le kabuki et les quartiers de plaisir où naquirent les arts et les modes. Cette culture n’a jamais été entravée par des interdits religieux mais véhicule un pragmatisme où les interdits ne furent jamais d’essence morale mais pour raison d’ordre public. A l’époque Tokugawa, la culture populaire se nourrit d’incessants va et vient entre la ville et la campagne, et les villes vont chercher à s’intégrer au paysage, à intégrer des éléments du paysage : à Edo, certaines rues ont pour perspective le mont Fuji. La ville se voudra une médiation entre l’homme et la nature. Elle se voudra aussi éphémère, changeante, évolutive. Pas de mystique de la ruine, pas de monuments pour l’avenir.

Les calamités naturelles (séismes, incendies, raz de marée, ouragans) ont rendu les Japonais réceptifs au bouddhisme et à sa conception de l’impermanence. L’histoire apparaît comme un mouvement des choses sur lesquelles l’être humain n’a pas de prise. Dans les villes, le temps est esquivé. Dans la société, on privilégie le groupe, pas l’individu, l’empereur n’étant qu’un symbole social. Dans l’existence quotidienne, cela conduit à l’hédonisme, au goût du présent, à la jouissance du moment. La littérature est de mœurs, le théâtre est une catharsis de la vie courante – un instant suspendue -, l’art est au quotidien dans les objets de tous les jours, l’éthique, comme l’art, sont formalistes (kabuki, art du thé, étiquette, rituels, cérémonies). D’où l’importance insigne du symbole, qui en vient à remplacer le réel : « La liaison qu’établissent les Japonais entre l’aspect visuel de la chose et la substance de celle-ci engendre un phénomène d’adhésion symbolique particulièrement poussé. Ainsi, celui qui entend pratiquer un sport commencer-t-il par être suréquipé » p.148. La maîtrise de la forme ouvre la voie à l’acquisition de la substance, telle est la notion de kata en karaté-dô.

« Kata se traduit par forme, moule, type. Le mot désigne la forme codifiée d’une pratique et, d’une manière plus générale, d’un comportement. Un kata peut s’apparenter jusqu’à un certain point à ce qu’Elias Caneti définit comme la figure : un « aboutissement de la métamorphose ». L’acquisition d’un kata n’est pas une pure opération d’imitation, c’est-à-dire la reproduction d’un mouvement, d’un geste, sans que celui qui l’exécute soit pour autant transformé par cette opération » p.149. Très important dans la voie du karaté, le kata a une portée universelle dans la transmission du savoir au Japon. « Ce qui prédomine dans le kata, c’est l’acte, sa transmission s’opérant avant tout non-verbale. L’acquisition d’un kata relève d’une tentative de réalisation de la voie (dô). Celui qui enseigne le kata est un relai, non le détenteur du savoir. Il s’agit au demeurant de tendre vers une perfection technique en intériorisant un savoir accumulé. Le kata est bien, en cela, l’expression d ‘une sensibilité collective » p.150.

Il est attendu de tout individu qu’il adopte le comportement correspondant à son statut, qu’il assume un rôle. D’où le narcissisme du rôle, dont le suicide peut être l’acte final lorsqu’on faillit. « On pourrait à l’extrême et par analogie, voir dans cette objectivation imaginaire que réalise le kata une sorte d’événement comparable à ce que Jacques Lacan définit comme le stade du miroir chez l’enfant : une identification, c’est-à-dire la transformation produite chez le sujet lorsqu’il assume une image ». Cela peut aboutir à un affaiblissement de l’ego, au respect des formes pour elles-mêmes et non pour leurs vertus spirituelles. C’est l’envers de la médaille : le mimétisme, le somnambulisme social compensé par la prise en charge de l’individu par le groupe ou la société.

Mais parce qu’elle est formalisée et normée à outrance, la société japonaise laisse aussi des espaces vierges, non balisés. Car dans la conception immanentiste qui prévaut au Japon, aucun œil de Caïn n’y poursuit quiconque. Dans ces espaces se déploie alors l’esprit du plaisir : frondeur, sceptique, cynique et réaliste, le comique bon vivant, la joie de l’instant.

Philippe Pons, D’Edo à Tokyo – mémoires et modernités, 1988, Gallimard bibliothèque des sciences humaines, 464 pages, €32.00

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Ryutei Kunisada, Le Livre des Amours Galantes

Ryutei Kunisada Le Livre des Amours Galantes

Le Japon nous offre l’image d’une culture où le désir amoureux n’est pas pollué d’une quelconque Morale venue des au-delà terrestres mais où il s’insère dans le rapport presque « maternel » à la nature qui est la base du shinto, revu par le bouddhisme zen.

La période d’Edo, au début du 19ème siècle, a fait éclore un libertinage raffiné dans ce Japon fermé au monde dès 1635 par le shogun Tokugawa Iemitsu, une génération avant que les cuirassés du Commodore Perry ne forcent le blocus du commerce en 1853 pour le plus grand bien des Japonais eux-mêmes. L’auteur du Livre des Amours Galantes fait partie de cette classe nouvelle de citadins enrichis par la prospérité économique et qui, lettrée, aimait jouir de la vie. Le roman, le théâtre, l’estampe, prennent leur essor avec un raffinement apprécié encore aujourd’hui. Un précurseur des mangas est le livre illustré, rassemblement de fascicules sous forme de feuilleton romanesque. Ryutei Tanehiko, né samouraï de rang moyen, publie en 1836 ce roman érotique illustré de gravures par Kunisada. Une seconde partie était annoncée ; elle ne vint jamais. Toute bourgeoisie, par définition ambitieuse et disciplinée pour accumuler prestige et richesse, ne peut qu’être austère, donc moraliste. Les culbutes derrière les paravents ou sur les barques amarrées aux rives ne peuvent que détourner l’énergie humaine de l’utile : la production et le commerce. Ailleurs il s’agit de révérer le Dieu machiste, exclusif et jaloux, et de faire des petits pour sa gloire ; au Japon dès 1842, il s’agit de travailler à la prospérité et la censure officielle empêche pour un temps la publication de ce genre d’ouvrage.

Mais les mœurs sont restées telles qu’elles sont décrites en ce livre, car elles ne dataient pas du moment. Tout ce qui est privé reste permis au Japon ; il est cependant nécessaire de présenter une façade officielle acceptable par les autorités. Les histoires contées ici sont situées par l’auteur à l’époque Muromachi, aux 14ème et 15ème siècles, période d’essor du rendement agricole, du commerce et de l’amélioration du niveau de vie. Il voulait montrer que le plaisir privé rendait heureux pour le travail en société. La culture populaire y naquit par les contes, les comédies et les rouleaux illustrés. Ce n’est pas par hasard si Tanehiko a reculé ses histoires galantes vers ce temps-là. Il était devenu mythique, ouvert sur l’extérieur et bouillonnant de créativité culturelle à l’intérieur avec la littérature, le zen, les fêtes et pèlerinages.

Ce livre court décrit des scènes érotiques entre homme et femme. Les deux sexes sont à égalité dans le désir, leur comportement diffère mais leur réalisation est complémentaire, ce qui compte est l’union qui permet le plaisir. C’est ce qui frappe en premier lieu le lecteur ou la lectrice d’aujourd’hui : cette nudité du désir, cette absence de censure morale sur le frémissement des corps, ce naturel de la relation. En second lieu, ce qui étonne aussi est cet accord entre homme et femme une fois nus qui ne reflétait pas celui, habillé, de la société dirigée par les hommes. Cette équivalence des appétits qui se rencontrent inévitablement, cette joie intime mais profonde qui naît des relations, font du sexe une gymnastique qui vient couronner tout un univers de vêture, de maquillage, de cérémonie, de paroles et de regards qui le préparent et le justifient. Une culture du naturel, des pulsions aux récits de l’intelligence, qui met en branle tous les étages de l’être humain. Nul n’est exclu en ce festin, ni la servante un peu fruste, ni la relation de passage, ni le commis tout juste adolescent. Le plaisir est codifié socialement, mais naturel et bon en soi.

Dans notre univers contemporain oscillant entre la pornographie la plus charcutière et le rigorisme le plus délirant, entre la culpabilité des interdits monothéistes et l’envie de tout jeter par-dessus les moulins, le Livre des Amours Galantes du Japonais Ryutei Tanehiko nous montre ce que saint Valentin veut dire dans une civilisation qui a su placer les choses à leur vraie place, fondées sur les relations humaines. Il retrouve le rythme et le ton du libertinage de notre 18ème siècle, avant que la Révolution des rues n’impose la chape du moralisme bourgeois à nos sociétés sevrées de Dieu – puis le retour des religions depuis l’Iran khomeyniste et les radicalismes induits des Sunnites, des Juifs, des Catholiques et des Puritains protestants qui nous pourrissent la vie. Sa lecture est une fête, ne vous en privez pas.

Bonne et heureuse saint Valentin à tous les amoureux, à ceux qui ne le sont pas encore, à ceux qui le furent et à ceux qui vont le devenir !

Ryutei Kunisada, Le livre des amours galantes, Philippe Picquier 2000, 109 pages, €5.32

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