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Les neuf reines de Fabian Bielinsky

L’Arnaque avec un grand Art. Ce film argentin bien mené met en scène un duo d’arnaqueurs en série dont le plus habile n’est pas celui qu’on croit.

Tous commence à Buenos Aires dans une station service. Juan Sebastian (Gastón Pauls), jeune homme en polo blanc à col ouvert, d’un abord sympathique, embobine la jeune caissière pour opérer une arnaque classique, dite dans le film « à l’uruguayenne » – et à laquelle j’ai assisté de la part de ménagères roms en Île-de-France. D’ailleurs, toutes les arnaques du film sont vraies. Celle-ci consiste à payer avec un gros billet puis, une fois la monnaie rendue sur la table, sortir l’appoint « égaré » dans une poche, le donner… et empocher le gros billet plus la monnaie, ni vu ni connu. Sauf que la caissière, qui rend son service, contrôle sa caisse dans arrière-boutique avec son directeur, qui s’aperçoit aussitôt de l’erreur. Au lieu de sortir et de se fondre dans la nuit de la rue, Juan l’idiot recommence avec l’autre caissière qui vient de prendre son service. Il est pris.

Intervient alors Marcos (Ricardo Darín), un autre client qui déambule dans le rayon tabac, lui qui avouera ne pas fumer. Il joue les inspecteurs de police, montre une crosse de pistolet dépassant de sa ceinture, et emmène avec lui le malfrat Juan « au commissariat ». En fait, le flingue est un jouet en plastique, fauché dans la boutique, et Marcos un escroc plus expérimenté. Mais Juan lui plaît. Il manque d’un partenaire pour la journée, « le Turc » lui ayant fait faux bond. Juan est réticent mais Marcos lui démontre que ses petites arnaques lui font prendre plus de risques qu’elles ne rapportent. Selon ses dires, il doit réunir 70 000 pesos pour payer la caution de son père en tôle, arnaqueur qui lui a appris l’arnaque, et il n’en a que 50 000. Qu’à cela ne tienne, rétorque Marcos, viens avec moi ! Et il l’entraîne arnaquer des vieilles en sonnant à la porte des immeubles à code : « tata ? » Il tombe de temps à autre sur une qui lui dit oui, et « envoie son ami » récupérer 50 ou 100 pesos « pour payer la dépanneuse », obligé « de garder la voiture mal garée ».

De retour « au bureau » (l’arrière-salle d’un café où il a ses habitudes), Marcos est appelé au téléphone par sa sœur Valeria (Leticia Brédice), qui travaille légalement comme maîtresse d’hôtel dans un grand établissement de la ville. Marcos est en froid avec elle car il l’a arnaquée, ainsi que leur frère Federico (le beau Tomás Fonzi de 18 ans) parce qu’il tente de capter pour lui tout seul l’héritage de leurs parents italiens décédés, et ne veut pas participer à l’aide aux grands-parents. Valeria le convoque pour convaincre Sandler (Oscar Nuñez), un ancien associé de Marcos dans le faux et l’arnaque, qui a fait un malaise cardiaque dans l’hôtel. Sandler ne veut voir que Marcos. Lequel vient, flanqué de son compère à la journée Juan.

Pour son dernier grand coup, Sandler a falsifié une planche de timbres très rares de la République de Weimar (en Allemagne), tirée à peu d’exemplaires car obérée par de multiples défauts. Ce sont les neufs reines qui donnent le titre au film. Il veut les vendre à un riche collectionneur espagnol, client de l’hôtel, mais qui doit partir dès le lendemain pour l’Europe. Vidal Gandolfo (Ignasi Abadal) est un homme pressé, mais passionné aussi. Marcos feint une conversation téléphonique à haute voix dans les toilettes de l’hôtel, où il a vu Gandolfo se rendre. Il évoque les timbres, leur extrême rareté dit qu’il a un acheteur, qu’il ne reste que le prix à débattre. Il est surpris par un flic qui l’interpelle et veut l’emmener. Gandolfo, appâté par les timbres, sort des chiottes, intervient et soudoie le flic avec quelques gros billets – dont on s’aperçoit qu’il est un complice de Marcos pour faire plus vrai – et demande à Marcos de lui expliquer l’affaire. Il flaire une arnaque pour la rencontre, mais veut les timbres. Il le reçoit dans sa chambre une heure plus tard, flanqué d’un avocat et d’un expert, pour étudier la planche des neufs reines. L’expert invoque, en bon prof syndiqué, l’absence de moyens pour enquêter dans les règles, mais examine à la loupe les timbres – bien réalisés, sur papier des années 20, les dentelures coupées à la main – et certifie leur authenticité. Mais le spectateur s’aperçoit, dans la rue, qu’il veut une commission pour avoir participé à l’arnaque. En fait, ce ne sont qu’arnaques en série durant tout le déroulement du film. Chacun négocie durement son pourcentage sur une somme elle-même négociée âprement.

Juan joue bien sa partition dans le duo ; il s’avère indispensable à Marcos en jouant les compromis, les fausses sorties, les élans empathiques. Ainsi négocie-t-il à la hausse la vente des timbres, de 250 000 à 450 000 $ ; ainsi convaincra-t-il Berta (Elsa Berenguer), la sœur de Sandler qui possède la planche authentique, de leur donner l’enveloppe, jouant sur ses sentiments philosémites à partir d’une affiche aperçue juste derrière elle lorsque, méfiante, elle entrouvre sa porte. C’est que, le temps de réunir la somme, Gandolfo leur a demandé de revenir avec les timbres en fin d’après-midi et que, vaguant dans la rue sans méfiance, tout à leur arnaque et bien que connaissant expressément les arnaques courantes dans la rue, comme Marcos les a détaillées à Juan au début, ils se font arnaquer à l’arraché par deux jeunes à moto. La serviette contenant les timbres est volée. Ils poursuivent l’engin qui zigzague dans la foule et sur les quais mais le passager qui explore la serviette ne voit que du papier et il jette les faux timbres… qui tombent dans le fleuve. Inutilisables. Il faut donc acheter les vrais moins chers à la sœur pour les revendre à Gandolfo. Marcos réunit 200 000 $ et Juan 50 000 $ pour la somme de 250 000 $ exigée par la vieille Berta, avide de rentrée de fonds pour payer son gigolo blond qui la fait jouir encore à plus de 70 ans.

Cette fois est la bonne, même si Juan soupçonne Marcos de l’arnaquer sans savoir comment. Gandolfo prend les timbres, mais à la seule condition que ce soit Valeria qui les apporte dans sa chambre et qu’elle couche avec lui. Marcos doit donc négocier avec sa sœur pour qu’elle accepte de faire la pute. Celle-ci, pas bégueule, consent contre sa part d’héritage, et l’aveu à Federico qui admire tant son grand frère Marcos, de la spoliation qui lui a été faite. Arnaque contre arnaque, tout se « deale » selon les bons préceptes du grand Trompe (à condition d’avoir quelque chose à vendre). L’aventure suit son cours, Valeria couche, Gandolfo est content, il lui donne l’argent. C’est un chèque certifié de la South American Credit Bank, dont les guichets vont ouvrir au matin.

Marcos a soudoyé un complice pour le braquer et subtiliser le chèque, frustrant de sa part Juan, mais celui-ci déjoue l’arnaque. Ils se rendent donc ensemble à la banque. Sauf qu’il y a émeute devant l’entrée : elle est fermée, faute d’argent. Les associés sont partis avec la caisse, 135 millions de pesos, et l’établissement a été fermé par la Banque centrale, aucun client ne peut plus retirer d’argent. Marcos se retrouve avec son chèque sans valeur, peut-être réussira-t-il à en retirer la seule somme garantie par le système bancaire (si elle existe en Argentine – en France, elle est plafonnée à 100 000 € par personne et par banque en faillite). Mais Juan l’abandonne, écœuré.

Il rejoint un entrepôt où tout le casting est réuni : tous complices de la grande arnaque dans les petites. Même la date de la fermeture de la banque était connue. Tous touchent leur pourcentage… La crise en Argentine de 1998 à 2002 connaît son mitan en 2000, date de la sortie du film, et chacun sait qu’il doit se débrouiller tout seul pour survivre dans la jungle sociale et financière à l’américaine. L’arnaque devient une entreprise comme une autre, avec ses patrons, ses salariés, ses experts. L’homme est un loup pour l’homme (sans parler de la femme qui croque ou se fait croquer). De pirouettes en retournement final, du grand Art… et de la niaque !

Prix du public et prix du meilleur réalisateur au Festival du film de Bogotá en 2001

Grand prix et prix du public au Festival du film policier de Cognac en 2002

DVD Les neuf reines(Nueve reinas), Fabian Bielinsky, 2000, avec Ricardo Darín, Gastón Pauls, Leticia Brédice, Elsa Berenguer, Graciela Tenembaum, TF1 vidéo 2003, 1h49, doublé espagnol (argot argentin), français, 21,10

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

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Permanence des gauloiseries ?

Alors que le Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain en Laye, inauguré par Napoléon III en 1867, fête ses 150 ans, Laurent Olivier, conservateur en chef des collections d’archéologie celtique, fait le point de nos connaissances sur les « Gaulois » dans le dernier dossier de la revue L’Histoire (n°439, septembre 2017). L’étonnant, à sa lecture, est la permanence des façons de voir le monde…

Certes les « Gaulois » sont des peuplades diverses, désignées par les Romains entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées ; ces mêmes « Gaulois » appartiennent à la culture celtique qui date de La Tène au VIe siècle avant ; la partie sud, du lac Léman aux Pyrénées, a été romanisée trois générations avant la conquête de César. Donc les « Gaulois » ont changé, se sont acculturés, sont devenus progressivement Gallo-romains avant d’être presque tout à fait « Romains ». Mais quand même…

La civilisation gauloise était riche de connaissances et avancée dans les techniques – mais elle écrivait peu, ou bien sur des supports éphémères. Hiérarchiques, élitistes, les Gaulois semblaient considérer que le savoir n’était pas à mettre entre toutes les mains. Il devait être réservé aux initiés, cooptés par les puissants qui leurs transmettaient oralement ce qu’ils devaient connaître – comme aujourd’hui où le pouvoir ne s’apprend pas dans les écoles… Comment ne pas voir en effet une suite de cette mentalité dans la technocratie des hauts-fonctionnaires qui se croient pour mission de guider le peuple enfant ? Ou dans les apparatchiks idéologues qui savent-mieux-que-vous-ce-qui-est-bon-pour-vous ? Ou encore dans ces corporatismes enseignants, cheminots, chauffeurs d’hydrocarbures, conservateurs de musée… qui se font un « honneur » du métier qu’ils exercent, et se veulent imperméables à toutes les pressions de changement ? Etrangeté française, en a conclu Philippe d’Iribarne…

La société gauloise, nous apprend Laurent Olivier, devient vers le Ve siècle « de type étatique, avec des capitales de cités qui sont tout autant des centres politiques que des pôles économiques : les oppida ». La culture est guerrière avec pour objectif le prestige personnel, la renommée. D’où aujourd’hui comme hier la vanité affichée des dirigeants, qu’ils soient politiciens, patrons, intellos, artiste ou histrions médiatiques. Chacun veut « arriver », avoir son petit quart d’heure de gloire narcissique. La richesse n’est pas d’argent mais de prestige.

L’économie est secondaire par rapport à la politique. En effet, la renommée consiste non pas à accumuler comme l’oncle Picsou, ni à produire comme les peuples industrieux (les Romains par exemple) ou à commercer (comme les Grecs), mais à redistribuer pour s’acheter des clients. Cette « économie du don et du contre-don » (qui fait rêver nos nouveaux écologistes) est archaïque, fondée sur le pouvoir de redistribution. Comme « l’Etat » aujourd’hui (ou plutôt les politiciens à tous niveaux de collectivités locales et nationale qui accaparent « l’Etat »), comme les « bon patrons » paternalistes qui créent crèches et comité d’entreprise pour le personnel ou assurance santé et épargne-retraite abondées, comme les partis et les syndicats qui « aident » par copinage leurs membres influents. L’efficacité économique n’existe pas, seule compte la gloire. Le don crée de la dépendance, la domination se fait par l’argent, mais l’argent redistribué, « social » dirait-on de nos jours. Les suites de cette gauloiserie serait-il le « modèle social français » qui consiste à donner avant de produire, comptant sur la spoliation des classes moyennes qui travaillent pour assurer le flux récolté par les puissants pour donner à la masse appauvrie ?

Chez les Gaulois, « les nantis créent de la dette, qui traverse ainsi toute la société, de haut en bas. Les riches se donnent et se rendent des biens de luxe, mais les pauvres, eux, n’ont rien à donner en contrepartie de ce qu’ils ont reçu. Si ce n’est leur vie ; et c’est pourquoi ils deviennent dépendants des nantis ».

Les étrangers exploitent cette particularité culturelle… comme aujourd’hui les Américains et les Chinois, voire les Allemands, le font des Français. « Ils ont alimenté les ‘maîtres des richesses’ des aristocraties celtiques en vins méditerranéens, que les indigènes ne savaient pas produire et dont ils sont devenus avides. » Aujourd’hui, ce sont les gadgets électroniques dont les Français sont accros, n’hésitant pas à payer un téléphone dernier cri 800€ pour, en contrepartie, pleurnicher qu’on leur ôte 5€ par mois « d’aide » au logement.

Les aristocrates gaulois commandaient des « gros machins » de prestige sans aucune utilité économique, comme ce cratère de Vix qui permettait d’abreuver en vin 4500 personnes ou ce chaudron d‘argent de Gundestrup à vocation peut-être religieuse. Nous avons connu nos « gros machins » d’Etat inutiles comme le paquebot France, l’avion Concorde, le Plan calcul, la « Très grande » bibliothèque – moins fonctionnelle qu’estampillée Mitterrand… Ce « gaspillage » en termes d’efficacité économique (et écologique !) reste très « français » : la gloire vaniteuse avant la hausse du niveau de vie. Même les panneaux solaires – achetés aux Chinois – consomment plus d’énergie et de matières premières à produire qu’ils ne produisent d’électricité dans leur dizaine d’année de fonctionnement. D’où l’explosion de la dette française… qui ne date pas d’hier, puisque les Gaulois du IIIe siècle l’ont connue – avec ses conséquences inévitables : « l’explosion de la dette et de la dépendance économique, puis culturelle, vis-à-vis de Rome ». Aujourd’hui, la dépendance est envers l’Allemagne dans l’industrie, envers les Etats-Unis pour la culture, envers la Chine pour la consommation. Le Gallo-ricain est né, avant bientôt le Gallo-chinois. Et tous nos intellos de se coucher devant la puissance qui monte…

Il faut dire – encore une curieuse coïncidence des mentalités – que contrairement aux Grecs et aux Romains, « l’art gaulois n’est pas naturaliste : il ne cherche pas à représenter le monde comme nos yeux le voient, mais comme l’esprit le conçoit », explique Laurent Olivier. Ce qui permettra au christianisme, cette religion d’un « autre monde possible », de séduire des adeptes comme plus tard le communisme et les différentes formes d’utopies gauchistes, ou encore le « libéralisme du plus fort » yankee qui sévit aujourd’hui, marchandisant tout (et qui n’a rien à voir avec le libéralisme originel : français des Lumières). L’esprit invente son monde, il méprise celui que les yeux voient, d’où cette constance distorsion des actes avec le réel qui fait que l’on invente le Minitel mais que ce sont les Américains qui créent l’Internet, et toutes ces sortes de choses.

Notons aussi que « si l’on croit ce qu’écrivent Plutarque et César (…), les femmes jouissent de droits inconnus en Méditerranée, tels ceux d’endosser le pouvoir politique et de mener à la guerre ». Le tropisme bobo du compromis avec l’islam pour ne pas choquer les croyants, montre combien ces intellos sont hors sol et américanisés, bien loin des permanences gauloises des mœurs…

Il ne s’agit pas de plaquer l’histoire sur le présent pour expliquer nos mentalités, mais de constater combien des traits culturels demeurent enracinés profondément. Hiérarchique, élitiste, étatiste, guerrier, vaniteux avide de gloire, jetant l’argent qu’il a spolié pour acheter des clientèles, refaçonnant le monde à son image sans l’observer une seconde, mais accordant aux femmes une place égale aux hommes – tel est le Gaulois historique, tel est le Français d’aujourd’hui.

C’en est troublant…

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