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La Soif du mal d’Orson Welles

Il s’agit du dernier film hollywoodien du grand et gros Orson Welles à son retour d’Europe après le maccarthysme – la période fasciste de l’Amérique entre 1950 et 1955 (la tentation crispée, déjà).

Nous sommes dans une zone interlope, aux États-Unis mais à la frontière mexicaine où des derricks monstrueux pompent encore languissamment les derniers restes de pétrole qui ont fait le boom de la région. Un couple américano-mexicain en voyage de noces déambule dans la ville le soir. Miguel « Mike » Vargas (Charlton Heston), haut-fonctionnaire des stups, et son épouse Susan (Janet Leigh), suivent sans le savoir une voiture de type péniche qui se dandine sur ses suspensions et dans laquelle le spectateur a pu voir un homme placer une bombe à retardement. Ce plan-séquence d’ouverture est célèbre dans l’histoire du cinéma et Welles a obtenu de faire remplacer la musique commerciale du producteur par les simples bruits de la rue : c’est plus réaliste et fait monter le suspense. On se demande quand la voiture va sauter et si le gentil couple aura le temps de se sauter avant le grand saut.

Et puis boum ! Mais on ne le voit pas, seulement les conséquences, les gens qui crient, les sirènes des secours, et le mâle Vargas qui prie sa trop fragile femelle Susan de rentrer à l’hôtel, et elle qui ne veut pas, s’attarde, manque de se faire écraser par un camion, se fait rattraper et aborder par un jeune latino en blouson de cuir noir (Valentin De Vargas). Elle le prend de haut, la péronnelle, appelant le jeune « Pancho », en femelle alpha du peuple alpha de la planète, puis elle renverse la vapeur parce qu’un inconnu lui parle en sa langue et pas en espagnol : elle doit suivre le jeune homme, elle le suit. Bêtement, car elle est gourde, comme la plupart des pétasses d’Hollywood à cette époque macho. C’est cela aujourd’hui qui met mal à l’aise. Sans être féministe outre mesure, cette façon de considérer les bonnes femmes comme des poupées sans cervelle à qui il faut souvent couper le son par un long baiser langoureux, montrant combien elles en veulent (et ne veulent que ça), les seins en obus, la croupe en violon – c’est désagréable.

Mais il ne se passe rien, la fille est emmenée sans la forcer dans une pièce où oncle Joe Grandi (Akim Tamiroff), le frère de celui qui a été arrêté pour trafic de drogue et que celui qui a sauté dans la voiture devait déférer à la Cour, lui délivre un message : dites à votre mari mexicain de laisser tomber les charges. Et c’est tout, vous êtes libre. Seul le neveu, le jeune en cuir, est un brin séduit par la belle carrosserie et irait bien voir sous le capot, quitte à vitrioler le mari pour le dégager. Ce qui rate, il est bête, mené par sa queue comme la fille par ses seins.

Le commissaire américain Hank Quinlan (Orson Welles) prend l’affaire en main, ou plutôt dans ses grosses pognes. Car il cogne, il n’a pas de temps à perdre, il a ses « intuitions ». Et pour habitude de fabriquer des preuves pour les prouver, de toutes façons les gens sont coupables, à eux de dire de quoi. Ce pourquoi il arrête Sanchez (Victor Millan), qui a le tort d’avoir un nom mexicain et qui était l’amant de la fille du sauté de la voiture ; il aurait eu intérêt à voir disparaître le vieux qui ne l’aimait pas pour que la fille ait le fric et lui avec. Mais Vargas, convié à suivre l’enquête en observateur, a fait tomber une boite à chaussures vide en se lavant les mains, la même boite où le commissaire Quinlan affirme qu’ont été retrouvés deux bâtons de dynamite, ceux qui restaient du vol attesté sur le chantier. Vargas comprend alors que Quinlan n’est pas un flic intègre mais plus qu’un ripoux, un tyran. Il n’aura de cesse que de chercher dans les archives de la police les pièces à conviction « trouvées » par Quinlan, puis à le piéger sur ce qu’il a fait par un micro caché. Comme tous les fascistes, le gros, parce qu’il est laid, veut avoir raison et imposer sa volonté. Il manipule alors les gens et les preuves en faveur du pouvoir, le sien et ceux qu’il sert : les partisans de l’Ordre, moral, civique et militaire.

Orson Welles règle ses comptes avec la période McCarthy et dénonce ce fascisme latent de l’État américain. La bombe à retardement est la métaphore d’un univers en vase clos, qui pourrit lentement sous la corruption de l’entre-soi et qui ne peut qu’exploser à la fin. Le roman d’où est tiré le film est Badge of Evil de Whit Masterson (en français La soif du mal) n’a aucun message politique, se contentant d’opposer flic pourri et flic vertueux. Orson Welles élève Hank Quinlan au rang symbolique de César, célèbre pour avoir vaincu les Gaulois truands et pacifié la frontière – et Miguel Vargas à la noblesse de son opposant shakespearien Brutus : l’abus de pouvoir ou la république. Référence au Jules César de Shakespeare, que Welles connaît bien. Vargas ne déclare-t-il pas fermement : « Notre travail est censé être dur. Le travail de la police n’est facile que dans un État policier » ? Tout est facile quand on décide de tout et manipule le monde au nom de ses préjugés ou du Complot (comme le fit McCarthy – et Staline, ou Poutine) ; beaucoup moins si l’on doit chercher et enquêter.

Les deux hommes sont doublés en creux par deux femmes qui les accompagnent dans leur vie : Susan (Janet Leigh) qui est le rêve hollywoodien lisse pour un Mexicain aspirant au progrès ; Tanya (Marlene Dietrich) qui est la tenancière immigrée d’un bar et qui lit dans les cartes, la déchéance des bas-fonds et des superstitions qui attirent le flic tyran désabusé. Le spectateur préfère sans conteste Vargas à Quinlan, mais Tanya à Susan – inversion des couples qui fait tension.

La célébrité du film tient moins à son intrigue, mince et peu cohérente, ou à ses personnages – un Charlton Heston sans relief à la moustache ridicule, un Orson Welles en gros soûlard écrasant – qu’à sa forme. Le plan d’ouverture est original et attise le suspense, les jeux d’ombres, les travellings, l’usage de la profondeur de champ depuis les fenêtres du motel, sur les couloirs kafkaïens des archives de la police, les contrastes exacerbés entre les blancs et les noirs, les décors plantureux, les maquillages exagérés dont Welles lui-même rendu énorme, le visage épaissi, exsudant, les yeux gonflés – un expressionnisme baroque outré.

Le réalisateur Orson Welles poursuit une quête impossible entre Vérités et mensonges (F for fake), le titre d’un documentaire qu’il réalisera en 1973 sur le cinéma comme art de l’illusion. La frontière américano-mexicaine en est le décor parfait où rien n’est blanc ou noir mais tout en gradations, dans une confusion de trafics, de niveau de vie, de mœurs, de races, de métissage généralisé.

DVD La Soif du mal (Touch of Evil), Orson Welles, 1958, avec Charlton Heston, Janet Leigh, Orson Welles, Joseph Calleia, Akim Tamiroff, Universal Pictures 2005, 1h46, €9,99

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La conteuse du Palais

Ce soir, d’ailleurs, après le dîner, la guide nous invite à venir écouter pour huit euros (chacun) une conteuse. Pourquoi pas ? C’est original et breton. Mais dans quelle aventure nous sommes-nous engagés ? Nous sommes en retard, la nuit est tombée, le rendez-vous est incertain dans un lieu que personne ne connaît. Il faut passer une passerelle, mais laquelle ? On nous dit la Poste, mais la Poste n’est pas facile à trouver, surtout de nuit. Enfin nous trouvons la personne au GPS (pas très traditionnel) : c’est une Solange en falbalas bleu et vert, haute d’un mètre cinquante peut-être. Ce qui agace d’emblée est qu’elle demande les prénoms et ajoute aussitôt : « oui, j’en connais un ». Sa mère fera de même avec les lieux où nous habitons : « Paris ? je connais ». Comme si c’était important d’avoir tout vu, tout rencontré, tout vécu… Est-ce un « truc » d’acteur pour se concilier la personne ?

Solange Nunney (elle se révèle sur Internet) ne veut pas dire son âge mais elle a 54 ans ; elle fait plus jeune, surtout dans la semi pénombre. Le groupe une fois réuni, sauf le couple de Poitevins qui n’est pas venu, elle nous emmène par le Chemin des fées dans un dédale de ruelles au pied de la citadelle, parmi les bois et les maisons à peine éclairées. Elle nous conduit dans une cabane construite dans un terrain vague rempli de plantes plus ou moins cultivées, qu’elle rassemble pour faire des tisanes et autres potions. C’est sa « cabane magique d’Aël-Hëol », construite il y a vingt ans avec des copains sur un terrain appartenant à sa grand-mère. Lorsque nous entrons, tout est noir. Elle doit allumer plusieurs bougies. Elle nous dit qu’un conte réclame le feu, car les anciens conteurs parlaient à la veillée devant la cheminée. Ce pourquoi les bougies sont aujourd’hui obligatoires pour les conteurs (bretons). Cela participe surtout à rendre un brin mystérieuse et changeante l’atmosphère comme le savaient déjà les peintres de Lascaux.

Elle déclame un peu, en celto-mystique des années 70 entourée de drapeaux de prières tibétains, de figurines en céramique qu’elle fait elle-même et de ses peintures plutôt croûtes qui illustrent les contes. Elle croit aux êtres fantastiques que sont les fées, les elfes et les korrigans, aux forces obscures de la nature, aux « pouvoirs » de communiquer avec « les énergies ». Elle se verrait bien en druidesse moderne. Les Romains ont vaincu les Celtes et les ont forcés à la logique, croit-elle, mais les anciennes croyances ressurgissent avec « les crises ». Sa mère, 80 ans, est très fardée, une grande Castafiore encore en représentation comme du temps où elle était actrice. Les parents étaient en effet baladins et bijoutiers ; le groupe de musique de son père s’appelait le Belligroupe (pour Belle-Île). Le fils Henry a repris l’activité de bijoux et la fille Solange les contes.

En Bretonne bretonnante, issue d’une vieille famille du Palais – en partie d’origine indienne aime-t-elle à penser par idéologie mystique, soit issue des Français revenus d’Acadie qui étaient réputés s’être mélangés – la Solange s’installe sur son fauteuil et commence à conter. Non sans avoir ramassé les sous « versés d’avance ». Il est vrai qu’une centaine d’euros pour deux heures en soirée est une aubaine pour elle ; cela doit être rare.

Elle nous parle du Triskèle, la spirale de l’infini, puis de la légende de Yann et Yanna (Jean et Jeanne), ces deux amoureux transformés en menhirs que l’on peut voir encore au centre de Belle-Île. Yann devait étudier vingt-et-un an pour être druide et Yanna connaissait les herbes et les plantes. Ils étaient jeunes, ils s’aimaient, mais la jalousie du chef qui voulait baiser la fille lui tout seul a tout gâché ; il péchait par « jalousie, égoïsme et orgueil, ces trois défauts humains les plus laids » selon Solange. Il a interdit le mariage par ses pouvoirs de chef, un abus manifeste qui ne pouvait rester impuni selon la sagesse balancée des nations. Les amoureux se voyaient donc en cachette, la nuit, dans la lande déserte de Kerlédan. Un jour, une mauvaise langue les a dénoncés et le chef, d’une jalousie exacerbée, a engagé une sorcière de Locmaria pour les empêcher de s’unir. Il suffisait de composer une potion et d’en verser trois gouttes dans leurs narines durant leur sommeil. Lorsqu’ils se sont rencontrés ensuite comme si de rien n’était sur la lande déserte, ils se sont transformés en roches, dressés l’un vers l’autre sans pouvoir se toucher. Mais on dit qu’une bonne fée est passée par là, et qu’à la pleine lune, ces deux êtres de pierre redeviennent chair et s’unissent – une fois par mois donc. Nul ne les a encore vus mais on aime à le croire.

Pour ceux que cela intéresse, la réservation est au 02 97 31 51 95.

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Hommage à John Mc Cain

John McCain vient de mourir d’un cancer américain. C’est à la fin de 2002 que j’ai connu le sénateur de l’Arizona à Washington, lors d’une série de rencontres organisées par le père de la célèbre courbe de Laffer sur la relation entre prélèvements obligatoires et recettes de l’Etat (que le président qui « a fait HEC » aurait dû apprendre avant de faire sa monumentale erreur de 2013). McCain m’avait fait une forte impression, l’effet d’un vertueux, conservateur mais humain.

Il était Républicain, mais pas vraiment de la tendance Georges W Bush : ni héritier fils de famille, ni diplômé huppé par complaisance, ni bobo échappant au service militaire, ni affairiste rentre dedans. Militaire, fils et petit-fils de militaire, il savait ce qu’était l’honneur. Il mettait les relations humaines au-dessus des relations d’affaires et haïssait le mensonge comme les passe-droits. Ce pourquoi il avait été refusé d’être libéré par les Nord-vietnamiens avant les autres pilotes prisonniers parce que « la règle » voulait que le premier entré soit le premier à sortir.

Il s’est lancé en politique à 46 ans, après cinq années passées dans les geôles vietnamienne pour avoir été descendu lors de sa 23ème mission au-dessus de Hanoï. Il n’était pas un militant discipliné de son parti mais gardait sa façon de penser – ce qui est plutôt rare dans n’importe quel parti qui ne réclame que des supporters.

En bon libéral (au sens français), il considérait que l’égoïsme des intérêts privés devait être contrebalancé par le pouvoir d’Etat. En bon libre-penseur (même s’il était chrétien), il considérait que la bigoterie engendrait inévitablement « intolérance et corruption ». Toute croyance ancrée dans une unique et indéracinable Vérité donne des œillères et conduit les gens à mentir et à user de tous les moyens pour la faire triompher. Ainsi, lors des primaires républicaines de 2000 pour la présidentielle, le clan George W Bush l’a-t-il accusé des pires turpitudes de l’imaginaire yankee : engrossé une femelle noire, trahi au Viêt Nam, transmis la syphilis à sa seconde femme, avoir perdu la raison en captivité. Rien de vrai mais « plus c’est gros, plus ça passe » disait le bon docteur Goebbels. Trump reprendra en plus vulgaire cet usage des « fake news », terme délicatement tendance pour dire les « mensonges ».

Abus de pouvoir, abus d’influence, abus de richesse, John McCain s’élevait contre. Il était l’autre face de l’Amérique, celle des pionniers et des cow-boys opposée à celle des spéculateurs et des affairistes des banques et de l’industrie. Il était humain, pas politicien, pragmatique pas népotiste.

Bien que soutenu lors de la campagne présidentielle 2008 par Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, Clint Eastwood et Bruce Willis, il sera battu par Barack Obama qui lui aussi donnait une image d’honnêteté et d’intégrité – mais homme neuf et de couleur. Obama le démocrate a beaucoup déçu ; McCain le républicain aurait probablement pu faire mieux, moins empêtré dans sa couleur et moins inféodé au Government Sachs.

Mais la politique reste une saloperie : ce qui compte est de gagner et peu importent les moyens. Il faut malheureusement des politiciens pour gouverner le pays, mais les électeurs doivent les surveiller et les institutions les tempérer – et les médias enquêter plutôt que de faire la morale (comme notre imMonde). C’est ainsi que fonctionne une saine » démocratie ». Si John Mc Cain n’a pas pu, il reste un exemple.

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