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Vers les Lofoten

Au nord de la Norvège gît un archipel au-delà du cercle polaire : les Lofoten… Ce nom m’évoque le cimetière poétique de Milosz, nom étrange et doux sur lequel se plaint le vent à la voix d’enfant. Oscar Vladislas de Lubicz Milosz (1877-1939), édite ce poème dans ‘Les Sept Solitudes’ (1906) :

Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale
Au cimetière étrange de Lofoten.
L’horloge du dégel tictaque lointaine
Au cœur des cercueils pauvres de Lofoten.

Et grâce aux trous creusés par le noir printemps
Les corbeaux sont gras de froide chair humaine ;
Et grâce au maigre vent à la voix d’enfant
Le sommeil est doux aux morts de Lofoten.

Je ne verrai très probablement jamais
Ni la mer ni les tombes de Lofoten
Et pourtant c’est en moi comme si j’aimais
Ce lointain coin de terre et toute sa peine.

Vous disparus, vous suicidés, vous lointaines
Au cimetière étranger de Lofoten
— Le nom sonne à mon oreille étrange et doux,
Vraiment, dites-moi, dormez-vous, dormez-vous ?

— Tu pourrais me conter des choses plus drôles
Beau claret dont ma coupe d’argent est pleine,
Des histoires plus charmantes ou moins folles ;
Laisse-moi tranquille avec ton Lofoten.

Il fait bon. Dans le foyer doucement traîne
La voix du plus mélancolique des mois.
— Ah ! les morts, y compris ceux de Lofoten —
Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi…

Lofoten carte rando TA

J’aime l’ailleurs parce qu’il délivre la délicieuse nourriture de l’oubli. Quitter l’habituel pour la curiosité d’ailleurs. J’avais depuis 25 ans l’envie de revenir en Norvège. Choisir d’aller à 300 km au-delà du cercle polaire était encore plus tentant : les paysages y ressembleraient-ils à ceux d’Islande ? Les Vikings partis à la conquête de l’ouest s’y sont-ils reconnus ?

Atteindre les Lofoten reste une expédition. Outre qu’il faut une journée entière pour se rendre sur les îles et autant pour en revenir, le voyageur a l’impression d’un pays proche alors qu’il est aussi distant que l’Asie. L’administration ferroviaire française planplan en a rajouté une couche en limitant l’accès à l’aéroport de Roissy uniquement à partir de la gare du Nord, avec des rames qui s’arrêtent à toutes les gares. « Pour travaux », dit-on, en oubliant soigneusement que l’aéroport qui se veut « international » fonctionne surtout durant les congés d’été ! Une heure et quart de Châtelet à Roissy, le double de la durée habituelle, qui dit mieux ?

norvege billet 100 couronnes

Nous effectuons Paris-Oslo sur SAS en Boeing 737 en 2h15. Mais il y a deux heures d’attente à Oslo où il faut récupérer nos bagages pour les réenregistrer sur les vols intérieurs. C’est que nous quittons l’espace de Schengen pour l’espace norvégien, qui se veut réservé. Petits blonds tout dorés qui reviennent de Mykonos via Paris. Une famille de trois garçons de 6 à 10 ans attend ses bagages, la mère comme un rêve déjà mûr. Rien n’est beau comme le cheveu blond. Il ruisselle d’or sur le cou et les épaules, donne un éclat particulier aux yeux clairs et aux visages jeunes.

Oslo-Bodø dure encore une heure et demi ; c’est qu’il nous faut atteindre l’autre bout de la Norvège ! Le ø se prononce « eu » mais Bodø sonne un peu comme Bouddha dans les haut-parleurs. Si l’aéroport de la capitale est grand avec de nombreuses boutiques duty-free, celui de Bodø est provincial, vide. En dehors d’une université et d’une base de l’OTAN, il n’y a rien à Bodø, que le port de ferries pour les Lofoten et un automate pour convertir les euros en couronnes. Nous ne l’emprunterons qu’au retour, l’aller aux îles vers Svolvaer s’effectue en avion.

piece viking norvege

Encore près de trente minutes de vol jusqu’au petit aéroport de Svolvaer, sur l’île la plus proche d’Austvagøy, commune de Vågan. C’est un Dash 8 à deux hélices de la compagnie Wideroe qui nous permet de voir l’émiettement de la côte d’en haut. Des montagnes de granit noir, toutes déchiquetées, émergent de la mer de Norvège.

Le nom de Lofoten vient de , « lynx » et de fótr, « pied », la forme de l’île aurait été semblable au pied d’un lynx. Il y aurait environ 25 000 habitants à demeure dans les îles.

Lofoten chalet d ete

De là, ce n’est pas fini : un bus nous emmène jusqu’au camping en dur de Sandsletta où nous pourrons enfin nous poser. L’amusant est qu’à minuit il fait encore jour comme s’il était vingt heures. Les jours ne commencent qu’à peine à diminuer, la « nuit » se réduisant à un crépuscule marqué de quelques heures. Mais en deux semaines, nous verrons la différence : l’éternelle nuit s’avance de plus en plus vite !

norvege Lofoten crepuscule

Le camping héberge un autobus allemand suivi d’une remorque à bagages. Mon étonnement est de compter trois rangées de hublots superposés, probablement trois rangées de couchettes sur la hauteur ! Ce n’est que pour dormir, mais entasser autant de monde en masse… Il y a une psychologie du groupisme, bien au chaud dans la promiscuité, qui est propre aux Allemands.

bus dortoir allemand Lofoten

Le camping recèle aussi plusieurs chalets à quatre couchettes peints en bleu vif, eau et sanitaires en blocs extérieurs ; nous en avons deux pour notre groupe de six.

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Lucette Blanchet, Là-haut

Il était comment, le monde d’avant ? C’était le monde paysan. Jusque dans les années 1960, les générations en Savoie restaient pour la plupart à la ferme, « emmontagnant » à la belle saison en chalets d’altitude. Le cheptel devait brouter l’herbe grasse sous les glaciers pour donner ce lait enrichi qui fait les bonnes tommes.

lucette blanchet la haut

Née en 1940, l’auteur a 5 ans lorsqu’elle est envoyée en vacances au pair chez une nounou fermière vaguement de la famille, à Miocé, hameau (inventé ?) de Bellecombe dans le Haut-Jura. Chez elle, ça barde : le père à la SNCF se pique la tronche tous les soirs et la mère, faible et peuple, ne veut pas divorcer. La sœur aînée part dès qu’elle peut travailler, vers 16 ans. Pour la petite, il faut quitter la ville, la honte, la déchéance, cette boule qui ankylose son sternum. A l’inverse, la montagne, son ciel pur, l’immensité du paysage, ses odeurs de nature, c’est la liberté.

Le livre est un roman et il est indiqué en exergue « toute ressemblance, etc… ». Mais il est dit dans l’exergue qui suit : « continument la réalité et la fiction s’imbriquent pour former un tout ». Donc les noms et les lieux sont imaginaires, mais les personnages et les situations sont vrais. Lucette est Nina. Elle se souvient. Comme pour le petit Marcel, la mémoire surgit par les narines. Pour Nina pas de madeleine au thé mais le purin, la suie, le café-chaussette, l’odeur crue de l’eau torrentueuse, l’herbe, le foin et la peau des êtres aimés. « C’était d’abord les odeurs, les senteurs qui l’assaillaient en premier. Et puis le glacier qui dépassait des nuages, les névés qui avaient bien grossi et ces vieilles pierres dallées devant le chalet s’ouvrant comme des clapets boueux par mauvais temps » p.341.

Gamine, elle découvre l’existence à ras de terre, les chardons qui piquent, la boue dans les chaussures, le fumier glissant, la source glacée. L’absence de confort de la nature, le feu sans cheminée qui enfume, la pluie qui s’infiltre entre les lauzes du toit, l’humidité du brouillard, la brûlure du soleil à midi. Elle vit la vie des bêtes, des vaches à mener au pâturage, du chien à caresser et ordonner, des lapins à dépiauter et cuisiner, des cochons qui bâfrent comme des porcs, des puces dans la paille des lits. Et puis il faut bosser, des aurores au crépuscule, sans arrêt : c’est ça la bonne vie écolo dont rêvent les bobos confortablement installés dans le salon de leur cottage rurbain, face à leur écran couleur. « Elle trayait, donnait à manger aux cochons, aux poules, allait chercher du bois, allumait le feu, épluchait les pommes de terre, faisait la vaisselle, lavait le linge, balayait, ramassait l’herbe aux lapins, préparait les repas, retrayait les vaches, portait du lait chez tante Armande, donnait à manger aux lapins, coupait du bois, allait en champ » p.83.

De 5 à 17 ans, Nina devient passionnée du lieu, écrin fermé quasi familial dans un décor de liberté grandiose. Il y a Fifine la nounou, Jean-Louis le gamin d’à côté d’un an plus âgé qu’elle, les niôlus – les nigauds jumeaux – débrouillards et musclés, con ce Tantin d’oncle, Félix le mari qu’on voit peu parce qu’il reste au village du bas, Bruno et Bianco les bergers d’altitude qui ont des choses à cacher, Édouard 13 ans venu se refaire une santé depuis Mulhouse, Mario l’aîné d’une platée d’enfants de l’autre côté de la frontière venu faire berger à 14 ans avant de devenir curé, Rose la tenancière d’auberge avide d’hommes et mère des niôlus, Léone, la Prévalée, Brigitte, Philibert…

Depuis tout petit, les gamins voient les chiens se monter et les taureaux enfiler la vache avec leur dard dressé d’au moins 30 cm. C’est la nature. Dès 12 ans, ils ressentent en eux les premiers émois mais se demandent : « C’est quand même pas comme les chiens ? » p.202. Les amis d’enfance s’aiment, mais le plus souvent d’amitié. Difficile de faire tonner le coup de foudre quand on se connait depuis toujours. Nina, à 13 ans, « aimait bien jeter le trouble entre elle et Jean-Louis. Quand il se releva, il était tout rouge ! Elle aussi d’ailleurs, une chaleur l’envahit. » Mais la nature est bien faite, elle décourage les unions entre personnes trop proches : il y a l’amitié profonde, mais pas l’amour passion ; il doit venir d’ailleurs. « Il faut dire que là-haut on vivait sous le règne de la pudeur. La pudeur était une bienséance au même titre que la politesse ou la probité » p.231. Poussé par sa mère, Jean-Louis choisira les biens plutôt que la fille, il agrandira ses terres par alliance avec une autre que Nina. Car le mariage est un contrat de biens quand on n’est pas bien gai (ni lesbien) mais paysan.

Nina tombera amoureuse à 18 ans d’un ouvrier typographe de la ville au « corps souple et bien campé ». Tout Miocé lui a appris la beauté et les manières de l’amour, sans qu’elle puisse devenir adulte dans ce cocon à la Rousseau. Mais elle a su jauger des hommes par ceux qu’elle avait côtoyés : « la beauté des Niôlus – crinières auburn sur des corps d’éphèbes… » p.432. Toujours à faire des bêtises, les jumeaux, mais serviables et unis comme la main, sensuels parce que deux contre les préjugés : « on met pas de pyjamas, on dort tout nu » p.131. Paul et Paulin sont différents, le second veut à toute force attirer l’attention : à 15 ans « il fit des roulades tout nu qu’il était » après un plongeon sous une cascade d’où il était ressorti gelé, au point que Paul son jumeau a du se déshabiller pour « le couvrir de son corps tout chaud » p.306. Mais « les jumeaux, c’est spécial ».

C’est ainsi qu’on apprend la vraie vie, en montagne. Nina est une gamine espiègle quand elle n’est pas sous la houlette soularde de son père. Jeune fille, elle est pleine de fantaisie. On rit, par équilibre avec le solide mais trop sérieux Jean-Louis. Même les vaches ont leur personnalité. Un délicat roman autobiographique émaillé de patois savoyard d’une femme auteur de probablement 73 ans aujourd’hui qui se souvient. Tendresse, humour, travail, dans une famille recomposée et sur une petite patrie montagnarde. J’aime bien ce roman-vérité, jamais misérable.

Lucette Blanchet, Là-haut, octobre 2012, éditions Baudelaire, 441 pages, €22.80

De très nombreuses corrections restent à faire… La faute systématique à balade (qui promène) écrite ballade (qui se chante) ! Des lettres inadéquates (mal lues sur manuscrit ?), des mots incompréhensibles (« parquet d’amour » p. 306 pour « paquet » ?), le systématique point d’interrogation après qui en plein milieu des phrases, et même un paragraphe entier redoublé p.250 ! Le lexique des mots patois aurait gagné à être complété et mis tout simplement par ordre alphabétique. Il semble que l’éditeur ne se charge en rien des corrections (trop cher ?) – c’est bien dommage.

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