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Chester Himes, Couché dans le pain

Chester Himes est Noir, né en 1909 dans le Missouri. Barman et groom, il devient délinquant à moins de 20 ans et en prend pour vingt ans. Libéré en 1935 (il a fait moins de dix ans), il se lance dans le roman policier dont il a lu des exemples dans un magazine. Il s’installe à Paris en 1954 où Marcel Duhamel le traduit pour la Noire de Gallimard (ironie de l’histoire). C’est la gloire. Il meurt en 1984 à Alicante.Chester a goûté à tout dans son milieu ségrégué et décrit avec une ironie corrosive qui nous fait encore rire aujourd’hui ce qu’on n’appelait pas encore « la communauté » noire américaine. Il situe son roman dans Harlem, « le » quartier « nègre » des années 30 à 70 et les qualifie volontiers de « négros ». L’époque n’est pas au politiquement correct et les mots veulent dire tout cru ce qu’ils disent. Puisque « la race » est un concept remis avec délectation à l’ordre du jour par les « racisés » dont les Noirs se font une exclusivité (pas question d’y inclure les Asiatiques ni les Juifs, semble-t-il), ce roman des années de racisme peut être relu à point nommé.

L’auteur n’y est pas tendre avec les travers des ses coracisés. Il décrit leur clinquant, leur frime, leur mauvais goût, leur jalousie morbide pour des questions « d’honneur » emprunté aux latins, leurs métiers glauques : « flambeurs, maquereaux, putains, maquerelles, garçons de wagon-restaurant » p.101. Ces gens-là se pavanent en Cadillac à dérives tel Johnny le balafré, le teneur de maison de jeux, portent des vestons vert pomme sur des chemises rouge vif, ou des blousons directement sur leur torse nu comme Ibsen dit Mâchoire d’acier, le truand plumeur de volailles chez le juif Goldstein « ainsi que plusieurs petits  Goldstein » p.150, ou se croient mandatés par Dieu, tel le révérend Short de l’église autoproclamée de la Sainte-Culbute. Les fidèles s’excitent mutuellement et entrent en extase, se roulant par terre les uns sur les autres, en général un homme « avec la femme d’un autre » p.67. Les filles sont soumises et se lamentent, quand elles ne prennent pas de grosses baffes en pleine tronche pour « leur apprendre ».

L’intrigue débute par le révérend éméché qui chute du balcon de veillée funèbre d’un big boss appelé Big Joe, direct dans un panier à pains. D’où le titre français, différent de l’américain. C’est Chick qui l’a poussé ou bien Dieu qui l’a voulu, tout dépend de l’état d’ébriété alcoolo-opiomisée du révérend Short, frustré sexuel. Il a vu un patron blanc de supérette poursuivre un jeune noir qui venait de lui voler un sac de pièces dans sa voiture laissée ouverte alors qu’il était occupé à ouvrir son rideau. Les pains amortissent la chute et le religieux remonte à la fête. Mais l’on découvre peu après que le panier recèle un cadavre, celui de Val. Qui l’a tué ? Beaucoup de gens ont une bonne raison. Il tourne, tout comme Chink, autour de Dulcy, la copine à Johnny, lequel est jaloux comme un mac, mais Chink sait quelque chose sur Dulcy que lui a dit Val et qui concerne Johnny, il entend se faire payer 10 000 $ pour la boucler. Mamie, la femme de feu Big Joe, tente d’apaiser les tensions. En bref, tout est embrouillé et les cerveaux noirs embrumés. Rien n’y fera et couteaux comme pistolets et même fusil à pompe parleront, faisant plusieurs morts avant la fin.

Ce sont les inspecteurs de Harlem Jones et Johnson, alias Ed Cercueil et le Fossoyeur, qui sont chargés de l’enquête. Ils sont noirs eux aussi et connaissent bien leur terrain : « les gens à Harlem agissent pour des raisons auxquelles personne d’autre au monde ne songerait » p.245. De fait, tout sera irrationnel, incongru, stupide, borné. La rue étouffante voit défiler les paradoxes : « on y voyait des jeunes filles-mères allaitant leurs bébés, se nourrissant d’espoir ; des gros gangsters noirs circulant les poches bourrées de fric dans leurs gigantesques cabriolets aux couleurs éclatantes, en compagnie de leurs pouffiasses de grand luxe. Des ouvriers éreintés par leur journée de travail, les épaules collées aux murs des immeubles, profitaient de ce que leurs patrons blancs ne pouvaient pas les entendre pour discuter à haute voix. De jeunes voyous, qui se réunissaient pour aller rosser une autre bande, fumaient de la marijuana afin de se donner du courage » p.113. Les plus beaux sont les plus bêtes et les plus intelligents les plus tordus, comme si « la race » ne pouvait s’en sortir.

C’est écrit direct, drôle, aigu. Les gens sont saisis sur le vif, sans jugement, juste décrits tels qu’ils se veulent apparaître. L’intrigue progresse pas à pas dans les intrigues des uns et des autres, les mensonges des filles qui n’osent pas de peur que, engendrant une cascade d’événements imprévus et tous pires. Les inspecteurs jouent les uns contre les autres, donnant le choix du passage en jugement et de la prison ferme pour des années ou d’une simple contravention de trente jours au ballon s’ils livrent des informations. Dieu est convoqué pour justifier tout ce qui arrive d’humain trop humain, tournant en dérision la croyance comme superstition. Un bon roman d’une Amérique séparée, ignare et paumée mais qui cherche le fric et l’amour dans n’importe quel ordre.

Chester Himes, Couché dans le pain (A Jealous Man Can’t Win), 1959, Folio policier 2002, 247 pages, €7.00

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William Golding, La trilogie maritime

La trilogie maritime est un grand œuvre de prix Nobel de Littérature de la part de William Golding (il lui fut attribué en 1983). Elle fut écrite en 1988 et 1989, quelques années avant de passer de l’autre côté, là où les hochets n’importent pas et les hoquets non plus. Rites de passage, Coup de semonce et La cuirasse de feu ne sont pas des titres d’Harry Potter mais les épisodes d’une initiation. Le jeune homme en question est plus âgé que le collégien sorcier, au début de sa vingtaine ; son nom est Edmund Talbot. William Golding a toujours aimé analyser les humains en situation. Les plus lettrés des lecteurs se souviennent de Lord of the flies, publié en 1954 et traduit en français sous le titre Sa majesté des mouches. Ce livre-culte, devenu en 1963 un film de Peter Brook, observait des garçons autour de la puberté livrés à eux-mêmes dans une île après un crash d’avion…

William Golding Trilogie maritime

Edmund, jeune esquire, part servir le Royaume comme quatrième secrétaire du Gouverneur aux antipodes, dans cette Australie colonisée par les convicts (appelés – par la langue de bois déjà – des « hommes du gouvernement »). Nous sommes au début du 19ème siècle, Napoléon vient d’être exilé en l’île d’Elbe. La traversée, sur un bateau pourri de la Navy mené par un capitaine psychotique et peuplé d’immigrants, va durer presque un an ! De quoi alimenter les étapes du passage à l’âge adulte.

Épris de grec et bourré de latin (ce dernier considéré comme langue vulgaire « faite pour les sergents »), assez content de lui-même, protégé par un parrain illustre auquel il a promis le récit de la navigation, Edmund ne tarde pas à se voir coller une image de « lord », phraseur et soucieux de sa condition. Mais dans une traversée aussi longue sur un navire aussi précaire, il faut bien se frotter aux autres – physiquement et mentalement. Et c’est là que le sens théâtral de l’auteur met en scène l’humanité en sa tragi-comédie. Un révérend coincé et un beau jeune marin musclé demi nu de 20 ans ; un Premier lieutenant monté du rang dont toute ambition se cantonne au principe de précaution et un Troisième lieutenant, ex-noble français empli d’idées, de savoir technique et de bagout ; un aspirant de 15 ans timoré et sans espoir (mais qui survit) et son cadet de 14 ans vif et déluré (qui disparaît brutalement) ; une ex-pute folâtre et une ex-gouvernante collet-monté ; un époux qui ne porte pas la culotte et un athée missionnaire qui offre sa main… Tous ces personnages détonants, allant par paires, vont faire des étincelles !

torse nu blond muscle travis fimmel australien

C’est sans conteste le premier tome qui est le plus enlevé. Unité d’action, de lieu, de caractères : le bateau est un microcosme des désirs humains et des conventions sociales, un « village global ». On peut mourir de honte et c’est ce qui arrive au révérend Colley, exalté par le matelot Billy Rogers, beau comme un Travis Fimmel posant pour Calvin Klein. Saoulé lors de la cérémonie du passage de la Ligne, Colley se voit offrir une fellation qu’il ne refuse point, dans l’entrepont, par l’éphèbe populaire. Après son décès, au tribunal de la dunette devant lequel le trop beau matelot doit s’expliquer sur « les mœurs » de la Royal Navy en usage durant cette journée de folie, il a cette réponse digne du rusé Ulysse : « dois-je commencer par les officiers, Monsieur ? » La réplique clôt aussitôt le débat parmi ces Anglais collet-monté de l’ère prévictorienne. Pas de jugement donc, le livre de bord affirmera « mort de maladie », ce qui fera tiquer notre Edmund encore idéaliste, et réfléchir à point nommé, lorsqu’on se veut politique, sur l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité.

Le tome second manque de souffle dans ses débuts, il peine à trouver un nouveau sujet dans cette traversée qui se prolonge. Heureusement qu’un bateau frère se rapproche, contenant de belles femmes, et que notre Edmund tombe raide dingue d’une jeunette d’à peine 17 ans. Un bal donné dans les grands calmes, un message puis la séparation brutale avec le vent qui lève et désunit les esquifs. Le souvenir de la belle alimentera le journal de bord de notre ingénu.

voiles d un bateau

D’autant qu’il lui reste le pire à affronter au tome trois : un aspirant inapte, un bateau qui craque de toutes parts, les quarantièmes rugissants. De quoi se poser d’utiles questions sur cette arche qui pourrait couler bel et bien avant de toucher terre. La tragédie rôde : sans mât de misaine, point assez de vitesse ; sans vitesse, point assez de nourriture ; réparer le mât exige des fers portés au rouge, au risque de faire brûler tout le bateau… Tragique dilemme qui fait se souvenir des deux éthiques : faut-il rester frileux et agir en Chirac/Hollande ? Ou bien se payer d’audace et tenter le tout pour le tout à la De Gaulle/Sarkozy ? Ce n’est pas dit comme cela mais c’est l’idée : principe de précaution et mort lente d’inanition, ou courage d’oser avec perspective de s’en sortir ? Pour de bons Anglais, hommes d’action, c’est le courage qui prévaut et non l’immobilisme. Malgré la tempête, malgré le mur de glace d’un gigantesque iceberg, malgré la disparition de l’intendant et du vif aspirant, le bateau parviendra à bon port, « le Hollande » et « le Sarkozy » ayant calculé, par la méthode précaution-tradition ou par la méthode innovation-calculs, le même point.

Edmund arrive en Australie en ayant surmonté la Mort, l’Amour et les Épreuves. Sa Quête initiatique se verra récompensée par une élection au Parlement de Londres, un héritage précipité lui donnera l’aisance et la main de celle qu’il aime pour rassasier ses désirs. La tête, le cœur et le ventre sont désormais comblés. Happy end.

Mais c’est moins cette fin qui compte que le déroulement de l’aventure. Dieu, référence lointaine, n’intervient pas, les sentiments humains sont passagers comme les hommes dans un bateau, les conventions sociales encadrent et fournissent une bonne excuse à la méchanceté foncière de l’être humain. En bref, on fait son destin par soi-même : en étant capitaine inflexible, lieutenant convaincant, époux inspiré. Edmund revit un périple d’Ulysse en découvrant le monde, les éléments et l’humanité réelle. Ce n’est déjà pas si mal.

William Golding, Rites de passage I, €6.46, Coup de semonce II, €6.46, La cuirasse de feu III, €6.46 sont édités en Folio, entre 300 et 400 pages chacun.

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