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Mystique républicaine

On ne lit plus Péguy aujourd’hui, même si notre prof de français de seconde nous en parlait jadis avec admiration. Cela ne se vend plus, probablement à cause du style. Car il est lourd, redondant, circulaire. C’est un style de discours en tribune, de déclamation en assemblée, pas fait pour le silence du livre et de la lecture. Pourtant en Notre jeunesse, écrit en 1910, se trouvent des idées toujours jeunes.

Paradoxalement, il y est peu question de la jeunesse, et encore moins de celle de l’auteur. Péguy développe ses conceptions politiques à leurs débuts, marquées de façon indélébile par l’affaire Dreyfus. J’ai retrouvé certaines de mes interrogations adolescentes, notamment ce que Péguy appelle « la mystique républicaine ». C’est une grande idée, une idée simple, mais qui porte encore. Plus qu’avant même, car l’argent des machines politiques et la complexité des imbrications économiques et internationales laissent le champ politique désormais ouvert aux seuls spécialistes. Avec le recul, la mystique républicaine a fait se lever la Résistance, puis la conquête du pouvoir par la gauche en 1981. Un nouveau consensus écolo-centriste, fondé sur la même mystique, est peut-être né avec le mouvement de renouveau d’Emmanuel Macron ?

Qu’en est-il, selon Péguy ?

Le monde moderne est « le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique » p.15. La mystique est le sens des valeurs, la culture en acte. Ses incarnations en sont Jeanne d’Arc, Barra et Gavroche, de Gaulle, Jean Moulin. « Ne parlez point si légèrement de la république, elle n’a pas toujours été un amas de politiciens, elle a derrière elle une mystique, elle a en elle une mystique, elle a derrière elle tout un passé de gloire, tout un passé d’honneur, et ce qui peut être plus important encore, plus près de l’essence, tout un passé de race, d’héroïsme, peut-être de sainteté » p.17. Car « des hommes sont morts pour la liberté comme des hommes sont morts pour la foi » p.28. Mais c’est une loi de l’histoire que toute foi s’use, que toute légitimité devienne routine.

La mystique se dégrade en politique, les pensées en idées, les instincts en propositions, la culture en enseignement, l’organique en logique. Ce qui était vivant s’intellectualise, le premier mouvement devient opportunisme. On ne bâtit plus, on nomme une commission pour étudier la possibilité de bâtir ; on ne tranche plus, on cherche le plus petit commun consensus (comme à Notre-Dame des Landes…). Le souci de rigueur et d’équité des défenseurs de Dreyfus a été minée par « la politique » avec le bloc des gauches au tout début du siècle. Ils ont trahi l’intégrité au profit du pouvoir. Les « socialistes », sous Mitterrand et Hollande, ont de même préféré leurs petits jeux politiciens et bramé « la Morale » tout en agissant comme des mafieux et des escrocs trop souvent.

Ce ne sont plus ni des saints ni des héros, mais des clercs et des politiciens qui régissent la république. Ils méprisent la grandeur qu’ils ne comprennent plus (ça ne s’apprend jamais à l’ENA), leur scepticisme intellectuel se croit très fort dans le calme et la paix. Viennent les troubles ou la bataille – ou les attentats –  et les esprits destructeurs qui se moquaient de tout se terrent. Ils dénient la réalité qui existe au cœur de l’islam, ils excusent les terroristes par leur milieu social, ils accusent de racisme les Juifs qui ont peur et d’idées extrémistes « de droite » tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Ils se dissimulent, tremblent, voire collaborent : la fidélité à leurs valeurs se tait devant la trouille. Cela s’est vu en 1940 – où une majorité de gens de gauche a voté Pétain ; Péguy, mort en 1914, l’avait prédit – cela s’est vu en 2015 où « tous Charlie » s’est révélé un leurre et où nombre d’intellos sont devenus collabos des tendances fascistes d’un certain islam.

Et ce sont les obscurs, les sans-grades, ceux qui avaient conservé en leur cœur quelques braises de cette mystique républicaine, malgré les sarcasmes et le cynisme à la mode, des juifs de gauche comme Raymond Aron et des cathos de droite comme Daniel Cordier qui sauvent l’honneur de la république et du pays. Et les valeurs pour lesquelles il vaut de mourir. Hier les résistants et ceux qui se sont opposés à la torture en Algérie ; aujourd’hui les flics de terrain, mal à l’aise dans les banlieues à caïds, ou les soldats qui vont combattre Daech ou Aqmi – tous ceux que « la gauche » bobo ignore ou méprise, bien au chaud dans le confort des prébendes d’Etat ou des collectivités, bien à l’aise dans la langue de bois de « la morale » et des « grands principes », le compte en banque bien garni, parfois en Suisse ou dans un paradis (non socialiste).

D’où la baffe monumentale aux présidentielles, aux moral-socialistes. D’où la poussée Le Pen, miraculeusement stoppée par l’indigence de la chef et la séduction du jeune attrape-tout. D’où la colère prête à jaillir contre les urbains intellos s’ils ne se ressaisissent pas. Pour le moment, malgré une certaine arrogance due à sa jeunesse et à son parcours tout de réussite, Emmanuel Macron a repris le flambeau : la France existe dans le monde, la confiance est revenue pour y investir, l’emploi se redresse un peu avec une petite croissance, les réformes sont en train, des décisions sont prises – tranchées – sur les absurdités des prédécesseurs (l’aéroport de Nantes, le budget de la défense, les règles du travail, la taxation du risque).

Nos vertus françaises (que Péguy appelle d’un mot vieilli, « la race », traduit aujourd’hui par le mot tradition), nos valeurs culturelles dans le monde, notre originalité en Europe, Charles Péguy les énumère en 1910 : « Les vertus de la race : la vaillance claire, la rapidité, la bonne humeur, la constance, la fermeté, un courage opiniâtre, mais de bon ton, de belle tenue, de bonne tenue, fanatique à la fois et mesuré, forcené ensemble et pleinement sensé ; une tristesse gaie qui est le propre du Français ; un propos délibéré ; une résolution chaude et froide ; une aisance, un renseignement constant ; une docilité et ensemble une révolte constante à l’événement ; une impossibilité organique à consentir à l’injustice, à prendre un parti de rien. Un délié, une finesse de lame. Une acuité de pointe » p.130. En gros, la faculté d’aller droit au but avec style. Nul doute qu’Emmanuel Macron ne l’exerce mieux que François Hollande, avec un style meilleur que celui de Sarkozy : il serait une sorte de Chirac qui a un projet au lieu d’être girouette au vent.

Il est intéressant de relire Charles Péguy pour cette mystique républicaine ; pas besoin d’être un croyant laïc pour comprendre ce qu’il veut dire – que la république est une zone à défendre, pas si répandue sur la planète où règnent soit les dictatures, soit les démocratures. La mystique est de faire vivre la France et ses vertus ; la politique est trop souvent de les édulcorer en gestion administrative ou clientéliste. C’est toute la distinction du général de Gaulle entre les deux « p » de la Politique et de la politique, voir loin ou à courte vue, décider pour le pays ou magouiller pour être réélu. Auparavant on mourait pour la république ; aujourd’hui on en vit… Que l’une et l’autre politique se tiennent, avec et sans majuscule, le chemin d’équilibre est étroit mais mérite d’être tenu. Sans cela, à quoi bon la république ?

Charles Péguy, Notre jeunesse précédée par De la raison, 1910, Folio essais 1993, 352 pages,, €11.20 ebook format Kindle €1.45  ²²

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Mario Tobino, L’ange du Liponard

mario tobino l ange du liponard
Neufs nouvelles sur la mer et les marins, par un auteur italien devenu médecin psychiatre mais qui a toujours gardé la nostalgie de son enfance en bord de mer, à Viareggio, près de Pise. Très populaire en Italie parce qu’il écrit sans façon, dans le style réaliste qui plaît aux années d’après-guerre, il a reçu en 1962 le prix Strega, l’équivalent du Goncourt français.

L’auteur, né en 1910, a connu ces gamins de douze ans qui devenaient mousses sur les navires encore majoritairement à voiles sur la Méditerranée. Il a connu ces jeunes hommes, capitaines de trente ans dans les années trente. Il raconte ces histoires simples et rudes de marins, réduites aux bases de l’humanité : la femme, la peur, l’autorité, la jalousie, la vieillesse.

La nouvelle qui donne son titre au recueil garde l’unité de temps, l’unité de lieu et l’unité d’action du théâtre classique. Le temps, quelques jours de bonace, qui encalminent inexorablement un navire à voiles ; le lieu, l’étroite goélette, où tout le monde se côtoie, où tout se voit, les corps nus des marins et surtout le bain féminin à l’eau de mer qui plaque le maillot sur les formes juvéniles ; l’action, tous les événements sont liés et nécessaires, comme pour une tragédie : le jeune capitaine qui emmène à bord sa femme tout juste épousée, la bonace qui désœuvre et fait travailler l’imagination, le côtoiement social qui égalise les conditions et suscite le jeu, lequel tourne en drame. La catharsis survient lorsque meurt le capitaine, pour s’être emmêlé les mains en haut d’une corde lors d’une course en tête de mât : le champ est libre désormais pour les hommes. Sauf le Second, en responsabilités, et le mousse, trop jeune pour désirer, tous les marins passent sur la Femme, à tour de rôle, jusqu’au port. C’est la nature, c’est le destin. Qui est l’ange ? La goélette, bien-sûr, mais peut-être aussi la seule femme du bateau – ou bien encore le mousse, le seul à rester libre.

femme de viareggio

Un autre mousse fera naufrage, sans le savoir, dans un bateau voilé qui s’éventre sur un rocher. Enfermé par le prévenant capitaine dans sa cabine, il se retrouve tout seul, mais à trente mètres de la terre. Un vieux berger viendra le délivrer. Travail, sensualité, côtoiement des hommes, terreur d’être englouti – et expérience unique d’avoir fait naufrage et de s’en être sorti.

Les matelots adultes sont en proie à d’étranges lubies : untel croit que sa femme le trompe, bien qu’elle lui ait donné deux gamins. Sur les insinuations d’un serpent sur un autre bord, jaloux de sa joie de vivre, il revient en catastrophe au village côtier, pour trouver sa femme… en bonne mère et bonne ménagère. Un autre, un meccano, ne peut supporter de se faire engueuler par un patron avare qui le houspille un peu fort, alors qu’il s’est levé très tôt pour remettre en état un moteur usé jusqu’aux coussins. Deux marins en bordée se baladent en ville et suivent une femme qui les séduit ; c’est une professionnelle, mais ils n’ont pas les mots pour l’aborder, ni peut-être la paye – ils ne font que rêver. Un vieux se souvient de la mer et se délecte une dernière fois du poisson qu’il a lui-même pêché, accommodé à l’huile et au citron.

viareggio goelette eolo

Un village sur un rocher, avec l’église dans les embruns, est le théâtre de la dernière des neufs nouvelles. La tante de l’auteur vient de mourir, lien charnel et maternel dernier avec l’endroit qui l’a vu naître et où il tant joué, enfant.

Ces histoires simples et vraies, un peu surannées, laissent un charme à l’esprit comme un vin long en bouche. Lues facilement, il ne faut pas se laisser prendre à leur apparente spontanéité car elles font travailler l’imaginaire longtemps encore après avoir été dévorées.

Mario Tobino, L’ange du Liponard et autres récits de mer (L’Angelo del Liponard), 2007, éditions La Découvrance 2015, 133 pages,
Éditions La Découvrance, La Rochelle – attachée de presse Guilaine Depis – 06.84.36.31.85 guilaine_depis@yahoo.com

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Mark Twain, L’autobiographie

Mark Twain Autobiographie

L’immortel humoriste américain de Tom Sawyer et du Prince et du pauvre livre ici ses « Mémoires », publiables 100 ans après sa mort. Le lecteur comprend vite pourquoi : il n’hésite pas à dire leurs quatre vérités à ses contemporains ! Fils de famille nombreuse, dans laquelle la moitié des enfants survivront à l’âge adulte, Samuel Clemens, descendant d’un juge écossais ayant condamné Charles 1er à la décapitation, a pris le pseudonyme de Mark Twain après ses années de pilote sur le Mississippi. « Mark Twain » signifie en effet « Deux brasses », jauge de ce qui reste sous la quille avec les bancs de sable…

Rien de conventionnel dans ce ramassis de textes disparates, parfois digressifs et bavards. Des éléments rédigés en vue de raconter sa vie côtoient des dictées à une secrétaire en sténo, des lettres qui rappellent des souvenirs, des articles de journaux, des fragments d’une biographie de son père par sa fille Susie, adolescente… Mais c’est que l’on était avant Internet, le téléphone, la télé, le film et même la radio ! Les distractions étaient rares : le sermon du dimanche, les journaux locaux, les conférences. Mark Twain est de ce monde là. Curieux bonhomme, d’une curieuse famille, assez déjantée semble-t-il. Orphelin très tôt, il a exercé plusieurs métiers, dont celui de prote, de pilote de vapeur à aubes, de journaliste, d’humoriste, de conférencier, avant de devenir « écrivain » – vivant de sa plume. Il a marché pieds nus sur les bords du fleuve et est allé à l’école pour tous (de 4 à 27 ans…) où sa première expérience sociale a été le rejet parce qu’il ne savait pas chiquer (à 7 ans !).

Tom Sawyer est l’aventure de son enfance, déformée et amplifiée évidemment. Mais Huckleberry Finn a vraiment existé, il s’appelait Tom Blankenship, « jamais lavé » mais très libre avec un père ivrogne : l’idole des gamins. Samuel Clemens alias Mark Twain a aussi côtoyé les personnages célèbres des États-Unis comme le général Grant ou Harriet Beecher Stowe, auteur de La case de l’oncle Tom. Il est fort critique vis-à-vis des escrocs et bateleurs comme Jay Gould ou le jeune Rockefeller, mais admiratif aussi envers les sans-grades dont la postérité n’a jamais retenu le nom.

Elijah Wood dans Huckleberry Finn

Il écrit drôle, parfois long, mais pour être parlé. La télévision nous a habitués aux dérives de la jactance pour ne rien dire mais, avant son avènement, c’était un procédé d’orateur pour tenir en haleine les foules. Mark Twain adore en rajouter. Notamment sur le métro de Londres (Royaume-Uni) : « Quand le train arrive, il faut bondir, se précipiter, voler et s’entasser avec la foule dans la première boite à cigares à proximité, à moins d’être abandonné sur place. On a à peine le temps de s’écraser sur une portion de siège avant que le train ne reparte. Il fulmine et postillonne en avançant, vomissant fumée et cendres vers les fenêtres, que quelqu’un a ouvertes ne faisant valoir ses droits à rendre toute la boite à cigares inconfortable si son confort le demande ; le voile de fumée noire étouffe la lampe et en brouille la lumière, et la double rangée de personnes assises et entassées ici se hurlent au visage, le pieux et l’impie priant à sa propre façon » p.107.

Mark Twain photo

Livrant un article sur Jeanne d’Arc à Londres, qu’il connait bien, il se voit corriger par un obscur, à son grand dam. Qu’à cela ne tienne ! Il répond par une lettre détaillée pour montrer l’incompétence de son interlocuteur. A un ami qui lui rétorque : « Ne vous ai-je pas dit qu’il corrigerait Shakespeare ? », il répond du tac au tac : « Oui, je sais, mais je ne pensais pas qu’il me corrigerait, moi ». Il raille aussi la langue allemande et sa prétention à accoler les noms jusqu’à ce monstre (comprenne qui pourra) « Hottentotenstrottelmutterattentâterlattengitterwetterkotterbeutelratte » p.125… Ou le Thanksgiving Day américain, « une habitude parce que, au fil du temps, à mesure que passaient les années, on comprit que l’extermination avait cessé d’être mutuelle et ne se faisait plus que du côté des Blancs, en conséquence du côté du Seigneur, et en conséquence il était correct d’en remercier le Seigneur et de prolonger les compliments annuels habituels » p.401. Il se moquera même de la Providence, qui a bon dos, jetant le marin à la mer par fantaisie avant de le faire sauver par un capitaine immoral, « irréligieux et blasphémateur » p.342.

Né dans le Missouri en 1835, Mark Twain a traversé le siècle industriel jusqu’en 1910. Il a connu l’Amérique pionnière, anarchique, messianique. Cette édition est le premier tome d’une masse de manuscrits de la Bancroft Library à Berkeley, University of California. Cela nous en promet bien d’autres ! Une heureuse idée des éditions régionales Tristram, bien traduite par Bernard Hoepffner.

Mark Twain, L’autobiographie – Une histoire américaine (Autobiography of Mark Twain), 1910, traduction française de l’édition 2010 aux États-Unis par Bernard Hoepffner, éditions Tristram, Auch, septembre 2012, 823 pages, €28.02

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