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Adresses aux dieux grecs

Un Grec antique s’adresse aux dieux comme un homme – autrement dit comme un citoyen libre qui prie et demande, mais qui aussi reproche et invectives. Les dieux sont immortels, mais n’existeraient pas sans les mortels. Car le sacré, pour les Antiques, est ambivalent, ni entièrement bon, ni entièrement mauvais. Pas de « Père » éternel qui protège ses « enfants » contre le Mal, l’ange déchu, le Diable, mais chaque dieu et déesse bonne ou mauvaise, selon les circonstances.

On invoque les dieux pour savoir l’avenir : faut-il combattre ; pour faire une promesse : jurer devant un dieu engage l’humain ; pour insister : la réponse donnée n’a-t-elle pas changé ; pour offrir un sacrifice : se priver de vin ou de nourriture en faveur des dieux (qui ne boivent ni ne mangent au sens physique) pour manifester une parole de déférence. « Ni entièrement bon, ni entièrement mauvais, un dieu peut s’offrir aux sollicitudes des mortels quand ceux ci savent s’y prendre à force d’adresses gestuelles ou rhétoriques. » L’attitude des Européens face à Trump est de ce type. Mais faire de ce bouffon un dieu est quand même assez risible. C’est que nous n’avons pas pris les mesures nécessaires pour acquérir la puissance, nous laissant mener par l’impérialisme protecteur yankee… jusqu’à sa remise en cause par l’égoïsme sacré. Et les dieux ne sont pas toujours favorables. « Quand Achille, les yeux dans les cieux, répand le vin à terre pour la victoire et le retour de Patrocle envoyé au combat, Zeus accueille favorablement la première adresse, mais refuse la seconde », dit l’auteur.

Alors on invective les dieux, dont la conception de la justice est parfois incohérente. Le poète Théogonis, le tragédien Euripide, le comédien Aristophane, n’hésitent pas à mettre dans la bouche de leurs acteurs et actrices leur indignation envers les dieux. Iphigénie, sacrifiée aux vents sur injonction d’Artémis trouve cela absurde, c’est faire des dieux des méchants. N’avons-nous pas la même attitude envers le dieu Trompe ? C’est que les dieux ne sont pas « Dieu », le Père tonnant autoritaire des Juifs ; les dieux grecs sont des alliés ou des adversaires, des exemples ou des empêcheurs, des êtres supérieurs. Ils ne sont pas incommensurablement distants des humains.

« La cité s’adresse aux dieux pour garantir son ordre ; l’individu, pour revendiquer ses doléances ». Ambivalence de l’invocation provocation. Les humains s’adressent aux dieux comme à des êtres d’égale dignité. Chacun son royaume, mortel pour les humains, immortel pour les dieux – mais une même terre pour les deux. « Les Hellènes de l’époque classique ne s’emmurent pas dans un silence propice à la divinisation d’un mortel : ils s’adressent directement aux dieux, sans génuflexion, pour leur demander de toujours reconsidérer leur justice vis-à-vis de ceux qui les font exister : les mortels. Comme le souligne Burckert, on ne dit pas « mon dieu » en grec ancien. »

Dans l’Odyssée, Zeus réplique en mettant en cause les humains. Ce sont « eux, en vérité, [qui] par leur propre sottise, aggravent les malheurs assignés par le sort » (Odyssée I 32-34). Et c’est bien vrai : se défausser de ses propres turpitudes sur « les dieux » ou « les autres », ne renvoie qu’à nos propres manques. A l’illusion de tout savoir sur tout, d’avoir le seul raisonnement juste, de n’écouter personne. Les séries policières sont pleines de ces « commandantes » femmes, soucieuses avant tout de s’imposer parmi les hommes, qui n’en font qu’à leur tête, persuadées d’avoir raison seules contre tout le monde. L’homme faisant de même (comme James Bond) n’est plus illustré depuis des années. La fiction fait que parfois ça marche, en rattrapage acrobatique peu convaincant. Mais, dans le réel, ce comportement névrotique est nuisible. Qu’il soit promu à la télé est un signe des temps.

Reynal Sorel, Dictionnaire du paganisme grec, Les Belles lettres 2015, 513 pages, €35.50

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Yukio Mishima, Neige de printemps

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Premier volume d’une tétralogie romanesque en forme de testament, puisqu’au lendemain de l’envoi du dernier manuscrit à son éditeur Mishima se suicidait par seppuku rituel durant une création événementielle à visée politique. Neige de printemps est le temps de la jeunesse, celle du Japon moderne, celle de l’auteur. Le temps où la poudreuse est fine, vigoureuse, de toute beauté – mais fragile, sa blancheur se maculant vite et sa consistance se durcissant avec la glace ou fondant au soleil.

Nous sommes en 1912 et le Japon qui a vaincu la flotte russe en 1905 est au sommet de sa puissance. Il se développe, s’industrialise, continue de s’ouvrir au monde. Mais ses traditions disparaissent aussi, son élite s’affadit, son paysage s’urbanise et s’enlaidit. Ce sont ces contrastes que met en scène Mishima en ce premier volume. « Mais alors que les anciennes guerres ont pris fin, une espèce nouvelle de combats vient de commencer ; nous voici à l’époque de la guerre des passions » (chap.28). Ces passions partent à l’assaut de « l’impossibilité » (chap.38) – traduction franglaise de cet « impossible » (qui ne serait pas français) – le nouvel honneur du guerrier.

Kiyoaki Matsugae, fils de marquis anobli de la troisième génération, est Mishima jeune – et pourtant différent, né une génération avant lui. Il est d’une grande beauté ‘fin de race’ contrairement à Mishima, mais fluet et souffreteux comme lui. Il est d’une sensibilité à vif comme lui mais attiré par la femme, contrairement à lui. Il écrit ses rêves comme lui, mais aucun conte ni roman, contrairement à lui. Car il préfère vivre sa passion pour Satoko, jeune fille de deux ans plus âgée avec laquelle il a été élevé, avant d’être mis à 12 ans entre les mains d’Iinuma (iinuma), un précepteur de 17 ans, étudiant au pair destiné à le viriliser. Kiyo vit en fils unique avec ses parents ; pas Mishima, qui a une jeune sœur et un jeune frère mais a vécu jusqu’à 12 ans avec sa grand-mère autoritaire, avant de vouer ensuite un attachement à sa mère, contrairement à son héros. Kiyoaki est Mishima comme Madame Bovary était Flaubert : une projection fantasmée, une facette, un possible.

Son meilleur ami dans le roman, Shigekuni Honda, est son inverse : solide, normal, travailleur, positif. Il oppose la raison à la passion, la construction juridique aux élans romantiques, l’amitié tempérée à l’amour fou. Il est le Japonais contemporain, celui qui désacralise la tradition et s’adapte à la modernité, terne mais efficace, au contraire de Kiyoaki qui veut la vivre comme une passion christique. Ce pourquoi la neige est beauté, donc associée à la mort : elle embellit le paysage mais elle glace les êtres, les rend malades et les tue.

Kiyoaki aime Satoko, qui l’aime mais joue avec lui, enfant orgueilleux et regimbant. Kiyo se braque et repousse les avances de Satoko qui doit se marier ; elle se fiance donc dans la famille impériale et c’est alors que le jeune homme s’aperçoit de sa profonde passion. Il viole la fiancée de la famille impériale, bien que l’acte sexuel soit non seulement consenti mais requis par le père même de Satoko, qui veut se venger des intrigues du père de Kiyo. Le personnage retors de la vieille duègne Tadeshina est sorti tout droit du théâtre Nô en tant qu’entremetteuse.

Ce qui devait arriver arriva : Satoko, enceinte, porte l’enfant de Kiyoaki avant même ses fiançailles avec le prince de la famille impériale : y a-t-il pire scandale ? Comme pour la neige, comme pour la jeunesse et la beauté, Mishima n’aime rien tant que sacrifier le meilleur : cette fois-ci le respect à l’empereur, symbole du Japon et de la japonité ! « Jouissance dans le sacrilège », dit-il (chap.14). Car le sexe peut tout, ce pourquoi Mishima, bien que fasciné, s’en méfie. Les parents de chaque côté vont chercher à étouffer l’affaire et forcer Satoko à avorter en secret dans une clinique réputée, tout en allant l’air de rien rendre visite à sa tante abbesse d’un monastère bouddhiste. Mais la fille se rebiffe : elle ne se veut le jouet de personne : ni de son amant, ni de son fiancé, ni de ses parents, ni des conventions traditionnelles. Si Kiyo l’a repoussée, enclenchant les rouages du destin tragique, si elle-même s’est laissée aimer, passionnée en retour, elle ne peut faire comme si de rien n’était et se laisser conduire par « la société » là où elle ne veut pas. Elle renonce au mariage princier, coupe ses cheveux et se fait nonne.

Kiyoaki, désespéré, cherche en vain à lui rendre visite, mais l’abbesse refuse tout contact que la jeune novice ne veut pas. Le jeune homme, masochiste, grimpe et regrimpe le sentier qui mène au monastère dans le froid glacé et sous la neige de l’hiver, chemin de croix qui va lui être fatal. Il meurt à 20 ans de pleurésie, quelques mois après que son amante soit morte au monde au monastère.

La beauté ne peut rien contre les convenances ; l’amour ne peut rien contre la société ; l’énergie ne peut rien contre le système. C’est le destin des meilleurs d’être vaincus – mais pas sans laisser la trace brillante d’une comète, comme Achille. Ce ne sont pas les Kiyoaki qui bâtissent le monde mais les Honda bosseurs rationnels ou les Iinuma disciplinés et travailleurs. Hymne à la jeunesse, à la beauté, à la passion, ce premier tome dit tout le tragique du Japon qui perd son âme, et de l’auteur qui se sent de plus en plus étranger au monde actuel.

modele japonais

Les notations pleines de sensualité abondent dans ce texte, tout comme la sensibilité au paysage. Mishima est profondément japonais, shinto plus que bouddhiste, ancré à la terre, aux vagues, à la lumière du ciel comme aux arbres et aux fleurs. En ce sens il n’est pas romantique, malgré sa passion de l’énergie : il ne projette pas ses états d’âme sur la nature, il l’accepte en lui, il fait corps avec elle. Seul à 18 ans, il expose « son corps à la fraîcheur du clair de lune » : « La clarté (…) inondant le blanc lisse incomparable de son dos dont l’éclat accentuait le contour gracieux du corps, révélant les indices subtils et diffus d’une virilité affirmée » (chap.5). En groupe avec ses amis Honda et les princes siamois venus étudier au Japon : « L’arôme salé du flot montant et l’odeur du goémon jeté au rivage faisaient vibrer d’émotion leurs corps exposés à la fraîcheur nocturne. La brise de mer, lourde de l’odeur du sel, se lovait contre leur chair nue, sensation brûlante plutôt que frisson » (chap.33). En couple avec Satoko : « Elle éprouvait le contact des bouts de seins, menus et ferme, de Kiyoaki contre les siens, leur frôlement joyeux puis, à la fin, leur pesée pour plonger dans l’opulence de sa poitrine » (chap.34).

La femme est largement valorisée, malgré la préférence de Mishima pour les garçons, et le machisme japonais ambiant : la grand-mère paternelle, l’abbesse du monastère, Satoko et même sa gouvernante Tadeshina sont des maîtresses femmes. Mishima était adepte d’Otto Weininger (qu’il cite chap.35), juif autrichien dépressif qui s’est suicidé à 23 ans après avoir écrit Sexe et caractère où il montre que chacun est ambivalent, masculin/féminin, et doit se discipliner pour être créateur, les hommes comme les femmes.

Neige de printemps aura une suite et la comète Kiyo n’a pas tout à fait disparu… Malgré l’atmosphère un peu surannée du début, le lecteur se laisse prendre par le texte et emporter dans l’histoire. Les personnages sont convaincants, attachants et bien campés. Qui ne sera pas amoureux de Satoko et de Kiyo, une fois le livre refermé ? Livre qu’on peut lire indépendamment de la suite.

Yukio Mishima, Neige de printemps, 1969, Folio 1989, 449 pages, €8.46

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55

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