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Gustave Flaubert, La tentation de saint Antoine version 1874

« C’est l’œuvre de toute ma vie » dit Flaubert de cette « vieille toquade » qui a duré trente ans. A Gênes, le tableau de Pieter Breughel le Jeune l’a fasciné ; il est grouillant de luxure et de sadisme, toute la chair et la matière torturée de souffles et de désirs – tout ce qui remuait aux tréfonds de l’auteur. Il a déjà réalisé deux versions de cette œuvre « héneaurme », comme il aurait dit, en 1849 et en 1856 – les deux déjà chroniquées sur ce blog. Celle-ci est la troisième, la plus aboutie mais pas vraiment plus lisible, malgré des fulgurances de style qui rappellent parfois la Légende des siècles de Victor Hugo ; mais il manque le souffle qui ferait de cette compilation de l’esprit, qui se tord dans l’ignorance comme un ver sur le sable, une œuvre.

C’est qu’Antoine, anachorète de la Thébaïde (le pays montagneux autour de Thèbes en Égypte – aujourd’hui Louxor) dialogue avec des apparitions. Il est tourmenté par la chair, Antoine, faute de lui avoir donné sa part, et il croit que Satan le tente alors que ce n’est que lui-même. Le luxe et la luxure, le pouvoir, la volupté le séduisent tour à tour, grouillants d’images ricanantes, mais il revient sans cesse à la réalité de sa couche dure et des cailloux tranchants. Son disciple Hilarion, à qui il a enseigné lorsque l’adolescent avait 15 ans, offre une tentation plus haute : celle de l’intellect. Le savoir n’est-il pas un orgueil aux yeux de Dieu ? Hilarion prend un malin plaisir à lui présenter « tous les dieux, tous les rites, toutes les prières, tous les oracles » et de mettre l’accent sur les contradictions de la Bible. Peut-on croire de telles inepties ou faire confiance à des écrits qui se contredisent ? Le « grotesque triste a pour moi un charme inouï », écrivait Flaubert à Louis Colet. Il y voit « le ridicule intrinsèque de la vie humaine. » Cela au moment où sévit la boucherie de la guerre de 1870 et la barbarie de la Commune qui s’ensuit. Comme une dislocation d’empire romain et les batailles idéologiques des débuts de la chrétienté remises au goût du jour. Et si nous vivions aujourd’hui une telle époque déboussolée ?

La Science, divinisée au siècle de Flaubert, ce XIXe de la vapeur et de l’électricité, de l’exploration enthousiaste à la Jules Verne, n’est-elle pas illusion, comme la croyance ? Le démon va jusqu’à tenter Antoine en lui montrant les secrets de l’univers et l’anachorète ascétiquement chrétien aspire à se fondre dans la matière… jusqu’à ce qu’il aperçoive, tout comme les anciens Égyptiens, le soleil qui se lève. Alors resplendit le visage du Christ. L’effervescence du monde antique et cosmopolite d’Alexandrie l’incline à une réflexion sur les dogmes, les croyances et le monde. Hilarion est son miroir et le fait réfléchir – en sept parties – des tentations aux séductions, de l’effondrement des dieux à la tentation métaphysique, de la vision de figures imaginaires nées de l’esprit enfiévré de l’homme à l’infinie fécondité de la nature.

Flaubert, qui a craint les foudres de la censure d’Église et un nouveau procès devant les tribunaux de la bourgeoisie conservatrice, voulait garder pour lui sa Tentation, terminée en 1870 ; c’est son ami Tourgueniev qui l’a convaincu de la publier en 1874. Il a entre temps poussé en avant son autre projet, Bouvard et Pécuchet, tout aussi « héneaurme », tout aussi encyclopédique, demandant tout autant de travail de lectures et de fiches, mais moins polémique, orienté vers la satire sociale et la comédie. On ne touche pas aux croyances sans se brûler les doigts ; on peut toucher aux travers sociaux car cela amuse. Aujourd’hui n’est pas différent d’hier.

Gustave Flaubert, La tentation de saint Antoine, version 1874, Folio 2006, 352 pages, €7,20 e-book Kindle €2,49

Gustave Flaubert, Oeuvres complètes tome V – 1874-1880 (La tentation de saint Antoine, Trois contes, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues), Gallimard Pléiade, 2021, 1711 pages, €73,00

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Anatole France, Thaïs

anatole france thais

Thaïs est une courtisane. Trop belle et mal aimée durant son enfance à Alexandrie, « elle se donna avant l’âge à des jeunes garçons du port » – elle avait 11 ans. Mais Alexandrie est ce bouillon de cultures romain où fermente l’Occident naissant dans un Orient qui meurt. Juifs et Grecs côtoient Levantins et Égyptiens dans une atmosphère futile et inquiète, propice aux croyances les plus folles. La vie vivace résiste encore et toujours aux doctrines de la souffrance. Il y a là message, en cette fin de siècle (1890) trop rationaliste mais travaillé de hantises. Thaïs résume en elle toutes les séductions du temps : femme, comédienne, putain, orientale. Elle est celle par qui tout est permis, la luxure comme la foi.

Anatole France était marié et amant de Madame de Caillavet, bien plus cultivée et sensuelle que sa femme. La maîtresse encouragea l’œuvre et Thaïs est un hommage qui reprend un vieux conte copte. Oh, certes, les cathos intégristes du temps, déjà fâchés de la république, ont manifesté dans les revues littéraires contre ce blasphème qui mêlait sexe et religion. Car Thaïs fut sauvée par la foi, tandis que son sauveur, le moine anachorète du désert Paphnuce, s’est abîmé dans les œuvres du diable.

Thaïs fut sauvée car, bien qu’ayant depuis l’enfance brûlé sa chandelle par les deux bouts, elle a reconnu ce qui meut toute sur la terre : le désir. Sans désir, nulle action, nulle connaissance, nul art, nulle science. Le désir est sexuel, mais pas seulement ; il est curiosité pour l’autre, goût pour l’ailleurs, conquête de l’impossible – tout ce qui compose le bonheur. Même l’épicurien Nicias, ami d’études de Paphnuce, n’est pas heureux car il ne réalise pas la vie même en ne connaissant rien aux vrais désirs. Pour lui tout reste tempéré, modéré, illusoire. Les humains n’étant pas des dieux, abolir les passions et les instincts ne se peut. C’est nier l’humain, choisir l’abandon, la mort, le néant. Ce n’est pas suivre la voie de Dieu, montrée aux hommes par son Fils unique Jésus.

Ce pourquoi les anachorètes qui se macèrent au désert, croyant vivre déjà hors de cette vallée de larmes, ne sont pas des hommes mais des rebuts. Ils sont des hommes déchus, en proie aux tentations des anges déchus que sont les démons. Le refoulement du désir aigrit et ferme l’esprit au réel. La maîtrise des désirs passe par leur reconnaissance et leur bon usage, pas par leur refus névrotique. C’est ce que dit Palémon, gai vieillard qui cultive son jardin en philosophe, à Paphnuce dévoré d’austérités.

N’est-ce pas par orgueil que ce moine quitte le désert pour la ville, afin d’aller arracher la courtisane la plus belle aux griffes du sexe ? Il va réussir, certes, et l’on saura pourquoi en écoutant son enfance. Mais il se prend pour Dieu et cet excès le perdra. « Il bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu’à l’âme, et lui cracha au visage ». Une telle haine de l’autre ne peut cacher qu’une haine de soi. Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre, exhortait pourtant Jésus. Lorsqu’on est « plein de Dieu » on n’est plus en soi, et le soi finit par vous rattraper lorsque Dieu s’éloigne. Car nul ne peut être rempli de Dieu constamment durant cette vie – l’être humain n’a pas été créé pour s’abolir, mais pour s’accomplir.

C’est ce que ne comprend pas Paphnuce, battu dans la foi par un fol, Paul le Simple, une innocence qui « voit » par le cœur bien mieux que par la raison tordue de désirs refoulés. Paphnuce devient néphélococcynien (une ville des nuées qui intercepte les offrandes aux dieux chez Aristophane). Pour se punir, Paphnuce se juche en haut d’une colonne et prend à lui tous les péchés du monde. Ne se prend-t-il pas pour le Christ ? Les mendiants, les malades et les illuminés affluent, une ville se crée. Le bouc émissaire s’enfle de sa souffrance pour se glorifier. Jusqu’à Satan, qui lui montre l’étendue à ses pieds, comme il a tenté Jésus au désert. Orgueil, tourments de luxures et doutes, est-ce cela vie bonne ? cela la vie grande ?

Thaïs, qui a vécu, connait l’espérance et la crainte plus que l’orgueil ; l’amour total plutôt que la luxure avec chacun ; la foi unique plutôt que le doute perpétuel. Mais pour trouver la voie, il faut d’abord vivre et ne rien refuser. Albine, la mère abbesse, est bien plus sage que le moine Paphnuce : « j’ai pour règle de ne point contrarier leur nature ». Tout excès est orgueil car qui sait les desseins de Dieu ? Thaïs : « Mais pourquoi l’offenserions-nous ? Puisqu’il nous a créés, il ne peut être ni fâché ni surpris de nous voir tels qu’il nous a faits et agissant selon la nature qu’il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui prête bien souvent des idées qu’il n’a jamais eues. (…) Qui es-tu pour me parler en son nom ? » Tous les intégrismes sont contenus dans cette phrase : leur haine née d’un incommensurable orgueil, leur vanité de se prendre pour le glaive de Dieu – comme s’il en avait besoin, le Tout-Puissant… Les femmes sont plus sages que les hommes en ces matières, montre Anatole France : « Aussi les femmes qui, d’ordinaire, sont moins réfléchies, mais plus sensibles que les hommes, s’élèvent-elles plus facilement à la connaissance des choses divines. »

Thaïs est un conte comme la vie est un songe. Il montre que la folie et l’imagination supplantent trop souvent la raison ; que l’ignorance emplit de foi plus que la science ; mais que chaque fois le second doit dompter le premier pour le faire servir la vie. « Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettent l’infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grandes pensées. Mais, par cela seul qu’ils cèdent à la belle nature, ils sont heureux et beaux et, seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire à l’artiste souverain des choses ; car l’homme est un bel hymne de Dieu ».

Anatole France, Thaïs, 1890, Dodo Press 2008, 148 pages, €9.37 (ou format Kindle €2.35)

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

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