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Amour peut être folie, dit Alain

Etait-on sage en juillet 1907 ? Alain en doute, tant la passion amoureuse, fouettée de pulsions hormonales, tient au ventre des jeunes gens, embrase leur cœur et submerge leur esprit. « Don Juan était devenu à peu près fou de l’amour qu’il témoignait pour la belle Elvire. »

Mais celle-ci est sage femme, une Minerve, nom romain d’Athéna, qui règne avec Jupiter et Junon dans l’Olympe. Elvire n’exclut pas la passion, mais elle la juge à sa juste mesure, selon l’humeur antique portée à la tempérance, et qui se garde avant tout de l’hubris. Ce vertige d’orgueil et de pouvoir qui transgresse toutes les normes, piétine toutes les lois, n’affirme que soi et sa démesure. Don Juan serait bien de ceux-là…

« Elle, en des discours sensés, rappelait des vérités trop connues, analysait les causes et les effets des passions, se transportait dans le temps à venir, expliquait d’avance l’ingratitude et l’injustice des amants, les tristesses qui suivent les joies, comme aussi les sévères jugements du monde, et terminait par un magnifique éloge de la sérénité, de l’amitié, de la paix et de la raison ». Quoi, pas d’enthousiasme chez cette Elvire, pas de transports, pas de possession par la passion ? Don Juan n’est qu’un spectacle pour elle, une curiosité à analyser. Et « que peut faire la force, dès qu’on cherche consentement ? », demande malicieusement Alain.

Don Juan se sent comme un démon sans puissance, son énergie soufflée par cette belle santé sensée. Il part se pendre. Mais, au dernier moment, il aperçoit par la fenêtre une autre belle jeune femme qui lui envoie des baisers. Il délaisse aussitôt le nœud coulant et s’empresse auprès d’elle, la séduit et la possède. « Elle se donne à lui en gémissant de bonheur ». Cette fois, il a réussi, et la belle consent avec jubilation. Don Juan est-il comblé ?

Non point, tant le désir est insatiable, tant le feu consume tout, tant ce qui est pris n’a plus de goût. « Il s’aperçoit bientôt, à n’en pas douter, que cette femme est véritablement une folle, que sa famille tient enfermée par ce qu’elle pense et agit tout le long du jour comme elle vient de faire tout à l’heure ». Alors Don Juan comprend en un éclair que la frénésie sexuelle n’est pas l’amour, que lui est fou comme elle, la nymphomane guidée par son vagin, c’est-à-dire inadapté à ce monde humain de raison sociale et de passion domptée. Cette fois, il se pend.

L’amour, comme toute passion, doit être contenue, maîtrisée, domptée, suggère Alain. Certes, c’est plus facile à énoncer qu’à accomplir, mais telle est la sagesse – il en montre la voie. Cela ne veut pas dire abstenez-vous, comme les pères de l’Église, aimez, mais ne faites pas n’importe quoi : l’autre existe lui aussi, il ressent comme vous, il ne faut pas le blesser. Votre passion ne doit pas le dévorer, mais l’envelopper, le réchauffer, l’entraîner. Séduire n’est pas violer ; aimer n’est pas butiner de fleur en fleur en les prenant toutes avant de les jeter pour une autre plus jeune, plus belle, plus désirable.

Cela s’applique aux deux sexes, bien entendu ; les garçons n’ont pas le monopole du désir sexuel hors limites. Le satyriasis et la nymphomanie sont des pathologies du sexe, des obsessions qui n’ont rien à voir avec « l’amour ».

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

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Colette, Le pur et l’impur

D’une réflexion sur Don Juan à la lecture de Sodome et Gomorrhe de Proust, Colette élabore une revue des plaisirs sexuels en marge, faite de bouts rajoutés. D’où une lecture parfois plaisante dès qu’un sujet est conté, plus fastidieuse lorsqu’il s’agit de pensées décousues. Car Colette est une pragmatique, pas une théoricienne ; elle observe et décrit (fort bien), elle ne réfléchit guère.

Les unisexuelles, le Lesbos aristo, Renée Vivien, Missy, la Chevalière, les dames de Llangollen, les invertis, Damien… tous les prénoms ou surnoms ont été changés et le noticier de la Pléiade a parfois du mal à les situer. Il s’agit moins d’amour que de sexe, et même moins de sexe que de « plaisirs », la sensualité de la caresse ou l’affectivité du regard semblent parfois suffire.

Où donc est alors « le pur » que Colette a mis en avant ? Il s’agit d’un terme convenu du moralisme social et religieux qui n’a pas grand sens au regard de la diversité des sensations, sentiments et affects de la gent humaine. Ce qui est pur est ce qui n’est pas mêlé : or qu’y a-t-il de plus mêlé que la psyché humaine ? Ce qu’on nomme l’amour est par exemple mêlé de sensualité, de désir sexuel, d’affection et de tendresse, de respect et d’admiration… La pureté est un mensonge idéaliste, une hypocrisie morale, une impossibilité vivante. L’impur serait donc le lot commun : le vice, la pollution, le métissage.

Colette ne condamne pas les choix érotiques de chacun – car Éros est libre de désirs ; ce qu’elle réprouve, ce sont les choix inauthentiques, insincères, comme celui pour un homme de s’habiller en femme alors qu’il est désirable en tant qu’homme, ou pour une femme de singer le costume masculin en accentuant les fautes de goût par vanité féminine, comme de porter la pochette deux doigts plus haut que nécessaire ou des revers plus grands que les vestes d’homme. « Tu comprends, une femme qui reste une femme, c’est un être complet. Il ne lui manque rien, même auprès de son ‘amie’. Mais si elle se met en tête de vouloir être un homme, elle est grotesque. Qu’est-ce qu’il y a de plus ridicule, et de plus triste, qu’un homme… simulé ? » p.612 Pléiade. La fourberie est une faute morale, pas le choix de l’inversion. Donjuaniser est une faute morale (car cela fait souffrir les victimes), pas le fait de baiser ; son pendant féminin, la goule, ne vaut pas mieux, car Don Juan en femme existe, affirme Colette. Consommer de la chair n’est pas aimer, mais seulement jouir en égoïste.

Anecdotes, souvenirs et portraits se juxtaposent en une mosaïque qui finit par faire sens. Il s’agit d’une étude empirique, littéraire mais naturaliste, sur le petit monde en marge, ses désirs et ses tentations, ses citadelles et ses réserves, ses vanités pathétiques et ses couples, quelquefois parfaits, tels le poète et son paysan et les dames de Llangollen en Pays de Galles, qui vécurent en couple une cinquantaine d’années jusque passé 90 ans. « Il est vrai que leur demeure offre de réels trésors : une bibliothèque nombreuse et bien fournie, une vue et une situation délicieuses… Une vie égale, paisible, une parfaite amitié – tels sont leurs biens… » p.619. L’amour est une duperie universelle mais la vie paisible à deux un paradis.

Colette, Le pur et l’impur, 1932, Livre de poche 1991, 189 pages, €7,90, e-book Kindle €4,99, livre audio €1,95 (lu par Marie-Christine Barrault)

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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George Sand, Le château des Désertes

Le lecteur aura la surprise de retrouver les enfants de Lucrezia Floriani bien grandis, deux ans après sa mort. Célio est un beau et vigoureux jeune homme, volontaire jusqu’à la violence parfois, mais tenu par ses sœurs et par le père de son petit frère, le vieux Boccaferri. Il se lance au théâtre à 24 ans et se produit à Vienne devant les bon bourgeois et les aristos réservés allemands. La « duchesse » qui le parraine, au vu de la réaction du public devant lequel il cabotine, « son besoin d’être admiré, son peu d’amour pour l’œuvre qu’il chantait », le lâche comme une vieille chaussette. Sa prestance et ses beaux yeux (sans parler du reste) ne suffisent pas à son ego de « coquette » (autrement dit de pute de la haute – l’auteur le laisse clairement entendre). Elle s’en ouvre à son autre prétendant Salentini, un jeune peintre de talent qui n’a pas besoin de travailler pour vivre. Mais il n’est pas d’accord avec elle, ni sur le garçon ni sur un second rôle, la cantatrice Cécilia.

Ils vont donc se fâcher ; piquée au vif, la duchesse va poursuivre le jeune Salentini de ses assiduités. « Les femmes, lui dit Célio, (…) n’aiment qu’elles-mêmes ou, si elles nous aiment un peu, c’est par rapport à elles, à cause de la satisfaction que nous donnons à leurs appétits de vanité ou de libertinage. Que nous ne soyons plus bons à rien, elles nous brisent et nous marchent sur la figure » (IV p.245 Pléiade). Le lecteur lettré ne peut que songer à la Springora en cette année 2020, femelle avide de sexe et de se montrer au monde à 13 ans au bras d’un écrivain célèbre, et qui vient lui chercher des poux quarante ans après. George Sand a admirablement décrit ce mouvement égoïste de la femme, cette vengeance à froid aussi vile que vipérine.

Au moment de succomber, le jeune homme entend chanter Mozart dans la ruelle et, au lieu de partir pour Milan, vaincu, pour retrouver l’amante exigeante, part pour la France avec un roulier qui l’arrête avant Briançon, chez lui, pour la nuit. C’est alors que Salentini va apprendre que le château des Désertes, tout près de là, est occupé par un marquis, frère prodigue d’un décédé intestat, et qu’il semble se passer de drôles de choses à la nuit tombée dans le château barricadé, vidé de ses domestiques. On murmure que les filles et les garçons du marquis, qu’il appelle ses « enfants », font un sabbat du diable.

Le jeune Salentini, poli mais curieux, va tout faire pour pénétrer les arcanes du mystère. Dans cette deuxième partie s’ouvre un second acte : le château. Le marquis n’est autre que le vieux Boccaferri, ex-ivrogne perclus de dettes qui se rachète, et ses enfants sont sa fille Cécilia et ceux de la Floriani, Célio, Stella et Béatrice, cette amante dont il a eu un fils, le petit Salvator, presque 15 ans désormais. Le mystère des nuits se dissipe, Salentini est conquis et les coups de théâtres surviennent pour tenir en haleine ; il ne découvrira rien moins qu’une sœur, un beau-père et sa future femme, sans parler d’un véritable ami de son âge. Les amours se croisent, la fortune aussi, et tout ce petit monde qui s’isole en château clos pour l’hiver, comme jadis en thébaïde au bord du lac, vit une existence riche et affective – le rêve de Nohant.

Car George Sand avoue dans ce « roman » le théâtre à la maison qu’elle fait avec ses enfants et quelques amis de leur âge l’hiver 1846, improvisant Don Juan, expérience reprise dans le roman, qui leur sert d’éducation. La scène est un apprentissage de la société, l’étude des textes et la rhétorique de l’expression une formation précieuse, placer sa voix et faire la musique un supplément, tout comme imaginer et peindre les décors. En bref, le théâtre est un art total, comme sous les Grecs l’opéra, une union de l’art et de la vie. L’improvisation des rôles, les échanges de personnages qui montrent certaines passions, sont des expériences émotionnelles qui font mûrir et mieux se connaître soi-même, cela dans la fraternité du théâtre. Malgré l’action qui avance en coups successifs destinés à surprendre le lecteur, ce roman est plus une « analyse de quelques idées en art », comme le dit Sand en postface que la peinture de personnes ou même de sentiments. Les premiers sont trop beaux et bien faits et les seconds bien convenus. Peu de romanesque, fors l’amour, mais beaucoup de théorie sur le jeu naturel et la force éducative d’un projet en commun. Une fuite vers l’idéal artistique pour compenser les déboires de l’existence réelle de l’auteur : échec de la révolution de 1848, rupture avec Chopin, mariage conflictuel de sa fille.

George Sand, Le château des Désertes, 1851, Independant publishing 2015, 206 pages, €7.54

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

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