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Le voyage fantastique de Henry Koster

Nous sommes en Angleterre après la guerre ; l’industrie aéronautique de la perfide Albion est florissante, ultra-moderne, et ses usines produisent des avions de ligne dernier cri. Le plus récent, le Reindeer, a un nom qui signifie le renne en référence à son double empennage de queue figurant les bois de l’animal.

C’est justement cette queue qui pose problème. Comme souvent en statistiques, la « queue de distribution » est négligée car réputée « négligeable » selon les calculs, mais lorsque l’événement se produit, il est catastrophique. C’est ce que tente de montrer un savant Cosinus (James Stewart), lunaire, maladroit et emporté dans le tout-calculable.

Il est sympathique et touchant, Theodore Honey (James Stewart, excellent en Monsieur Hulot matheux). Son nom signifie le miel ou le chéri… Il vit dans une banlieue banale et se trompe presque toujours de porte en rentrant chez lui car toutes se ressemblent dans ce grand ensemble ; il a perdu sa femme par un événement statistique rare, la tombée d’une fusée V2 juste sur elle, après avoir vu un film où joue l’actrice glamour Monica Teasdale (Marlene Dietrich) ; il a élevé sa fille comme un mathématicien, jouant avec elle à des jeux de calculs sur la grande pyramide. Il a surtout une obsession : prouver que la queue du Reindeer produit par son usine ne résistera pas aux vibrations passées 1440 heures de vol.

Comme l’avion est récent, il n’y a eu pour le moment qu’un seul accident, mal élucidé, dans la région peu accessible du Labrador. « Erreur de pilotage », dit-on pour se rassurer. Mais les pilotes de chasse, qui ont fait leurs classes durant la guerre, ne le croient pas. Honey teste les vibrations sur l’empennage dans un immense hangar, mais ne peut le faire que 8 h par jour à cause des plaintes contre le bruit des riverains. Il n’a donc pas de « preuve » que l’empennage peut casser.

Comme il est reconnu comme savant ingénieur et a sa place dans l’entreprise, la direction prend en compte son hypothèse (aujourd’hui, il serait viré). A lui de se rendre au Labrador pour retrouver et examiner la queue du Reindeer crashé. Mais voilà… pour se rendre de l’autre côté de l’Atlantique, il faut y aller en avion. Et la compagnie qui dessert le Canada est équipée d’avions Reindeers. C’est donc dans l’un de ces appareils que monte Honey, sans le savoir.

Lorsqu’il s’en aperçoit en vol, il prend peur. Moins pour lui-même que pour l’hôtesse charmante qui lui attache sa ceinture et lui offre du café (Glynis Johns), et surtout pour l’actrice Monica Teasdale qui a pris place dans la rangée d’à côté. Il ne veut pas que ces belles personnes disparaissent à cause d’une erreur technique. Il incite donc l’actrice à aller se réfugier près de la cloison des toilettes où le réchaud boulonné de la cuisine renforce la structure. En cas de crash, elle pourra sortir par une trappe toute proche.

Monica Teasdale est un moment émue de l’histoire que lui conte cet étrange Monsieur ; il lui dit combien sa femme était amoureuse de ses films et qu’elle se doit de continuer pour le bonheur de l’humanité ; il lui explique sa théorie sur la fission des atomes du métal au-delà d’un certain nombre de vibrations. Elle se demande s’il la drague et l’encourage à aller voir plutôt le capitaine, qui règne à bord comme sur un bateau, avec son équipage de copilote, de radio, de mécanicien et de navigateur (5 personnes pour une trentaine de passagers, aujourd’hui il n’y en a plus que 2 pour quatre cents personnes !).

Le capitaine pilote prend en compte son hypothèse et rend compte à la compagnie, à Londres (aujourd’hui, il le ferait interner). Mais le temps que les bureaucrates se réveillent et arrivent à trouver le dirigeant qui veuille bien prendre une décision (aujourd’hui pareil…), le point de non-retour est atteint, celui qui rend le point d’arrivée plus proche que le point de départ. Les protagonistes attendent donc anxieusement la rupture, imminente selon l’ingénieur, car l’avion comptait déjà 1422 heures de vol à son départ de Londres…

Après un atterrissage en urgence à Gander sur Terre-Neuve, rien ne s’est passé et le capitaine est furieux. Il a coupé deux des quatre moteurs de cet avion à hélices sur la suggestion de Honey afin de diminuer les vibrations, mais a pris déjà près de 2 h de retard. Les passagers sont énervés et ne comprennent pas. L’équipe chargée d’examiner à la loupe l’empennage au cas où ne trouve rien. Mais ils ne peuvent rien trouver, car la théorie est que le métal fissionne brusquement.

Comme l’avion doit poursuivre sa route vers Montréal, Honey, alors qu’il discute avec l’équipage dans le poste de pilotage, ne trouve rien de mieux que de pousser le levier du train d’atterrissage. L’avion ne peut pas repartir mais lui ne veut pas qu’il y ait des morts par ignorance. L’ingénieur est bien sûr maîtrisé, arrêté et renvoyé par avion militaire au Royaume-Uni, où il doit répondre de son acte devant la Compagnie.

Seul contre tous, il a refait trois fois ses calculs et est sûr d’avoir raison. C’était l’époque où l’on faisait confiance à la science, mais où l’on exigeait des preuves. La Compagnie, devant le scandale relayé par la presse, ne peut faire autrement que de poursuivre les tests sur la queue, mais cette fois 24 h sur 24. Si un autre accident se produisait, sa réputation et son modèle économique seraient perdus.

Theodore Honey a retrouvé son home et sa fille ; l’hôtesse de l’air est venue s’installer chez lui pour l’aider à surmonter cette épreuve ; l’actrice apporte des cadeaux, émue par la sincérité du bonhomme et flattée d’avoir été convaincue de servir le bien de l’humanité malgré la vanité du cinéma. Elle est un brin amoureuse de cet idéaliste qui a su trouver les mots qu’il faut pour redonner goût à son existence, mais se sait trop exigeante pour ne pas céder la place à l’hôtesse-infirmière, éprise de sens pratique, et qui materne Honey parce qu’il est incapable de vivre sur terre normalement. Le trio d’acteurs joue son rôle admirablement, Stewart en distrait un peu timbré, Dietrich en Dietrich plus vraie que nature, Johns en nurse entreprenante et amoureuse.

Le final est grandiose et hollywoodien, happy end, je ne vous en dis pas plus. C’est un beau film, humain et philosophique, qui remue beaucoup de choses. Même si son titre est mal choisi, laissant penser à de la science-fiction, alors qu’il s’agit de science et de fiction sans tiret (un autre film porte le même titre). Et même si certains effets spéciaux font un peu amateur (atterrissage et décollage par exemple).

Son message multiple est que:

  • la science doit être crue lorsqu’elle est sincère et non commandée par des intérêts particuliers ;
  • la technique est admirable mais doit être éprouvée sans cesse ;
  • les intérêts commerciaux doivent passer en second sur la vie des personnes ;
  • tous les métiers, du plus prestigieux (directeur de compagnie aérienne) au plus humble (hôtesse de l’air dans un avion), ont leur place et leur mérite – même celui du Cosinus qui déclare que, d’après ses calculs théoriques vérifiés auprès d’un moine tibétain et d’un pasteur de Louvain, les avions vont se crasher au bout de 1440 heures de vol…

DVD Le voyage fantastique (No Highway in the Sky) de Henry Koster, 1960, avec James Stewart, Marlene Dietrich, Glynis Johns, Jack Hawkins, Janette Scott, version anglaise sous-titrée en français, ESC distribution 2016, €24.99 

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Jonathan Coe, Expo 58

jonathan coe expo 58
Voici un roman d’espionnage parodique, léger et grave, qui convient bien à l’été.

Thomas Foley est petit fonctionnaire anglais au Bureau central d’information. Il n’est pas sorti des collèges privés et appartient irrémédiablement à cette classe moyenne d’après-guerre coincée entre couple traditionnel, banlieue miteuse et profession sans attrait.

C’est alors que l’Exposition 1958 qui se tient à Bruxelles ouvre une parenthèse dans son existence. Parce que son père a tenu un pub, dans le temps, ses patrons le voient comme l’homme idéal pour superviser le Britannia, pub provisoire so British que la nation va installer à l’Exposition.

Thomas – qui avait le choix – décide de ne pas emmener sa femme pour les six mois qu’il doit passer sur place. Son couple est terne et la vie de ménage le déçoit, malgré sa mère qui fait appel à ses devoirs et lui décrit ce bonheur qu’elle-même a vécu après avoir fui les soudards Allemands lorsqu’ils ont envahi la Belgique en 1914.

pub britannia expo 58 bruxelles

À demi belge donc, Thomas se demande s’il ne va pas choisir une nouvelle patrie lorsqu’il rencontre et sympathise avec Anneke, fringante hôtesse de l’Exposition. Son compagnon de chambre, au motel où sont logés les envoyés, est Tony, ingénieur qui surveille la fameuse machine ZETA, sensée avoir réussi la fusion nucléaire et assurer une énergie quasi gratuite dans le futur.

Mais nous sommes en pleine guerre froide et la fameuse machine intéresse vivement Andrey, le sémillant rédac chef d’un magazine soviétique créé tout exprès pour l’Exposition et intitulé (évidemment) Spoutnik. Ce dernier, en réalité officier du KGB, fera tout pour séduire Tony qui a de vagues sympathies communistes, puis Thomas qui est ami avec Tony, enfin Emily avec qui Thomas flirte sur commande. Car l’insignifiant fonctionnaire du BCI a été abordé dès avant son arrivée à l’Exposition par deux pieds nickelés qui alternent les questions et les réponses en duo, tels Dupond et Dupont dans Tintin : les ineffables et vaguement inquiétants agents secrets Wayne et Radford.

Tout est factice dans cette Expo 58, des pavillons nationaux où chacun rivalise de poudre aux yeux quant à la relation entre les peuples, ce qui se réduit le plus souvent à manipulations et coucheries. Tout est entre parenthèses durant cette Expo 58, la vie de bureau comme l’existence ménagère. Tout est ouvert, tout paraît réalisable, ainsi que le symbolise l’Atomium futuriste érigé par les Belges – qui existe encore. C’était « un instant en suspens à l’orée de l’avenir, où l’on avait laissé derrière soi les confins du passé, où tout était possible », raille l’auteur p.356.

atomium

Mais ce choix offert de servir ou trahir, de poursuivre la tradition pépère ou de se lancer dans une autre vie, est pervers. Il faudrait du courage que les personnages ne sauraient avoir, une lucidité sur eux-mêmes qu’aucun Anglais n’est capable, de par sa formation rigide et ses mœurs coincées. « Ce fichu rejet britannique de tout ce qui est nouveau, moderne, de tout ce qui sent les idées plutôt que la platitude éculée des faits » p.114. Jonathan Coe livre ainsi une radiographie de son pays en sa gloire, dans ces années 1950 où un James Bond en serviteur fantasmé de la patrie règne sur le roman d’espionnage.

Jonathan Coe livre en son âge mûr une analyse de son peuple et de l’histoire non sans humour, douce-amère et grave, qui ramène à leur taille réelle (mesquine) les (grandes) manœuvres entre les blocs. Les fameux sachets de chips ‘Salt and Shake’ qui font la gloire de l’industrie agroalimentaire britannique servent aux espions – par dérision – tandis que la non moins fameuse machine ZETA, gloire de la science britannique, ne marche pas…

Je ne vous raconte pas la tentation de Thomas, son existence ensuite, ni l’épilogue poignant. Mais je peux vous assurer que vous serez captivé, édifié, attaché à ces personnages à la fois bouffons et émouvants comme seuls les auteurs anglais savent en produire.

Jonathan Coe, Expo 58, 2013, Folio 2015, 363 pages, €8.00
Les romans de Jonathan Coe chroniqués sur ce blog

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