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Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet

Le second plus gros succès international d’un film français en langue française, 32 millions d’entrées dans le monde, 59 récompenses… Que reste-t-il, 25 ans après, de la fusée Amélie Poulain ? J’ai revu le film, dont je n’avais pas été vraiment sensible au charme la première fois. Je ne le suis pas plus cette fois-ci. Certes, le thème est original, les scènes rapides, les potacheries et les paradoxes sans nombre. Mais les aventures improbables d’une sociopathe élevée par deux névrosés ne peuvent qu’être une idéalisation sans lendemain.

Le genre « ça fait du bien » marque le déni de réalité de la société française, pourtant bien dans ses baskets (rouges) sous Chirac président et Jospin premier ministre. Juste avant le 11-Septembre et la chute brutale dans la paranoïa américaine, dont les conséquences se font jour avec le Caligula Tromp Deux et son équipe de ploucs désaxés, néo-fascistes par ressentiment profond. L’abus du filtre jaune par le directeur de la photo dans le film fait de Paris une ville au coucher de soleil permanent (alors qu’il y pleut souvent), tandis que le métro baigne dans une atmosphère verdâtre où évoluent de rares passagers tels des bébés nageurs (alors qu’il est bondé souvent). Nous sommes dans la BD, pas dans le réel.

Amélie mêle-tout (Audrey Tautou) a du mal avec les relations humaines, mais elle adore se mêler de celles des autres. Jusqu’à leur faire du « bien » malgré eux, car elle se croit responsable du malheur du monde. Un adulte taré lui a dit à 6 ans que des accidents se produisaient à chaque fois qu’elle était là, comme la mort de sa mère. Elle a pris dès lors une propension « progressiste » du politicien théoricien qui-sait-mieux-que-vous-ce-qui-est-bon-pour-vous. Typique du socialisme au pouvoir durant cinq ans, au point d’exaspérer les électeurs, qui lui préféreront Le Pen au second tour en 2002… avant de reculer, effrayés de leur audace. Heureusement, Audrey Tautou fait tout : cette jeune fille fraîche et simple, au visage expressif et à la coiffure de jeune garçon, plaît à tout le monde. Elle est la Parisienne pour les étrangers, avec ses grosses pompes de mec noires, selon la mode brutasse du temps, et son rouge à lèvres très rouge.

Le fabuleux destin est une carte postale pour Visit France, Montmartre à l’honneur avec sa bouteille de butane en guise d’hommage catho tradi sur la butte, pour expier la révolte de la Commune et la première défaite contre les Boches (il y en aura d’autres). Pourtant, le réalisateur présente la Butte comme une tanière de fous. Tout le monde est blanc, sauf Jamel Debbouze en victime du racisme ordinaire d’un épicier misogyne et célibataire (Urbain Cancelier), l’affreux Collignon. Mais tout le monde est décalé, névrosé, abîmé (au fond, seul l’arabe, « pas un génie » dit la voix off, semble sain d’esprit). Raymond aux os de verre (Serge Merlin) ne sort jamais et peint une fois par an depuis vingt ans la même copie de Renoir, le Déjeuner des canotiers, une guinguette où il rêverait d’être. La concierge Madeleine (Yolande Moreau) pleure comme une fontaine Wallace à cause d’un mari disparu il y a quarante ans. La patronne du café Les deux moulins où travaille Amélie, Suzanne (Claire Maurier), ne peut vivre l’amour à cause d’une jambe amputée, et elle surveille les amours des autres. Le comptoir du tabac voit Georgette (Isabelle Nanty), malade imaginaire à force de se triturer les méninges faute de sexe. Joseph (Dominique Pinon) est un pilier de bistro qui passe son temps à surveiller Gina la serveuse (Clotilde Mollet), avec qui il a eu une fois une liaison. Lucien le commis d’épicerie (Jamel Debbouze), traité de crétin et trisomique, sert de souffre-douleur pour se faire valoir et reste obsédé par la Didi, princesse de Galles écrabouillée dans sa Mercedes sous le tunnel de l’Alma. Le client Hipolito (Artus de Penguern) s’exhibe au bar en écrivain toujours apprenti, dont les manuscrits sont refusés car racontant l’éternelle histoire de l’époque : celle du nombrilisme, un jeune branleur qui ne fout rien et croit son histoire digne d’intéresser tout le monde. Nino Quincampoix (Mathieu Kassovitz) est un collectionneur maniaque et lunaire, circulant en mobylette dans un Paris quasi sans voiture, et qui bosse dans une sex-shop ; il est obsédé par les clichés ratés de photomatons qu’il va chercher dans les poubelles et sous les cabines ; il veut découvrir l’identité de l’homme chauve aux baskets rouges qui laisse des traces dans tous les photomatons de la capitale.

La jeune serveuse Amélie découvre, un matin qu’elle se met du parfum (pour qui ?), une boite de gâteau en métal derrière une plinthe de sa salle de bain. Un jeune garçon l’a cachée là quarante ans auparavant et elle contient des trésors de gosse : une voiture de course miniature, des secrets. La sociopathe décide d’en savoir plus : elle interroge la concierge, qui la renvoie à l’épicier, lequel l’envoie à sa mère, une véritable encyclopédie cancanière du quartier. C’est le vieil homme de verre qui lui déniche enfin le nom et l’adresse, que lui a probablement livré le « crétin » Lucien (qui ne l’est donc pas tant que ça). Amélie décide alors de faire du bien à ce gamin inconnu devenu adulte d’âge mûr (Maurice Bénichou). Plutôt que de l’aborder, elle l’espionne, pose la boite dans une cabine téléphonique (du genre qui n’existe plus) et téléphone dans le vide à son passage. L’appel du téléphone est irrésistible dans tous les films, même si la personne sait que c’est un harceleur ; l’homme décroche, elle raccroche. C’était juste pour qu’il voie sa boite. Il la découvre, l’ouvre, en est heureux. Et d’un !

Elle va faire ensuite le bonheur de la concierge en lui volant ses lettres d’amour et concoctant avec des ciseaux et une photocopieuse une lettre ultime où son mari lui dit venir la retrouver, lettre que la Poste distribue après quarante ans parce qu’elle provient d’un avion écrasé dans les Alpes – où est censé avoir disparu ledit mari amoureux. Et de deux !

Suivra l’homme de verre, avec qui elle échange des cassettes vidéo de scènes désopilantes et diverses pour le sortir de sa coquille. Ensuite Georgette et Gina, puisqu’en livrant sa consommation à Joseph, elle le persuade que la première est amoureuse de lui et pas l’autre ; ce qui aboutira à une scène d’anthologie, la baise hard dans les toilettes avec Georgette, qui fait trembler le bar et siffler le percolateur au moment de l’orgasme. Elle écrira sur un mur des mots d’Hipolito, lus dans son manuscrit impubliable. Pour son père (Rufus), qui ne l’a jamais touché que froidement sur geste médical et qui se morfond à la retraite dans son pavillon de banlieue en pierre meulière, elle fera voyager son nain de jardin via une hôtesse de l’air qui revient chaque fois au bar, lui envoyant une photo instantanée du nain devant un monument (prélude à ces selfies fétichistes des blogs des années 2000) ; son père finira par désirer voyager lui aussi et se sortir de son marasme mental. Puis ce sera le tour de Lucien qu’elle venge en s’introduisant chez le vil Collignon pour lui saccager ses habitudes : décalage du réveil à 4 h du matin, inversion du dentifrice et de la crème pour pieds, échange de la poignée des toilettes, ampoule grillée, tige de métal dans un fil électrique pour faire court-circuit, modification de la touche d’appel Maman sur le téléphone par celle des Urgences psychiatriques… Du drôle, du potache, du mesquin.

Mais l’acmé est pour Nino, le collectionneur maniaque. Elle va lui retrouver son album perdu et son chauve à baskets rouges ; elle va le retrouver lui-même, après un jeu de piste où elle se photomatonne en Zorro adolescent après l’avoir traqué à la Foire du trône où il œuvre comme squelette attoucheur. Elle aura enfin trouvé l’amour, après ces rituels névrotiques interminables.

Tout ça pour ça : est-ce que « ça fait du bien » ? J’y vois surtout l’inadaptation des urbains solitaires, mal élevés et perdus dans la grande ville, asservis aux petits boulots routiniers sans avenir, soumis à leurs tares psychiatriques. Ils ont la lâcheté de se laisser aller et le seul courage de ne rien faire pour s’en sortir. Sauf Amélie. C’est ça le message ; elle est un passeur. La musique de Yann Tiersen rythme bien ces dérives successives, décrites selon un humour dérisoire, bien porté par les acteurs secondaires. Ainsi la mort de maman, d’une chute d’une suicidée du haut de Notre-Dame lorsqu’Amélie avait 6 ans, son cœur qui bat la chamade lorsque son père l’ausculte, lui qui ne la prend jamais dans les bras à cet âge tendre. Le son lui aussi est passeur d’émotion.

Un film léger, agréable, dont il ne faut pas attendre trop.

DVD Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, Jean-Pierre Jeunet, 2001, avec Audrey Tautou, Mathieu Kassovitz, Michel Robin, Rufus, Serge Merlin, UGC 2019, français, 2h01, 9,99Blu-ray €15,00
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Emmanuel Carrère, Un roman russe

Emmanuel Carrère, fils de, est médiatique parce qu’il mêle, selon le gloubi-boulga de notre époque, tous les genres : le roman, le cinéma, le reportage, la vie intime, et surtout le sexe. C’est un genre qui me déconcerte et ne m’agrée pas, une façon de se défiler tout en se glorifiant, de zapper sur ce qui dérange pour insister sur ce qui est soi-disant « secret » et que tout le monde connaît : l’Origine du monde.

Dans cette histoire, la Russie est un prétexte, un pays et une origine qui font problème à cet angoissé instable, névrosé profond qui avoue aller « trois fois par semaine » chez son psychanalyste, on ne sait pour quel résultat… Le prétexte est le surgissement dans l’actualité d’Andras Toma, paysan hongrois enrôlé dans les forces fascistes puis capturé par l’Armée rouge en 1944. Ballotté de camp en camp, il échoue interné pendant cinquante-six ans en URSS, dernier prisonnier vivant de la Seconde guerre mondiale, avant d’être finalement rapatrié à Budapest en 2000. Il était fou, ou jouait les fous, n’ayant peut-être jamais appris le russe, recroquevillé dans sa coquille.

Cet Andras a fasciné Carrère, envoyé « spécial » de France 2 pour un documentaire sur lui, sur le village de Kotelnitch à 800 km au nord-est de Moscou. L’arrière grand-oncle de l’auteur a été gouverneur de la région et Emmanuel, qui parle « un joli russe » appris de sa mère mais ne le parle plus depuis l’âge de 5 ans, entreprend laborieusement à 40 ans de s’y remettre. C’est qu’il se sent personnellement des affinités électives avec Andras, ce décalé de la vie, exilé de sa patrie, renfermé dans son monde imaginaire. Comme lui, incapable de se fixer, Carrère erre de femme en femme en croyant toujours vivre le grand amour de sa vie (qu’il confond avec le sexe frénétique) avant de déchanter sous les assauts de la triste réalité. Ce sera « Soso » après une précédente qui lui a donné deux fils, puis Hélène qui lui donnera une fille. Mais, à chaque fois, il s’en sépare.

Des affinités aussi que son grand-père Georges a vécues, émigré de Géorgie en 1920 après la révolution de 1917 et la reprise en main par Lénine de toute la Russie, y compris les provinces dissidentes qui se croyaient émancipées par le communisme. Un grand-père qui avait des idées de droite conservatrice radicale et qui a collaboré avec l’armée allemande en servant de traducteur économique à Bordeaux durant la guerre. Il a « disparu » en 1944, probablement exécuté par les résistants de la dernière heure : un bouc émissaire facile, « étranger » d’origine, inapte à tout métier, pauvre et perdu dans sa nouvelle patrie. Un « secret de famille » bien gardé par sa mère, l’Immortelle Hélène Carrère d’Encausse qui ne voulait pas entacher sa réputation (bien que responsable en rien des faits et gestes de son père). Secret qu’Emmanuel s’empresse de divulguer, pour se faire bien voir ou plutôt, croit-il, pour exister.

Ce « roman » russe est une sorte de Romand Jean-Claude, un récit qu’il a écrit en 2000 sur le massacreur de toute sa famille qui se faisait passer pour médecin important de l’OMS à Genève. Encore un mythomane, comme lui. Il mélange à la Philippe Sollers, qui semble son modèle d’écrivain dans les années 2000, le documentaire télé, ses notes et impressions de voyage, ses observations sur les gens, ses fantasmes érotiques et les petites histoires qu’il échafaude à partir de rien, son expérience in vivo de nouvelle érotique écrite en 2002 dans Le Monde, journal de référence politiquement correcte des bobos. L’Usage du Monde met en scène (beaucoup trop longuement, dans une complaisance destructrice) la Soso nue sous sa robe légère dans un train à grande vitesse tandis que l’auteur joue de l’érotisme des suggestions et des mots dans un délire pubertaire. Il détruire ce désir, comme les autres, dans un délire paranoïaque de haine au téléphone, poussant ladite Soso à se faire avorter… d’un bébé qui n’était d’ailleurs pas de lui !

Autant j’ai aimé et admiré sa mère Hélène, autant je n’aime pas Emmanuel Carrère. Son tempérament angoissé, dépressif, cyclothymique, égocentrique, me déplaît. Or un écrivain est avant tout un tempérament, quoiqu’il écrive. Sa névrose obsessionnelle le hante et il s’y complaît, il en fait des livres. Incapable au fond d’inventer, il ne cesse de mettre en scène lui-même au travers de personnages réels : un pédophile dans La classe de neige qu’il avoue avoir mis « sept ans à écrire », le tueur faux médecin Romand dans L’adversaire, les apôtres dans Le Royaume.

Emmanuel Carrère se sent toujours un autre, tout en ne se croyant pas grand-chose. Il cherche constamment, névrotiquement, le « secret » qui lui permettrait de revivre, la clé pour se libérer d’un inconscient qu’il traîne comme un boulet. Il la voit dans l’emprisonnement d’Andras, dans la vie étriquée à la soviétique de la Russie des années 2000 avec sa pauvreté, ses non-dits, ses mafias qui tuent, son FSB qui contrôle ; il la voit dans la langue russe qui lui permettrait de « comprendre » – quoi ? Son grand-père conservateur égaré ? Sa névrose d’émigré jamais pleinement intégré à ses yeux ? Sa fascination fusionnelle pour sa mère devenue immortelle ? Il la voit dans le secret du pédophile, le mensonge jusqu’au meurtre de Romand, la répulsion des femmes de Paul de Tarse. Il la voit dans la croyance chrétienne, dans le yoga pratique, dans les reportages au loin, dans l’exil intérieur, dans l’éternel nombrilisme de son écriture…

Bref, lisez-le si vous voulez, il paraît que ça plaît aux ménagères de 50 ans fascinés par les grands malades et qui adorent discuter intello en médiathèque. Pour ma part, je ne le relirai pas, ce qui est mon critère de qualité des livres.

Emmanuel Carrère, Un roman russe, 2007, Folio 2009, 401 pages, €9,90 e-book Kindle €8,49

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Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon

De l’ambition infinie de la science… Les laboratoires tentent toutes les expériences, dont celle pour augmenter l’intelligence à la fin des années cinquante est prometteuse. La souris blanche nommée Algernon court de plus en plus vite dans ses labyrinthes en évitant les pièges. Une opération du cerveau plus un traitement hormonal permettent de la faire progresser. Pourquoi, dès lors, ne pas passer à l’expérimentation humaine ? Les protocoles ne sont pas encore au point ? La durée de l’expérience ne permet-elle pas encore de constater la stabilité de la transformation dans la durée ? Qu’à cela ne tienne, les financeurs de la Fondation n’attendent pas ; il leur faut du résultat rapide.

C’est dans ce contexte que les professeurs ambitieux Nemur et Strauss, dont le premier doit soutenir sa thèse de doctorat, vont choisir le déficient mental Charlie Gordon parmi un panel offert par le cour d’études Bikman pour adultes attardés. Il n’a un QI que de 70 mais il est motivé à apprendre. Une fois l’opération et le traitement donnés, son intelligence s’améliore en effet nettement et rapidement, lui permettant d’atteindre en quelques mois un QI supérieur à 185. Les professeurs et la psy qui le suivent lui ont conseillé de noter chaque jour ses impressions et ce qu’il retient en vue d’un « compte-rendu » scientifique. De fait, son orthographe et son vocabulaire se bonifient, le lecteur qui avait un peu de mal avec son charabia indigent du début est vite soulagé.

Dès lors, Charlie se prend d’affection pour Algernon, son alter ego souris qui progresse comme lui. IL est boulimique d’apprendre, lit des livres de plus en plus érudits, ingurgite plusieurs langues ; son esprit s’ouvre et effectue les corrélations à son insu, ce qui lui permet de découvrir des choses nouvelles en mathématique et d’en discuter avec d’éminents professeurs. Mais aussi de trouver la faille dans les recherches des professeurs Nemur et Strauss… Son traitement ne va pas durer. Il va redevenir aussi bête qu’avant, voire pire. Il s’y attend et les prévient. Les apprenti sorciers sont des savants fous.

Car l’esprit tout seul ne suffit pas à l’épanouissement humain. Le cœur a ses raisons, tout comme le sexe, et « la science » n’en tient pas compte. Charlie comme Algernon se révoltent de se voir traités comme des objets de laboratoire et non pas comme des êtres à part entière. « Comprenez moi bien. L’intelligence est l’un des plus grands dons humains. Mais trop souvent la recherche du savoir chasse la recherche de l’amour. (…) Je vous l’offre sous forme d’hypothèse : l’intelligence sans la capacité de donner et de recevoir une affection mène à l’écroulement mental et moral, à la névrose, et peut être même à la psychose. Et je dis que l’esprit qui n’a d’autre fin qu’un intérêt et une absorption égoïstes en lui même, à l’exclusion de toute relation humaine, ne peut aboutir qu’à la violence et à la douleur. Quand j’étais arriéré, j’avais des tas d’amis. Maintenant, je n’en ai pas un. »

Charlie a eu une enfance malheureuse, névrosé par sa mère qui ne l’aimait pas à cause de son handicap, avait peur pour sa petite sœur et restait hantée religieusement par le sexe. Charlie ne peut pas avoir des relations sexuelles adultes, une fois devenu intelligent, sans que le Charlie infantile profond de son inconscient ne ressurgisse. Il faut qu’une fille libérée le saoule pour qu’il se lâche, et encore pas la première fois. Il tombe amoureux de sa psy Alice, mais est inhibé, puis trop arrogant devant son intelligence qu’il a dépassée. Ce n’est que lorsqu’il régressera inexorablement qu’un moment surviendra d’équilibre éphémère où ils seront égaux en capacités d’esprit et en phase question sexe.

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, écrivait Rabelais dans Gargantua. Cette maxime de sagesse n’a pas vieilli. La connaissance sans les capacités à la comprendre est vaine – et dangereuse : c’est être apprenti sorcier que de manier les poudres et protocoles sans savoir leurs conséquences. Le savant poussé par la finance en devient fou car il ne laisse pas le temps à l’expérience. Car « l’âme » (ce qui anime l’être) est bien plus vaste que le seul esprit qui acquiert la science (le savoir) ; la conscience est aussi l’effet des capacités des instincts et des affects, autrement dit des pulsions et du cœur. Ne pas être conscient des trois étages de l’humain mène au dessèchement scientiste, à la cruauté rationaliste, à la psychopathie sociale (les psychopathes n’ont aucun affect pour les êtres). Ce roman de fiction est donc une grave réflexion sur les dangers d’une science sans ordre ni limites, laissée à elle-même et à l’avidité des militaires ou des financiers.

Ralph Nelson en a tiré un film en 1968 et plusieurs téléfilms des 2000 à 2015 ont été tournés, ce qui indique la permanente actualité de l’histoire et des thèmes qu’elle remue.

Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon (Flowers for Algernon), 1966, J’ai lu 2012, 544 pages, €6,90 – édition augmentée avec le roman, la nouvelle originale de 1959 « Des fleurs pour Algernon », et l’essai autobiographique « Algernon, Charlie et moi ».

DVD Charly, Ralph Nelson, 1968, avec Cliff Robertson, Claire Bloom, Lilia Skala, Leon Janney, Ruth White, MGM 2005, 1h43, €15,54

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