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Eliot Pattison, Le tueur du lac de pierre

Eliot Pattison Le tueur du lac de pierre

Shan, ex-inspecteur pékinois relégué en camp de travail pour enquête politiquement incorrecte sur la corruption d’un ponte du régime communiste, a été élargi lors des péripéties de sa première enquête au Tibet (voir ‘Dans la gorge du dragon’). Il approfondit la sagesse bouddhiste auprès de lamas, dans le secret des montagnes, lorsque des signes ordonnent à deux vénérés d’aller dans le nord, dans les monts Kunlun au bord du grand désert du Takla-Makan, pour motifs religieux.

Une enseignante a disparu, qui s’occupait des orphelins Kazakhs, Ouigours et Tibétains de la frontière. Le socialisme vise constamment à éradiquer les vieilleries en imposant aux nomades éleveurs de chevaux et de moutons de se couler en coopératives, organisées en blocs de béton. Les enfants ne sont plus élevés dans la nature, avec les bêtes, le vent et les étoiles, mais en classes fermées où l’enseignement politique prendra toute sa force. Les slogans à la gloire du Peuple et du Parti supplanteront les mantras ancestraux.

C’est dans ce contexte que de jeunes garçons disparaissent. Ils sont tués sauvagement, éventrés par un démon à forme de léopard qui leur arrache la chemise, lacère leur poitrine, les torture, les frappe à la tête et les poignarde plusieurs fois au ventre avant – lorsqu’il a le temps – de les achever d’une balle dans le front. Il emporte à chaque fois comme trophée une chaussure.

tibet gamins de lhassa

Shan est pris dans le tourbillon des affrontements d’époques, d’idéologies et d’avidités passionnelles. Flanqué de deux vieux lamas qui suivent leur but sans jamais se détourner, il fait la connaissance d’une fille des steppes, de Sophie de Bactriane, d’un ex-Russe blanc et d’un couple d’Américains qui étudient clandestinement les momies trouvées dans le désert des confins chinois parce que leurs découvertes ne sont pas politiquement correctes. Les morts momifiés ne sont en rien des Hans mais plutôt des Perses ou des Turcs – ce qui est interdit par l’orgueil communiste pékinois.

Comme toujours au Tibet, dont Eliot Pattison a su capter les vibrations intimes, les choses ne sont jamais droites. Les gens sont mêlés, les passions se composent, et l’esprit souffle où il veut. Les gosses massacrés protègent un secret antique. L’évasion d’un jeune couple hors du Tibet natal n’est au fond qu’un idéal de liberté impossible. L’amertume d’une procureur, ex-garde rouge ayant commis tous les excès politiques de la révolution « culturelle », se retournera de façon inattendue. Shan, père qui n’a pas vu son fils depuis qu’il a dix ans, est pris par ces meurtres implacables de jeunes garçons. Il compatit aux douleurs des pères qui perdent les leurs.

Il enquêtera, bien sûr, mais tout le dépasse tant le Tibet est vaste et mystérieux à la logique. La vertu de Shan est l’obstination. Comme l’eau, il use et lave sans jamais se décourager, creusant peu à peu son chemin vers la vérité. D’où le titre en anglais : Water Touching Stone. La croûte qui recouvre les pierres doit être dissoute pour révéler l’essence de leur beauté. Lui tente de faire de même parmi les hommes.

Dans ce volume second de la série, très réussi, la poésie des grands esprits se mêle à l’émotion poignante des relations humaines. Il y a des chevauchées, des découvertes de monastères secrets, une enquête classique qui consiste à rassembler des documents et à faire parler les suspects. Mais il y a avant tout ce cri d’amour pour le Tibet meurtri, pour ses enfants tués ou déculturés, que le lecteur n’est pas près d’oublier.

Un très beau livre.

Eliot Pattison, Le tueur du lac de pierre (Water Touching Stone), 2001, 10-18 200, 675 pages, 9.69€

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Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai

Cette spécialiste de la Chine depuis les années 1950, professeur désormais émérite des universités, a beaucoup écrit sur la sociologie du plus gros pays émergent. Elle a choisi une ville emblème, Shanghai, pour raconter l’histoire de l’essor économique, poussé ou rembarré par la politique selon les époques. Shanghai n’est pas Pékin et tout développement de la périphérie commerçante ouverte sur l’international fait de l’ombre aux mandarins impériaux ou rouges de la capitale. Ils veulent garder le pouvoir, or le premier pouvoir est celui des moyens. D’où le stop and go du développement des ports côtiers, jusqu’à la libération post-Mao de Deng Xiaoping : « qu’importe qu’un chat soit blanc ou noir, l’important est qu’il capture des souris ».

La Chine, orgueilleuse et nationaliste, utilise l’étranger pour son intérêt dès l’ouverture forcée fin XIXème. « Lorsque les barbares disposent de la supériorité militaire, il faut les apaiser par des concessions ponctuelles, les amadouer par de bons traitements et les neutraliser en les dressant les uns contre les autres, ou bien en les cooptant et en les intégrant aux structures administratives de l’Empire » p.27. Cette stratégie est toujours d’actualité…

Dès l’origine, « le principal moteur de la croissance, c’est l’entreprise privée » p.33. Avis aux socialismes qui croient que taxer et punir permet le développement. La bureaucratie impériale a recueilli les bénéfices fiscaux de l’expansion économique de la ville, mais en accompagnant l’évolution, pas en l’entravant. Marie-Claire Bergère fait bon marché de la thèse marxiste selon laquelle la Chine aurait été mise en coupe réglée par des exploiteurs capitalistes étrangers. Elle montre fort bien la symbiose qui s’est construite dès le début entre le pragmatisme des commerçants et artisans chinois et le système légal de propriété établi dans la concession étrangère en 1862. « Le nouveau dispositif juridique attire de nombreux investisseurs chinois qui, tout autant que les étrangers, se sentent rassurés par les garanties qu’il offre. Il facilite donc la réorientation, à des fins productives, de fortunes marchandes traditionnellement utilisées pour l’acquisition de titres officiels [aujourd’hui on parlerait d’emprunts d’État et de livrets A], le financement d’œuvres philanthropiques ou encore l’achat de faveurs bureaucratiques » p.85.

La révolution nationaliste de 1911 est née à Shanghai en voie de la modernisation et de démocratie, mais le pays ne va pas suivre. Le mouvement de boycott des produits japonais ou américains pour arracher des concessions aux étrangers est né là aussi dans les années 1920, mais les insurrections communistes en 1927 échouent. Il faudra Mao et la Seconde guerre mondiale pour que le fascisme du Guomindang laisse la place à la bureaucratie totalitaire rouge. Ce n’était pas l’idéal de la ville, plus portée à un bon gouvernement et une harmonie sociale par la porosité entre politique et économie, entre pouvoir et société.

« Le Haipai, ou ‘style de Shanghai’, est l’expression de la culture commerciale et cosmopolite de la Chine moderne » p.255. Elle s’oppose au Jingpai, style de Pékin, marqué par la répulsion des mandarins lettrés pour tout ce qui touche à l’argent et au pragmatisme. Masse contre élite, commerçants qui créent de la richesse contre fonctionnaires imbus de leur caste et du pouvoir. Toute l’histoire récente de la Chine – et pas seulement en Chine – se résume à cette rivalité entre Pékin et les ports côtiers tels Shanghai. L’échec du Grand bond en avant est suivi de la répression anarchique de la Révolution culturelle. C’est de Shanghai que partent les premières attaques de presse contre Mao Zedong, qui conduit par mégalomanie le pays à la misère. Bien que la Bande des Quatre (avec la veuve Mao) soit implantée à Shanghai, Jiang Zemin devient maire de la ville en 1985 ; avec son adjoint Zhu Ronji, il va négocier avec la capitale pour que son développement ne bouleverse pas trop les habitudes. Pékin désire en effet que la réforme économique soit graduelle, et mise en forme à la périphérie d’abord, pour ne pas menacer le pouvoir du centre. La revendication étudiante de la place Tian’anmen en 1989 donnera raison à Deng, mais ne remettra pas en cause la réforme. Au contraire, Shanghai en profite enfin, pour accélérer le développement économique et apaiser les tensions politiques. L’avenir chinois est aujourd’hui à Shanghai, Canton et Shenzhen-Hongkong plus qu’à Pékin.

C’est donc l’histoire contemporaine de l’essor chinois que Marie-Claire Bergère expose par l’histoire de Shanghai. Un livre utile pour comprendre les tendances longues de l’émergence et les imbrications croisées de l’économie et de la politique, du nationalisme et de l’ouverture. Utile aussi pour saisir ce qu’il ne faut pas faire en politique si l’on veut de la croissance : contraindre et punir par la multiplication des règlementations et des taxes.

Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai, 2002, Fayard, 520 pages, €26.03 ou €18.99 format Kindle 

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