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Le retour de l’Étrange défaite…

Il y a 10 ans, en 2014, année où Poutine a envahi, occupé et annexé la Crimée sans que personne ne réagisse autrement que comme à Munich en 1938 – par des paroles vaines – j’analysais sur ce blog le Bloch de L’Étrange défaite. Nous y revenons aujourd’hui parce que l’actualité remet le livre au goût du jour et parce que le jeune Emmanuel Macron fustige la lâcheté des dirigeants européens, notamment allemands, face à l’impérialisme botté de Poutine.

Marc Bloch fut un citoyen français patriote et républicain, adepte des Lumières. Né juif alsacien intégré depuis le XVe siècle, il est devenu historien et fondateur avec Lucien Febvre des Annales d’histoire économique et sociale en 1929. Il a été mobilisé, s’est battu contre l’Occupant, a résisté et a été fusillé par la Gestapo en 1944, à 57 ans. L’Étrange défaite est son testament, son analyse à chaud de la lamentable défaite française de 1940, en quelque semaines seulement alors que l’on « croyait » l’Armée française la première d’Europe.

Ce qui s’est effondré, dit-il, c’est le moral. Le commandement a failli, mais surtout les élites avachies dans l’inculture et la bureaucratie, les petit-bourgeois des petites villes assoupies dans l’hédonisme de l’apéro et de la sieste, le pacifisme « internationaliste » qui refuse tout ennemi – alors que c’est l’ennemi qui se désigne à vous et pas vous qui le qualifiez. Poutine est comme Hitler : impérialiste et implacable. Certes, son armée « rouge » a prouvé qu’elle n’était pas à la hauteur de la Wehrmacht en 1940, mais sa volonté et son obstination sont là sur des années.

C’est un fait. Nous devons le prendre en compte et ne pas nous bercer d’illusions. D’autant que l’alliance OTAN est menacée par le foutraque en passe de revenir à la Maison blanche et que les États européens restent dispersés dans la défense commune.

Dès lors, deux attitudes en France : se coucher ou résister.

Les partis extrémistes des deux bords sont avides de se coucher.

A l’extrême-gauche par haine des États-Unis et de leur impérialisme culturel et économique – contre lequel l’extrême-gauche ne fait d’ailleurs quasiment rien, portant jean, bouffant des MacDo, succombant au Mitou et au Wok (marmite où faire rôtir les petits Blancs délicieusement machos et racistes), écoutant le rap de là-bas, ne rêvant au fond pour ses électeurs maghrébins que d’émigrer dans ce grand pays où tout est possible. Je me souviens des propos tenus derrière moi par deux Arabes de France partant à New York, dans le même avion que je prenais : « Aux États-Unis, je ne me sens pas Arabe, je suis un Blanc comme les autres ; pas un Latino, ni un Noir. »

A l’extrême-droite pour les affinités pétainistes que véhicule Poutine et sa restauration de la religion, des traditions, du nationalisme souverainiste, de son ordre moral. Le Rassemblement national a emprunté à une banque russe mafieuse proche de Poutine, Marine Le Pen a rencontré et s’est fait prendre (en photo) par le viril Vladimir, les militants rêvent de muscles à son image et de la même impassibilité dans la cruauté envers les bougnoules de France que Poutine a manifesté contre les Tchétchènes de Russie.

Les partis de gouvernement ne veulent pas rejouer la défaite de 40 après l’abandon de Munich.

Mais ils sont velléitaires, ayant peur du populo, peur de l’opposition, peur des élections. Il faudrait réarmer, mais avec quels moyens quand on a tout donné au social sans jamais que ce soit assez ? Il faudrait entrer en « économie de guerre », mais pour cela contraindre les grandes entreprises à transformer l’appareil de production, quitter le tout-marché pour une économie administrée, ce qui fait mauvais effet à trois mois des élections européennes et à trois ans d’une présidentielle. Car, si le terme est utilisé par le ministre de la Défense dès début 2023, il reste technocratique et a minima. Il faudrait lancer un « emprunt pour la Défense », mais ce serait inquiéter la population, déjà « fragilisée » par les revendications catégorielles (éleveurs, profs, policiers municipaux…). Ou flécher le Livret A, mais au détriment du sempiternel « social » où il n’y a jamais assez pour aider, assister, conforter… Donc, plutôt que de mobiliser, les partis de gouvernement minimisent et en font le moins possible.

Dans la troisième partie de L’Étrange défaite Marc Bloch effectue « l’examen de conscience d’un Français. » L’État et les partis sont à coté de la plaque. C’est déjà « l’absurdité de notre propagande officielle, son irritant et grossier optimisme, sa timidité », et surtout, « l’impuissance de notre gouvernement à définir honnêtement ses buts de guerre ». Aujourd’hui, en effet, quels sont nos buts de guerre ? Aider l’Ukraine à résister ? Mais pour combien de temps et à quel prix ? Et ensuite ? Ou si cela échoue ?

Immobilisme et mollesse du personnel dirigeant sont frappants aujourd’hui comme hier. Déjà les syndicats à l’esprit petit-bourgeois se montrent obsédés par leur intérêt immédiat, au détriment de l’intérêt du pays. Déjà les pacifistes croient naïvement que « la négociation » est la meilleure des armes plutôt que la guerre qui touchera le peuple et profitera aux puissants. Mais que vaut la diplomatie face à un menteur impérialiste ? Munich l’a montré : Hitler promet et s’assied sur ses promesses, il s’agit juste de gagner du temps. Poutine fera de même, car il raisonne de même et ce qui compte à ses yeux est de reconquérir les provinces irrédentistes peuplées de russophones, comme pour Hitler les provinces peuplées de germanophones – il l’a clairement déclaré. Comme il suffisait de lire Mein Kampf, il suffit de lire les discours de Poutine ou une analyse de sa doctrine.

Les bourgeois égoïstes se foutent du populo inculte qui ne lit plus, abêti par l’animation au collège public (au détriment de l’éducation), laissé pour compte par des parents démissionnaires (qui n’élèvent pas). Les médias, à la botte de quelques oligarques imbus d’idéologie conservatrice, ne font rien pour éclairer les enjeux (à l’exception des chaînes publiques comme la 5 ou Arte). Aujourd’hui comme hier, tous ne pensent qu’à s’amuser, « aller boire une bière en terrasse » avant d’aller baiser en boite. Le sentiment de sécurité rend impensable la guerre, oubliée en Europe depuis trente ans, d’ailleurs en Yougoslavie, pays ex-communiste.

Pacifisme, ligne Maginot, diplomatie d’alliances – tout cela devait nous éviter en 1940 de faire la guerre. Mais la guerre est survenue. C’est toute la mentalité administrative qui devait alors la faire… « L’ordre statique du bureau est, à bien des égards, l’antithèse de l’ordre actif et perpétuellement inventif qui exige le mouvement. L’un est affaire de routine et de dressage ; l’autre d’imagination concrète, de souplesse dans l’intelligence et, peut-être surtout, de caractère » (p.91). Hier comme aujourd’hui, les procédures, les normes, les règles, en bref la paperasserie tracassière sont au contraire de la clarté et de la rapidité qu’exige la guerre. Avec la prolifération des bureaux et des normes (pour justifier leur poste), nous en sommes loin ! A quand la suppression de pans entiers du contrôle administratif qui ne sert pas à grand-chose (toujours insuffisant et trop tard), mais qui lève constamment des obstacles à toute entreprise ?

Un espoir ? Marc Bloch écrit p.184 : « J’abhorre le nazisme. Mais, comme la Révolution française, à laquelle on rougit de la comparer, la révolution nazie a mis aux commandes, que ce soit à la tête des troupes ou à la tête de l’État, des hommes qui, parce qu’ils avaient un cerveau frais et n’avaient pas été formés aux routines scolaires, étaient capables de comprendre ‘le surprenant et le nouveau’. Nous ne leur opposions guère que des messieurs chenus ou de jeunes vieillards. » Beaucoup de dirigeants jeunes surgissent en France (hélas, pas aux États-Unis ni en Allemagne !). Le président Macron est lui-même jeune. Est-ce pour cela que le sursaut est possible ?

Marc Bloch, L’Étrange défaite, 1946, Folio 1990, 326 pages, €13,10, e-book Kindle gratuit

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Quelle Europe pour demain ?

Un intéressant article de Franck Lirzin et Philippe Condé, géopoliticiens économistes, est paru en mars sur le site Diploweb. Pour les auteurs, « face à la crise de l’euro, il existe deux grandes grilles de lecture. La première en tire argument pour prôner l’éclatement de la zone euro. La deuxième considère qu’il faut pour la dépasser mettre en œuvre de manière démocratique une Europe plus fédérale afin d’engager une convergence économique et sociale tournée vers la croissance. »

Mais comment faire lorsque les trois principaux pays européens ont des cultures contraires et que leur action politique est guidée par des visions différentes ?

  • Pour les Allemands, l’enjeu est moral : il s’agit de responsabilité des États (et des peuples) sur les conséquences de leurs actes. Chaque pays doit se soumettre aux règles de la collectivité (efforts, rigueur, transparence) pour garantir l’unité et la confiance.
  • Pour les Anglais, l’enjeu est pragmatique : il s’agit d’encourager la mobilité des travailleurs et la redistribution des taxes pour fluidifier l’économie de la zone. Ce qui signifie recul de la souveraineté des États par intégration budgétaire.
  • Pour les Français, l’enjeu est politique : il s’agit d’installer une coordination des politiques budgétaires qui n’existe pas, une centralisation des pouvoirs économiques au niveau communautaire via un ministre des Finances euro et l’achat d’obligations des États par la Banque centrale européenne.

Comment agir dans ce grand écart ? Par alliances. Pour le moment, « la solution retenue est d’inspiration allemande : instauration de règles de vie en commun, pénalisation des pays ‘délinquants’, responsabilisation des gouvernements. L’approche française n’aura survécu que dans l’idée de coordination des politiques budgétaires. Quant aux Britanniques, ils ont quitté la partie. » La raison en est que les Anglais sont très mal en point et doivent se sauver tout seul avant de revenir négocier ; que les Allemands sont en bonne santé et qu’ils affichent légitimement leur vertu, tout en reconnaissant qu’ils ne seraient pas si heureux sans l’Europe ; les Français restent velléitaires et ‘arrogants’ – comme d’habitude – incapables de mettre de l’ordre dans leur État obèse et inefficace, mais plein d’idées pour avancer en commun dont ils ne conçoivent pas qu’elles ne soient pas la ‘raison’.

Morale, pragmatisme, politique… Nous serions tentés d’observer que le dernier terme l’emporte : il s’agit de savoir quel est le projet d’Europe que nous voulons.

  • Le projet anglais reste le splendide isolement îlien, avec un grand marché de libre-échange à sa porte – et le parapluie militaire américain pour le solde.
  • Le projet allemand reste l’hédonisme d’une population repue et vieillissante qui préfère s’occuper de ses petites affaires que d’exister dans le monde (ils ont déjà donné…).
  • Le projet français reste au pire celui de Charlemagne et de Napoléon, au mieux la mission civilisatrice des Lumières (prolongée un temps par le marxisme), notre fameux « modèle français » trop centralisateur et autoritaire pour qu’aucun de ses partenaires n’en veuille… vu son échec.

Reste que la France, si elle laisse de côté son jacobinisme botté (à droite) sûr de lui-même et dominateur (à gauche), peut tenir une voie juste qui n’est pas une voie moyenne. Dire aux Allemands que notre destin est commun et que les économies se complètent (85% des exportations allemandes se font en UE) ; dire aux Anglais que l’intégration est nécessaire mais pas sur tout les détails, en fonction de la subsidiarité, et qu’il faut avancer les débats démocratiques.

La voie historique sur l’exemple du Zollverein (1828), un temps favorite de la France, n’est pas d’actualité : personne n’en veut. Il s’agissait moins de créer la prospérité allemande que de forger une entité politique panallemande pour accéder au rang de première puissance industrielle. La voie Hollande, qui consiste à prôner des « cercles » concentriques entre pays unis, pays de droit commun et pays de libre-échange n’est pas incompatible avec cette vision. Mais elle nécessite de s’entendre a minima avec les Allemands… ce qui est mal parti lorsque seul le SPD y est favorable.

Les auteurs prônent une autre voie, assez séduisante. « Demander à des pays de suivre des règles de vie communes n’a de sens que si l’on esquisse également une solidarité par laquelle les pays s’entraident pour parvenir à des niveaux technologiques équivalents, pour nouer des partenariats commerciaux et pour faciliter la mobilité des citoyens européens. Le pacte de discipline budgétaire ne fonctionnera qu’adossé à une volonté de faire de la zone euro un espace politique, sous la forme d’une fédération. »

Ce qui signifie volonté des élites et offre de démocratie plus réelle au peuple. Les auteurs ne vont pas plus loin, moi si. Ce serait par exemple élire des députés européens hors nations, sur la base de partis européens. Ils seraient réunis dans un Parlement élu le même jour dans tous les pays de l’Union, dans les mêmes conditions. Ce Parlement aurait alors un pouvoir de lever ses propres impôts pour établir un budget global, orienté vers les investissements directs dans la zone. Cela ne supprimerait pas les États, ni les régions, mais donnerait une tête et un bras à ce concept flou d’Union européenne. Il faudrait évidemment que l’élargissement sans fin s’arrête, et qu’on dise une bonne fois que cette politique supranationale est désormais « entre nous ». Car comment faire accepter l’impôt, si on ne sait pas où il va ?

http://www.diploweb.com/Vers-une-Federation-europeenne.html Mars 2012-Condé-Lirzin/Diploweb.com

Patrick Artus, La relation Allemagne/reste de la zone euro semblable à la relation Chine/Etats-Unis, mars 2012

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