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Yukio Mishima, Neige de printemps

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Premier volume d’une tétralogie romanesque en forme de testament, puisqu’au lendemain de l’envoi du dernier manuscrit à son éditeur Mishima se suicidait par seppuku rituel durant une création événementielle à visée politique. Neige de printemps est le temps de la jeunesse, celle du Japon moderne, celle de l’auteur. Le temps où la poudreuse est fine, vigoureuse, de toute beauté – mais fragile, sa blancheur se maculant vite et sa consistance se durcissant avec la glace ou fondant au soleil.

Nous sommes en 1912 et le Japon qui a vaincu la flotte russe en 1905 est au sommet de sa puissance. Il se développe, s’industrialise, continue de s’ouvrir au monde. Mais ses traditions disparaissent aussi, son élite s’affadit, son paysage s’urbanise et s’enlaidit. Ce sont ces contrastes que met en scène Mishima en ce premier volume. « Mais alors que les anciennes guerres ont pris fin, une espèce nouvelle de combats vient de commencer ; nous voici à l’époque de la guerre des passions » (chap.28). Ces passions partent à l’assaut de « l’impossibilité » (chap.38) – traduction franglaise de cet « impossible » (qui ne serait pas français) – le nouvel honneur du guerrier.

Kiyoaki Matsugae, fils de marquis anobli de la troisième génération, est Mishima jeune – et pourtant différent, né une génération avant lui. Il est d’une grande beauté ‘fin de race’ contrairement à Mishima, mais fluet et souffreteux comme lui. Il est d’une sensibilité à vif comme lui mais attiré par la femme, contrairement à lui. Il écrit ses rêves comme lui, mais aucun conte ni roman, contrairement à lui. Car il préfère vivre sa passion pour Satoko, jeune fille de deux ans plus âgée avec laquelle il a été élevé, avant d’être mis à 12 ans entre les mains d’Iinuma (iinuma), un précepteur de 17 ans, étudiant au pair destiné à le viriliser. Kiyo vit en fils unique avec ses parents ; pas Mishima, qui a une jeune sœur et un jeune frère mais a vécu jusqu’à 12 ans avec sa grand-mère autoritaire, avant de vouer ensuite un attachement à sa mère, contrairement à son héros. Kiyoaki est Mishima comme Madame Bovary était Flaubert : une projection fantasmée, une facette, un possible.

Son meilleur ami dans le roman, Shigekuni Honda, est son inverse : solide, normal, travailleur, positif. Il oppose la raison à la passion, la construction juridique aux élans romantiques, l’amitié tempérée à l’amour fou. Il est le Japonais contemporain, celui qui désacralise la tradition et s’adapte à la modernité, terne mais efficace, au contraire de Kiyoaki qui veut la vivre comme une passion christique. Ce pourquoi la neige est beauté, donc associée à la mort : elle embellit le paysage mais elle glace les êtres, les rend malades et les tue.

Kiyoaki aime Satoko, qui l’aime mais joue avec lui, enfant orgueilleux et regimbant. Kiyo se braque et repousse les avances de Satoko qui doit se marier ; elle se fiance donc dans la famille impériale et c’est alors que le jeune homme s’aperçoit de sa profonde passion. Il viole la fiancée de la famille impériale, bien que l’acte sexuel soit non seulement consenti mais requis par le père même de Satoko, qui veut se venger des intrigues du père de Kiyo. Le personnage retors de la vieille duègne Tadeshina est sorti tout droit du théâtre Nô en tant qu’entremetteuse.

Ce qui devait arriver arriva : Satoko, enceinte, porte l’enfant de Kiyoaki avant même ses fiançailles avec le prince de la famille impériale : y a-t-il pire scandale ? Comme pour la neige, comme pour la jeunesse et la beauté, Mishima n’aime rien tant que sacrifier le meilleur : cette fois-ci le respect à l’empereur, symbole du Japon et de la japonité ! « Jouissance dans le sacrilège », dit-il (chap.14). Car le sexe peut tout, ce pourquoi Mishima, bien que fasciné, s’en méfie. Les parents de chaque côté vont chercher à étouffer l’affaire et forcer Satoko à avorter en secret dans une clinique réputée, tout en allant l’air de rien rendre visite à sa tante abbesse d’un monastère bouddhiste. Mais la fille se rebiffe : elle ne se veut le jouet de personne : ni de son amant, ni de son fiancé, ni de ses parents, ni des conventions traditionnelles. Si Kiyo l’a repoussée, enclenchant les rouages du destin tragique, si elle-même s’est laissée aimer, passionnée en retour, elle ne peut faire comme si de rien n’était et se laisser conduire par « la société » là où elle ne veut pas. Elle renonce au mariage princier, coupe ses cheveux et se fait nonne.

Kiyoaki, désespéré, cherche en vain à lui rendre visite, mais l’abbesse refuse tout contact que la jeune novice ne veut pas. Le jeune homme, masochiste, grimpe et regrimpe le sentier qui mène au monastère dans le froid glacé et sous la neige de l’hiver, chemin de croix qui va lui être fatal. Il meurt à 20 ans de pleurésie, quelques mois après que son amante soit morte au monde au monastère.

La beauté ne peut rien contre les convenances ; l’amour ne peut rien contre la société ; l’énergie ne peut rien contre le système. C’est le destin des meilleurs d’être vaincus – mais pas sans laisser la trace brillante d’une comète, comme Achille. Ce ne sont pas les Kiyoaki qui bâtissent le monde mais les Honda bosseurs rationnels ou les Iinuma disciplinés et travailleurs. Hymne à la jeunesse, à la beauté, à la passion, ce premier tome dit tout le tragique du Japon qui perd son âme, et de l’auteur qui se sent de plus en plus étranger au monde actuel.

modele japonais

Les notations pleines de sensualité abondent dans ce texte, tout comme la sensibilité au paysage. Mishima est profondément japonais, shinto plus que bouddhiste, ancré à la terre, aux vagues, à la lumière du ciel comme aux arbres et aux fleurs. En ce sens il n’est pas romantique, malgré sa passion de l’énergie : il ne projette pas ses états d’âme sur la nature, il l’accepte en lui, il fait corps avec elle. Seul à 18 ans, il expose « son corps à la fraîcheur du clair de lune » : « La clarté (…) inondant le blanc lisse incomparable de son dos dont l’éclat accentuait le contour gracieux du corps, révélant les indices subtils et diffus d’une virilité affirmée » (chap.5). En groupe avec ses amis Honda et les princes siamois venus étudier au Japon : « L’arôme salé du flot montant et l’odeur du goémon jeté au rivage faisaient vibrer d’émotion leurs corps exposés à la fraîcheur nocturne. La brise de mer, lourde de l’odeur du sel, se lovait contre leur chair nue, sensation brûlante plutôt que frisson » (chap.33). En couple avec Satoko : « Elle éprouvait le contact des bouts de seins, menus et ferme, de Kiyoaki contre les siens, leur frôlement joyeux puis, à la fin, leur pesée pour plonger dans l’opulence de sa poitrine » (chap.34).

La femme est largement valorisée, malgré la préférence de Mishima pour les garçons, et le machisme japonais ambiant : la grand-mère paternelle, l’abbesse du monastère, Satoko et même sa gouvernante Tadeshina sont des maîtresses femmes. Mishima était adepte d’Otto Weininger (qu’il cite chap.35), juif autrichien dépressif qui s’est suicidé à 23 ans après avoir écrit Sexe et caractère où il montre que chacun est ambivalent, masculin/féminin, et doit se discipliner pour être créateur, les hommes comme les femmes.

Neige de printemps aura une suite et la comète Kiyo n’a pas tout à fait disparu… Malgré l’atmosphère un peu surannée du début, le lecteur se laisse prendre par le texte et emporter dans l’histoire. Les personnages sont convaincants, attachants et bien campés. Qui ne sera pas amoureux de Satoko et de Kiyo, une fois le livre refermé ? Livre qu’on peut lire indépendamment de la suite.

Yukio Mishima, Neige de printemps, 1969, Folio 1989, 449 pages, €8.46

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55

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Sakyo Komatsu, La submersion du Japon

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Sakyō Komatsu, mort en 2011, est un écrivain de science-fiction très connu au Japon. Dommage qu’il ne le soit pas plus en Europe car son roman d’anticipation est en pleine actualité. Le Japon, les savants le savent, est situé à l’intersection de trois plaques continentales qui se chevauchent. D’où les séismes, les éruptions, les tsunamis. Ce n’est pas nouveau, mais ce pourrait l’être… il suffit de pousser un peu le scénario.

Ce que fait l’auteur d’un ton détaché, comme historien, décrivant comment des mouvements sous-marins laissent prévoir un vaste remaniement des équilibres de plaques, les énergies accumulées engendrant une brutale rupture en quelques mois. Résultat : l’engloutissement de tout l’archipel japonais sous les flots Pacifique. « Un pays important du point de vue de la population, de l’économie et de l’histoire va être physiquement anéanti. Un homme a-t-il affronté quelque chose d’aussi inouï dans l’histoire ? Y a-t-il un homme d’État capable de faire face à un problème aussi monstrueux ? » p.161.

A partir de cette trame, il tente d’évaluer comment pourraient réagir les scientifiques, les techniciens, les politiques, les citoyens, les pays étrangers, l’ONU. C’est très simple :

  • les scientifiques n’y croient pas et traitent de fou celui qui ose dire que le roi est nu et que le Japon va exploser ;
    les techniciens font leur boulot scrupuleusement, à la japonaise, malgré leurs histoires de cœur, de famille ou d’alcool – ils sont communautaires ;
    les politiques tergiversent, consultent, font tout en équipe, mais finissent par prendre les graves décisions qui s’imposent avec aussi peu de retard que possible ;
    les citoyens sont inquiets mais disciplinés, les deux tiers seront sauvés, d’autres ne veulent pas voir cela et se suicident avec le Japon qui coule ;
    les pays étrangers sont partagés entre effarement et égoïsme du « c’est bien fait »;
  • l’ONU bavasse avec de grands mots, comme d’habitude.

Nous sommes en 1973 et règnent encore sur la planète les deux blocs, le soviétique et le monde libre ; la Chine n’a pas encore émergée, restant maoïste. L’auteur est un peu caricatural sur la presse occidentale, notamment britannique, qui titrerait cyniquement que les Japonais restent des kamikazes qui méritent leur sort ; il est plus réaliste avec l’Australie qui accepte l’immigration, mais pas au point de déstabiliser toute sa population ; il est beaucoup plus prudent avec la Chine, l’URSS et les États-Unis. Il faudrait bien, pourtant, offrir une nouvelle terre à 110 millions de Japonais menacés d’extinction ! Est-ce dû à la date, il me semble que c’est le point où le roman pèche un peu.

tsunami

Pour le reste, il est écrit direct, avec quelques mots-valises dus probablement à la traduction. Nous suivons un pilote de bathyscaphe, Japonais moyen-type, qui accomplit sa tâche en spartiate et laisse son bonheur personnel de côté pour sauver la population.

Avec cette interrogation métaphysique : « En-dehors de cet archipel et de sa nature, de ces montagnes, de ces rivières, de ces forêts, de ces herbes… les Japonais n’existent pas. Ils sont unis à eux. Ils ne font qu’un seul corps avec tout cela. Si cette nature délicate et les îles sont détruites et disparaissent, les Japonais n’existent plus » p.246. C’est traduire combien non seulement le sens de la nature est bien présent dans la mentalité japonaise, mais surtout le sentiment d’être charnellement en accord, fils de la Mère, malade avec elle, détruit avec sa disparition. Cela fait de ce roman de fiction une bonne approche du savoir vivre (et savoir mourir) japonais.

Sakyo Komatsu, La submersion du Japon, 1973, Picquier poche 2000, 254 pages, €7.69

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