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Col Laoudan 3580 m au Tadjikistan

La nuit n’est pas si fraîche qu’anticipée, finalement ; le vent est tombé avec l’obscurité, confirmant son origine thermique. L’altitude, en revanche, donne de l’aérophagie et je dois me lever avant le matin pour explorer les bois.

Dès le jour levé, les ânes, bruyants, se répondent. Selon Buffon, l’âne « n’est ardent que pour le plaisir, ou plutôt il en est furieux au point que rien ne peut le retenir » (Pléiade p. 564). Le même ajoute que « l’âne brait, ce qui se fait par un grand cri très long, très désagréable, et discordant par dissonances alternatives de l’aigu au grave et du grave à l’aigu. » Que tout cela est bien dit ! Je verrais pour ma part dans le braiment de l’âne une brutale inspiration suivie d’expirations farouches, haletantes, sexuelles ou belliqueuses selon qu’il manifeste son appétit pour la femelle ou qu’il défie un autre mâle.

Tout le monde est prêt rapidement… sauf le chef. La journée est pourtant sensée être longue. Le petit-déjeuner est à la russe, fromage et saucisson, agrémenté d’une bouillie paysanne. Mais la confiture de cerises noires entières, faite maison par Liouba, vaut le détour. Moi qui ne suis pas très sucre, j’apprécie.

Ce que Rios ne nous a pas dit, c’est que nous allons effectuer un faux départ. Nous allons d’abord faire le tour du lac, qui était prévu pour le soir d’avant. Bourrer les journées est une habitude très soviétique, sans égard pour la longueur du trajet ou la fatigue des voyageurs. Mais, puisque c’est « au programme », cela doit être fait. Nous allons donc bourrer la journée plutôt que la veille. Les deux lacs qui s’étendent au-dessus de nous sont les flaques issues des moraines. Les glaciers en mouvement les ont laissées, avant de reculer dans la saison. Nous croisons plusieurs camps de toile installés au bord de l’eau. Ce sont des alpinistes russes et des trekkeurs français comme nous, probablement d’Allibert à ce que nous dit Lufti.

Sur le sentier, nous croisons un couple d’alpinistes russes et leur gamin de sept ans. Les deux mâles grimpent en slip, la peau rose offerte au soleil d’altitude. Ce n’est pas bien prudent, même si aucun frottement de culotte ne viendra irriter leur entrejambe. Le petit est déjà costaud.

Nous achevons la boucle pour revenir au camp, un peu aigres de ne pas avoir pu laisser le sac de jour, puisqu’il ne pouvait nous servir à rien pour cette heure passée.

Commence alors la « vraie » montée. Elle s’effectue dans les cailloux et la poussière. L’altitude, bien que pas trop forte encore, se fait sentir, le soleil aussi. Les ânes, durant notre petite promenade, ont eu le temps d’être chargés et grimpent devant nous. Parmi les aides âniers, deux de 16 ans sont amis de classe, me dit Lufti. Le bob rond que porte l’un d’eux le rajeunit, je lui donnais 14 ans. Il a quelques problèmes de discipline avec ses ânes gris, qu’il mène au bâton. Chaque homme mène deux ânes qui lui appartiennent. Mais c’est le troisième adolescent, le plus jeune qui a vraiment 14 ans bien qu’il en paraisse 12, qui a failli être précipité en bas de la pente par un âne chargé qui dérape des pattes. Heureusement, l’animal réussit à se coucher sur le ventre, ce qui l’empêche de glisser plus avant. Il faut défaire le chargement, le relever, le conduire quelques mètres plus haut et resangler les bagages sur son dos. Les sacs sont liés serrés, au grand dam de Christian, un prof selfish que je nomme « Falbala » en raison de ses vêtements trop amples et son perpétuel air de touriste. Christian a, dans son sac, un disque dur pour décharger ses cartes mémoires d’appareil photo et il frémit de voir comment les âniers tirent de toutes leurs forces sur les cordes qui saucissonnent les sacs.

En ces premières heures de montée nous devons effectuer plusieurs pauses afin de reprendre souffle et de discipliner les battements du cœur. L’exercice est trop brutal. Nous avons passé une nuit blanche puis une nuit courte, sommes restés des dizaines d’heures immobiles dans les avions, les bus, les 4×4, n’avons passé qu’une seule nuit en altitude, et voilà que l’on exige de nous mille mètres de dénivelé dès le premier jour ! Sans parler de redescendre d’autant de l’autre côté. Il y a de quoi en casser plus d’un. Passé 3000 m, les ânes vont bien plus vite que nous. Nous les perdons de vue sur l’avant-col.

Car la crête que nous avons dans l’objectif et atteignons à grand peine, malgré ses 3300 m et son herbe rabougrie, n’est que la première étape. Une descente suivie d’une traversée nous attendent encore avant le vrai col.

Nous pique-niquons à l’abri du vent dans un paysage désertique une heure avant le col, afin de recharger les batteries. Purée saucisse, tomates concombres, fromage en rouleau comme un saucisson, charcuterie et boites de poissons divers, composent le pique-nique. Tout ce dont raffolent les Russes. Il y a des sprats, de grosses sardines, du thon. Bien trop pour nous tous.

La suite monte moins et nous sommes restaurés, reposés d’une courte sieste au soleil. La traversée, dans cet univers de solitude, est une moindre épreuve que la montée première. L’entraînement revient peu à peu. La descente sur l’autre versant du col Laoudan, 3580 m, permet d’apercevoir la vallée Koulikan et ses lacs. Nous y camperons ce soir, au pied de la face nord du Miralie, 5150 m. Les mille mètres de pente sont quand même longs dans la tête et éprouvants pour les tendons des genoux. Plus bas, nous retrouvons un air moins sec et plus riche en oxygène.

Le camp est planté près de la rivière qui s’ouvre en plusieurs lacs. Les âniers adolescents sont heureux d’alimenter en bois le feu de la cuisine, occasion d’une courte vidéo. Se voir sur l’écran les ravit.

Bien que fatigués, nous allons chacun trouver un coin tranquille pour pouvoir nous laver dans le torrent, en aval de l’endroit où l’on puise de l’eau pour la soupe… Inutile de dire que l’eau est glacée. Il fait trop frais pour s’y baigner, nous qui ne sommes pas russes. D’autant que le soleil est déjà couché et que la température tombe.

Nous dînons tard, la préparation dure longtemps. Le menu est du même schéma classique : salade, bortsch à la viande, plat de légumes. Ce soir, il s’agit de blé cassé. En dessert, des fruits, frais ou en boite. Au dîner, Rios : « Vous savez ce que veut dire « Jacques Chirac » en ouzbek ? – non ? eh bien ça veut dire « allume la lumière » ! Jak veut dire « allume ». Ce ne doit pas être la première fois qu’il fait la blague. Ce sera plus dur avec le prochain président élu.

Nous avons froid, contrecoup de la fatigue de la journée. Vénus, brillant comme un clou d’or, pas plus que la faucille lunaire qui se lève telle une lame de cimeterre à l’horizon bleuté, ne nous empêchent d’aller nous coucher.

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Lucette Blanchet, Là-haut

Il était comment, le monde d’avant ? C’était le monde paysan. Jusque dans les années 1960, les générations en Savoie restaient pour la plupart à la ferme, « emmontagnant » à la belle saison en chalets d’altitude. Le cheptel devait brouter l’herbe grasse sous les glaciers pour donner ce lait enrichi qui fait les bonnes tommes.

lucette blanchet la haut

Née en 1940, l’auteur a 5 ans lorsqu’elle est envoyée en vacances au pair chez une nounou fermière vaguement de la famille, à Miocé, hameau (inventé ?) de Bellecombe dans le Haut-Jura. Chez elle, ça barde : le père à la SNCF se pique la tronche tous les soirs et la mère, faible et peuple, ne veut pas divorcer. La sœur aînée part dès qu’elle peut travailler, vers 16 ans. Pour la petite, il faut quitter la ville, la honte, la déchéance, cette boule qui ankylose son sternum. A l’inverse, la montagne, son ciel pur, l’immensité du paysage, ses odeurs de nature, c’est la liberté.

Le livre est un roman et il est indiqué en exergue « toute ressemblance, etc… ». Mais il est dit dans l’exergue qui suit : « continument la réalité et la fiction s’imbriquent pour former un tout ». Donc les noms et les lieux sont imaginaires, mais les personnages et les situations sont vrais. Lucette est Nina. Elle se souvient. Comme pour le petit Marcel, la mémoire surgit par les narines. Pour Nina pas de madeleine au thé mais le purin, la suie, le café-chaussette, l’odeur crue de l’eau torrentueuse, l’herbe, le foin et la peau des êtres aimés. « C’était d’abord les odeurs, les senteurs qui l’assaillaient en premier. Et puis le glacier qui dépassait des nuages, les névés qui avaient bien grossi et ces vieilles pierres dallées devant le chalet s’ouvrant comme des clapets boueux par mauvais temps » p.341.

Gamine, elle découvre l’existence à ras de terre, les chardons qui piquent, la boue dans les chaussures, le fumier glissant, la source glacée. L’absence de confort de la nature, le feu sans cheminée qui enfume, la pluie qui s’infiltre entre les lauzes du toit, l’humidité du brouillard, la brûlure du soleil à midi. Elle vit la vie des bêtes, des vaches à mener au pâturage, du chien à caresser et ordonner, des lapins à dépiauter et cuisiner, des cochons qui bâfrent comme des porcs, des puces dans la paille des lits. Et puis il faut bosser, des aurores au crépuscule, sans arrêt : c’est ça la bonne vie écolo dont rêvent les bobos confortablement installés dans le salon de leur cottage rurbain, face à leur écran couleur. « Elle trayait, donnait à manger aux cochons, aux poules, allait chercher du bois, allumait le feu, épluchait les pommes de terre, faisait la vaisselle, lavait le linge, balayait, ramassait l’herbe aux lapins, préparait les repas, retrayait les vaches, portait du lait chez tante Armande, donnait à manger aux lapins, coupait du bois, allait en champ » p.83.

De 5 à 17 ans, Nina devient passionnée du lieu, écrin fermé quasi familial dans un décor de liberté grandiose. Il y a Fifine la nounou, Jean-Louis le gamin d’à côté d’un an plus âgé qu’elle, les niôlus – les nigauds jumeaux – débrouillards et musclés, con ce Tantin d’oncle, Félix le mari qu’on voit peu parce qu’il reste au village du bas, Bruno et Bianco les bergers d’altitude qui ont des choses à cacher, Édouard 13 ans venu se refaire une santé depuis Mulhouse, Mario l’aîné d’une platée d’enfants de l’autre côté de la frontière venu faire berger à 14 ans avant de devenir curé, Rose la tenancière d’auberge avide d’hommes et mère des niôlus, Léone, la Prévalée, Brigitte, Philibert…

Depuis tout petit, les gamins voient les chiens se monter et les taureaux enfiler la vache avec leur dard dressé d’au moins 30 cm. C’est la nature. Dès 12 ans, ils ressentent en eux les premiers émois mais se demandent : « C’est quand même pas comme les chiens ? » p.202. Les amis d’enfance s’aiment, mais le plus souvent d’amitié. Difficile de faire tonner le coup de foudre quand on se connait depuis toujours. Nina, à 13 ans, « aimait bien jeter le trouble entre elle et Jean-Louis. Quand il se releva, il était tout rouge ! Elle aussi d’ailleurs, une chaleur l’envahit. » Mais la nature est bien faite, elle décourage les unions entre personnes trop proches : il y a l’amitié profonde, mais pas l’amour passion ; il doit venir d’ailleurs. « Il faut dire que là-haut on vivait sous le règne de la pudeur. La pudeur était une bienséance au même titre que la politesse ou la probité » p.231. Poussé par sa mère, Jean-Louis choisira les biens plutôt que la fille, il agrandira ses terres par alliance avec une autre que Nina. Car le mariage est un contrat de biens quand on n’est pas bien gai (ni lesbien) mais paysan.

Nina tombera amoureuse à 18 ans d’un ouvrier typographe de la ville au « corps souple et bien campé ». Tout Miocé lui a appris la beauté et les manières de l’amour, sans qu’elle puisse devenir adulte dans ce cocon à la Rousseau. Mais elle a su jauger des hommes par ceux qu’elle avait côtoyés : « la beauté des Niôlus – crinières auburn sur des corps d’éphèbes… » p.432. Toujours à faire des bêtises, les jumeaux, mais serviables et unis comme la main, sensuels parce que deux contre les préjugés : « on met pas de pyjamas, on dort tout nu » p.131. Paul et Paulin sont différents, le second veut à toute force attirer l’attention : à 15 ans « il fit des roulades tout nu qu’il était » après un plongeon sous une cascade d’où il était ressorti gelé, au point que Paul son jumeau a du se déshabiller pour « le couvrir de son corps tout chaud » p.306. Mais « les jumeaux, c’est spécial ».

C’est ainsi qu’on apprend la vraie vie, en montagne. Nina est une gamine espiègle quand elle n’est pas sous la houlette soularde de son père. Jeune fille, elle est pleine de fantaisie. On rit, par équilibre avec le solide mais trop sérieux Jean-Louis. Même les vaches ont leur personnalité. Un délicat roman autobiographique émaillé de patois savoyard d’une femme auteur de probablement 73 ans aujourd’hui qui se souvient. Tendresse, humour, travail, dans une famille recomposée et sur une petite patrie montagnarde. J’aime bien ce roman-vérité, jamais misérable.

Lucette Blanchet, Là-haut, octobre 2012, éditions Baudelaire, 441 pages, €22.80

De très nombreuses corrections restent à faire… La faute systématique à balade (qui promène) écrite ballade (qui se chante) ! Des lettres inadéquates (mal lues sur manuscrit ?), des mots incompréhensibles (« parquet d’amour » p. 306 pour « paquet » ?), le systématique point d’interrogation après qui en plein milieu des phrases, et même un paragraphe entier redoublé p.250 ! Le lexique des mots patois aurait gagné à être complété et mis tout simplement par ordre alphabétique. Il semble que l’éditeur ne se charge en rien des corrections (trop cher ?) – c’est bien dommage.

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