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La morale, c’est bon pour les riches, dit Alain

Et il n’a pas tort : 116 ans après, les gens n’ont fait aucun progrès. Comment faire la leçon à ceux qui n’ont rien ? L’hygiène – encore faut-il avoir de quoi se laver et se changer. Faire du sport – mais qui va payer les cotisations ? Éviter l’alcool – mais ceux qui boivent (trop) le font pour oublier. La maîtresse d’école maternelle, en 1909, qui commençait sa « leçon de morale » scolaire rougissait à chaque fois en regardant ses petits : celui-là n’avait pas de chaussettes ; cet autre une chemise inlavable car en loques ; ces jumeaux un père qui buvait. Comment leur faire honte devant tous les autres des maux qu’ils subissaient ?

« Une vie de pauvre est serrée par les événements ; je n’y vois ni arbitraire, ni choix, ni délibération », écrit le philosophe. En effet, on ne choisit pas de ne pas se laver – si l’on ne dispose pas de douches, ce pourquoi les boueux en ont revendiqué il y a quelques années. Pour les vêtements, c’est plus facile aujourd’hui car les bacs de recyclage en débordent et les associations en donnent volontiers. Mais ces injonctions imbéciles du Maître fonctionnaire d’État, quelles sont ridicules ! « Mangez cinq fruits et légumes par jour » – quoi une groseille et un melon, plus un chou entier et un navet, et encore une gousse d’ail en prime ? « Buvez, bougez, éliminez ! » – quelle stupidité, puisque c’est ce que chacun fait sans le savoir, du gosier à la selle sans s’en préoccuper. Et cette injonction à tout trier, de la minuscule attache de sachet au grand plastique d’enveloppe – alors que l’on sait pertinemment que rares sont les plastiques recyclables, faute d’y avoir pensé avant.

Quant aux niaiseries savantes des écolos autoproclamés, ils feraient mieux d’aller voir à la ferme, ou chez les ouvriers, ce qui est possible de « faire pour la planète ». Empêcher les biques de Monsieur Bové de chier et de péter à cause du méthane – gaz à effet de serre ? Empêcher les gens de prendre leur voiture pour aller à la pharmacie, ou à l’hôpital – parfois à 30 ou 50 km dans les zones rurales ? Empêcher les artisans qui tirent le diable par le queue de rouler en vieil utilitaire diesel en ville ? Empêcher l’avion pour se rendre de Paris à Nice, alors que le trajet SNCF coûte deux fois plus cher et met deux fois plus de temps de centre-ville à centre-ville ? De qui se moque-t-on ? En revanche, pas un mot sur la guerre de Poutine, ni celle de Netanyahou, qui envoient dans l’atmosphère des centaines de tonnes de gaz à effet de serre, sans parler des particules, ni de la pollution des sols ! La morale de certains connaît un poids mais deux mesures…

« Comment faire ? Ne point prêcher », dit Alain. Ce serait déjà ça. Pas d’injonction abstraite, mais de la pédagogie avec les moyens disponibles. Par exemple, Messieurs et dames députés et députes, commencez par assurer l’importation en lithium AVANT de produire des batteries ; puis encouragez la production des batteries en Europe AVANT d’exiger des voitures électriques ; puis organisez un réseau de bornes de recharges standard aussi fréquentes que les stations-service AVANT de décréter qu’on ne produira ni ne vendra plus de véhicule thermique d’ici dix ans ; enfin faites baisser le coût des voitures « propres » en le mettant au niveau des voitures à essence. Quoi ? Vous avez vu un moteur électrique ? Il n’y a pas grand-chose dedans, cela devrait moins coûter.

Mais non : les cons seront toujours des cons, et les postures médiatiques toujours plus faciles à prendre que les décisions réelles. « Pratiquer soi-même la justice et la bonté », conseille Alain. A la désassemblée nationale, on n’en prend pas le chemin. Ne pas se rengorger d’être bon et bien entre soi, dans le confort d’un bureau, dans une grande ville où tout est assuré sans longs déplacements. « Ne pas flatter, sans le vouloir, ceux qui ont la bonne chance d’être proprement vêtus et d’avoir des parents sobres. »

Gardez vos sermons, moralistes de tous bords. Commencez par vous regarder vous : êtes-vous bien sûrs de tout faire ce qu’il faut, comme il faut ? Sans sectarisme de posture, ni expiation imaginaire ? Prenez-vous votre vie en mains, au lieu de dire aux autres comment le faire ? « Dès que l’on a quelque chose au-delà du nécessaire, et un peu de loisir, dit Alain, c’est alors qu’on peut diriger sa vie, combattre les maux imaginaires. » Ce sont bien souvent les oisifs, bureaucrates, professions à faible temps de travail ou retraités, qui font la leçon – aux autres.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Alain le philosophe, déjà chroniqué sur ce blog

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Écologie et gauchisme : Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique

Eva Sas Philosophie de l ecologie politique
François de Rugy, député, quitte EELV, parti accusé de « sectarisme gauchiste »; Jean-François Placé, sénateur, menace de le faire lui aussi et déplore les petits arrangement arrivistes de Cécile Duflot. L’écologie est-elle un avatar mai 68 du gauchisme pour bobos arrivés ? Un petit livre paru il y a 5 ans y répond…

Économiste sociale au sein d’Europe Écologie Les Verts et député de l’Essonne, Eva Sas tente une synthèse idéologique sur les fondements du parti. C’est intéressant, mais n’englobe au fond que l’écume des choses. Comme si elle avait voulu collecter des idées pratiques, politiquement utilisables dans les débats, plutôt que de replacer l’éco-logie (la science de notre habitat) dans son contexte historique.

Pour elle, tout commence en mai 68. Avant ? – Rien. Après ? – Tout.

Les années 1970 font prendre conscience d’un monde fini (mais Oswald Spengler l’avait dit en 1918 et Paul Valéry en 1919 – Épicure pointait déjà la petitesse de l’homme dans l’univers infini)… Cette génération bobo – Eva Sas est née en 1970 – croit que tout commence avec elle, notamment la philosophie. Elle fait donc de l’écologie politique le bras armé d’une doctrine qui combat l’homme (mâle, car Eva Sas est aussi féministe) comme maître et possesseur de la nature selon Descartes qui reprenait la Bible.

Pour que ces idées soient utilisables, il ne faut pas remonter avant mai 68 (que tout le monde connait) et ajouter les réflexions de l’École de Francfort (Jonas et Habermas) sur la refondation éthique après Auschwitz. Ainsi reste-t-on dans le vent, politiquement correct et tout empli de bonnes intentions.

Rien n’est faux, dans ce qu’expose Eva Sas, tout juste un peu rapide parfois – mais clairement orienté vers l’usage politique. Sa troisième partie sur le « nouveau paradigme » de l’écologie politique est le plus faible du volume. Les parties 1 et 2 méritent la lecture pour recentrer les idées de notre temps sur notre temps : « la pensée 68 contre une société en perte de sens » et « la refondation de l’éthique : retrouver du sens ». Mais comme tout cela est dialectique, hégélien, présenté comme inévitable !… Thèse, antithèse, synthèse – et voilà le paradis retrouvé. Sauf qu’il reste à construire, et que la « pratique » arriviste agressive des Duflot et autres écolos politiques français ne donne vraiment pas envie.

L’écologie serait, selon l’auteur, « forcément de gauche » car le monde limité exige une répartition selon la justice, donc un « besoin de régulation » contre les intérêts forcément égoïstes. Mais en quoi « la gauche » est-elle une catégorie encore pertinente dans le monde clos globalisé ? Justice et régulation sont les maîtres-mots, autre façon de traduire le « surveiller et punir » du soixantuitard Michel Foucault. Certes, la « démocratie participative » chère à Pierre Rosanvallon est préconisée, bien qu’on ne la voie guère en actes dans le parti vert, qui démontre que « l’exigence » écologique se traduit bien souvent dans l’urgence par la coercition.

Selon l’auteur, Mai 68 a été « une émancipation libertaire contre un ordre social figé » (bien qu’issu de ce bouillonnement idéologique, politique et social de la Résistance oublié par l’auteur, dont Stéphane Hessel a rappelé les fondements dans Les Indignés). L’humanisme universaliste réduit l’Homme à l’abstraction d’une norme et évacue les déviants (Michel Foucault) – ce qui n’est pas faux. Il faut reprendre Nietzsche pour établir que toute norme est aliénante, y compris l’universel, et revivifier la force vitale comme vecteur en interactions avec d’autres. Tout cela tire l’écologie vers le vitalisme et l’organicisme contre-révolutionnaire…

D’où le battement inverse « de gauche » : le productivisme privilégie les besoins matériels alors que les besoins affectifs, artistiques et spirituels sont négligés. La consommation est fondée sur l’illusion du désir et la croyance que le nouveau est toujours mieux. Ivan Illich est convoqué pour démontrer que l’homme est esclave de la technique (mais Nietzsche et Heidegger l’avaient dit bien mieux avant lui). La technique induit des monopoles radicaux comme la voiture, qui exige de travailler pour la payer, permet d’habiter loin de son travail pour l’utiliser, exige de partir en vacances avec elle pour la rentabiliser. La technique force à la professionnalisation, donc formate une oligarchie du savoir spécialisé : nul habitant ne peut construire sa maison sans architecte, produire sa propre électricité sans EDF, se soigner sans médecin. Le savoir n’est plus partagé mais délégué à des experts, le vote remplace le débat, l’État-providence réduit la dépendance aux autres et engendre la bureaucratie des comportements. De tout cela il faut se libérer, dit fort justement l’auteur, pour la planète (objectif affiché) et pour réaliser l’utopie du jeune Marx de retrouver sa propre nature (objectif caché).

Rien n’est faux dans l’analyse, tout est biaisé dans la solution : pourquoi faudrait-il (impératif présente comme allant de soi) réaliser Marx ?

La seconde partie oriente plus encore, par Auschwitz et Hiroshima, le sens « à retrouver ». Malgré les progrès du Progrès, la technique et la démocratie, la barbarie reste ancrée en l’homme et la vulnérabilité de la nature est mise au jour (cette vision peut-elle être qualifiée « de gauche » ?). La Raison n’est pas neutre, selon Jürgen Habermas résumé par l’auteur : si la raison objective structure la réalité, la raison subjective sert les intérêts du sujet. D’où le recours à Hans Jonas et à son « Principe responsabilité ». Si le pouvoir humain d’agir s’étend à la planète entière, le pouvoir de prévoir reste faible ; il faut promouvoir une éthique de l’incertitude et le principe de précaution. La responsabilité est le corrélat du pouvoir : n’agis que si ton action est compatible avec la permanence de la vie. La nature aurait un sens, qui est de promouvoir la vie – et la vie serait « bien ». Voilà deux présupposés philosophiques qui ne sont pas discutés par Eva Sas.

Habermas réhabilite la raison vers « l’agir communicationnel » : la condition sens est l’entre-nous, les interstices du dialogue pour une compréhension commune. La vérité n’est pas en soi mais issue d’un consensus, ne sont valides que les actions pour lesquelles tous sont d’accord. Pour réaliser cet accord, la démocratie participative est indispensable, la légitimité est l’espace entre les sujets, pas les arguments pour ou contre ; il faut que chacun sorte de lui-même pour trouver une position au-dessus de tous. Cette utopie où se multiplient les « il faut » est-elle réalisable ? Ne s’agit-il pas plutôt de « convaincre » les réticents par propagande, rhétorique et coup de force de quelques-uns ? Encore une fois, l’usage de cette démocratie participative dans les congrès écolos français ne fait pas envie ! Or la légitimité commence par l’exemple…

La dernière partie, la plus faible, fait sortir le loup du bois : l’ambition écologiste (française) est de produire « un homme nouveau » pour « changer la vie ». Comme Lénine fondé sur Marx, dont Staline a prolongé le caporalisme bureaucratique.

Certes, l’homme multidimensionnel à la Marcuse est vanté ; certes, la liberté est présentée comme fondement de l’autonomie à préserver, qui est maîtrise du rapport à soi et au monde ; certes, la solidarité résulte des interdépendances entre les êtres humains et la nature, elle se construit dans le dévoilement sans fin des déterminismes. Eva Sas parle (comme Marx) de « conditions authentiquement humaines » pour vanter la démocratie participative + le principe responsabilité + la réduction des inégalités. Mais ces injonctions sont assez peu convaincantes, ancrées dans l’abstraction : aucun exemple précis n’est donné de la façon dont cela fonctionne concrètement.

Tout ce livre vise à montrer que l’écologie politique est « naturellement » la pensée d’aujourd’hui, la seule vraie pensée du « progrès » social désormais détaché du progrès économique. Pensée de combat, les notions telles que nature, nature propre de l’homme, vie, vitalisme, humanité authentique, inégalités, déterminismes – ne sont pas définie ni discutées, mais présentées comme allant de soi. Or rien ne va de soi : seule l’exemplarité du parti vert et de ses membres le pourraient. Nous en sommes loin.

Avec ce danger totalitaire du politiquement correct orienté vers le Bien : « C’est ce côté démocratique qui entraîne l’aspect idéologique, parce qu’il faut, pour cimenter les masses, une sorte de corps de croyance commune, donnée par le parti et le chef du parti, et qui caractérise cette espèce de monarchie nouvelle qu’est la monarchie totalitaire », analysait François Furet du communisme.

Un petit livre intéressant – pour savoir comment pensent les écolos idéologues – mais qui laisse insatisfait. On comprend pourquoi, en France, pays où les mots et la pose théâtrale comptent plus que les faits et les actes, l’écologie soit emportée par le gauchisme. Vieux reste métaphysique venu de la Bible et de Hegel…

Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique – de 68 à nos jours, 2010, éditions Les petits matins, 134 pages, €12.00

Lire aussi dans ce blog :

Eloi Laurent, Social-écologie
Bourg et Witheside, Vers une démocratie écologique

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