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Peter Tremayne, La septième trompette

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L’attrait de Peter Tremayne est qu’il vous emmène en Irlande, sur les marges chrétiennes de l’empire romain finissant. Nous sommes en 670, au sud-ouest de l’île, dans une région où chaque vallée a un roi ou presque. Les clans se fédèrent auprès d’un « haut roi ». Malgré cette organisation féodale pour garantir prospérité agricole et protection contre bandits et pillards, les érudits et les flemmards, comme les ambitieux qui ne sont pas « nés », se placent dans le giron de l’Église pour mieux vivre, en savoir plus et donner libre cours à leurs ambitions.

Mais l’Église de Rome est à cette époque de bascule entre les usages libéraux des anciens temps celtiques et les nouveaux usages hiérarchiques et machistes du monde méditerranéen. Fidelma de Cashel, sœur du roi du Muman et ex-sœur en monastère, a obtenu un grade juridique élevé (celui d’anruth qui précède celui d’ollamh), il ne lui en manque plus qu’un pour être juge suprême. Mariée bien que religieuse, soucieuse de préserver les acquis du droit celte bien que chrétienne, avocate bien que sœur de roi, elle n’aime rien tant que s’imposer en tant que femme dans les complots masculins, et agiter ses petites cellules grises au détriment des hormones mâles qui croient que la force prime le droit.

C’en est parfois un peu agaçant, tant les répétitions de préséance pour s’imposer sont rituelles, mais le lecteur habitué n’y fait même plus attention. Même chose pour les noms imprononçables et à rallonge des clans celtiques et les imbrications de parenté qui rendent les derniers chapitres assez peu digeste.

L’action est rondement menée, débutant par un crime et finissant par un massacre, malgré une intrigue inutilement compliquée qu’on ne connaît heureusement qu’à la fin. Un paysan, près du château invaincu de Cashel, découvre un jeune noble mort de trois coups de poignard dans le dos sur le gué qui passe ses terres. Fidelma enquête, ce qui va la mener, flanquée de son fidèle mari et compagnon d’aventures Eadulf de Seaxmund’s Ham, à rencontrer un prêtre ivre qui va la traiter de putain, un jeune homme blond élancé qui se dit barde, d’horribles bandits sans scrupules qui vont l’enlever, un jeune garçon qui sera égorgé, un supérieur de monastère fanatique – mais pas pour son église -, une jeune écervelée avide de fêtes alors que la guerre est aux portes, quelques guerriers fidèles et musclés et un serpent élevé au sein de la famille.

Tout cela se lit fort bien sauf le final, heureusement égayé (si l’on peut dire) par un jeu de poignard en pleine cours de justice. La parution des œuvres n’est pas dans l’ordre, l’auteur regrettant manifestement avoir fait prendre sa retraite à Fidelma et Eadulf dans Le concile des maudits. Pour le bonheur des fans.

Peter Tremayne, La septième trompette (The Seventh Trumpet), 2013, 10-18 mai 2014, 334 pages, €7.80 (€11.99 en format Kindle…)
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Charles Palliser Le Quinconce

charles palliser le quinconce

Du temps où la France parlait bas-latin, le quinconce était une pièce de monnaie qui valait bien entendu cinq onces. Le terme s’est étendu à tout ce qui va par cinq, présenté en carré avec un au milieu. Ce roman à clé d’un professeur américain de littérature anglaise ne fait pas exception à cette règle. Dit « roman-piège en cinq actes », il est publié en cinq volumes, contant cinq branches d’une même famille, chaque livre est divisé en cinq parties composées chacune de cinq chapitres… Autant dire que l’œuvre allie le récit à l’intrigue comme sait le faire si bien cette littérature non point « de sentiments » mais pensée, composée comme une œuvre musicale, ce que très rares sont les Français à savoir faire depuis Les liaisons dangereuses.

Le récit est sec, précis, tenant plus de Stendhal que de Dickens, bien que l’époque choisie soit celle de Dickens même. Ce récit sert de révélateur à une intrigue préalablement calculée qui se déroule, savamment distillée, au fil des chapitres, de quoi tenir en haleine. Le Quinconce a le même goût à la lecture que Le nom de la rose ou le Da Vinci code : un mystère enveloppé d’une énigme.

L’auteur a choisi pour décor cette époque victorienne anglaise où l’apparence austère et solide du temple social recelait des faiblesses cachées et tout un magma bouillonnant dans les profondeurs. Époque idéale où, sûre d’elle-même comme le Catholicisme inquisiteur d’Umberto Eco ou l’Église à mystères de Dan Brown, le poids de la société permet de mesurer chez un personnage la part d’initiative individuelle et celle du destin. Une société aussi totalisante ne peut en général que broyer qui s’oppose à elle ; où alors révéler la qualité du « héros » qui parvient à jouer entre ses colonnes.

Toute l’intrigue part d’une histoire d’héritage dont un ancêtre irascible a modifié plusieurs fois la destination, selon le droit coutumier anglais. La dévolution actuelle n’est qu’apparence ; elle peut se voir annulée par un codicille rajouté au testament officiel, voire par un autre testament, postérieur et resté caché. La société victorienne tourne autour du statut social, assuré par la richesse foncière, acquise par accumulation des générations et stratégies matrimoniales avisées. C’est dire l’importance d’un testament portant sur un vaste domaine. Cette construction sociale est un rets idéal pour enserrer un individu et le faire servir aux desseins arrivistes du « nom ». Tout le jeu de l’auteur est d’y précipiter son héros tout jeune, d’apparence innocente, et de l’observer s’y débattre comme un chaton jeté à l’eau par des gamins cruels. Nous suivrons John depuis l’âge de 8 ou 9 ans jusque vers l’âge de 16 ans, où il devient un homme et fait craquer les mailles du filet.

Son nom n’est pas son nom et le père qu’il se découvre n’est peut-être pas le sien. Sa mère est bien sa mère mais peut-être eût-il valu ne point en avoir tant elle est bête et au fond peu aimante. Les mœurs victoriennes limitaient l’éducation des femmes, surtout celles qui se piquaient d’être de « bonne famille », et ne pouvaient qu’étouffer leur intelligence. Les femmes les plus rusées sont sans conteste, dans ce roman, soit les mères de famille populaires obligées de travailler, soit les vieilles filles piégées par la société et dont tout le loisir est l’observation sociale de leurs semblables. Elles se révèleront de précieuses alliées pour John.

Le gamin a du courage – vertu première des Anglais. Il a du cœur aussi, comme les héros de Dickens à qui l’auteur voue une franche admiration au point de faire naître John le même jour que l’écrivain et de lui donner pour nom deux de ses prénoms. Le garçon acquiert une vivacité d’esprit du fait de ses malheurs. Il a surtout, comme le chat, l’âme chevillée au corps tant il a d’énergie à vivre – cette autre vertu prisée des Anglais. Comme tout jeune garçon du roman victorien, John est la Pureté jetée au Vice, la chair émouvante que les vêtements déchirés ne protègent plus du regard, du froid ni de la fange. Il doit s’en sortir tout seul pour être digne du nom de « héros » dans ce type romanesque.

oliver twist workhouse boys

Mais Palliser n’est pas victorien et se joue des conventions. Son John est aimable, il a de l’ardeur et tout lecteur en arrive à l’aimer comme un fils ou un frère. Le récit, fait par un John devenu adulte, a cependant cette sécheresse d’entomologiste qui le distingue de la passion chez Dickens. Car le but du Quinconce est peut-être l’inverse de celui d’Oliver Twist ou de David Copperfield : il est moins le récit d’un destin individuel qui se façonne que celui du filet jeté par une société tout entière sur le plus humble de ses petits et dont il faut s’extirper. Tous les personnages se retrouvent en effet liés au présent, ce qu’on découvre ou qu’on soupçonne du fait du passé donne à certains moments le vertige. Ce sont prétextes à rebondissements inattendus, cruelles trahisons ou surprises de taille.

Orphelin, affamé, en loques ; réduit à la mendicité, enlevé, enfermé, rudoyé ; John échappe à la faim, au froid, au bagne d’enfants, à l’asile, à la noyade, au couteau…Les auteurs Anglais sont volontiers sadiques avec les jeunes garçons. Leur frais minois et leur corps vulnérable incitent au dressage les membres d’une société rigide qui ne connaît pas encore Freud. Nourris d’Ancien Testament, les personnages doivent être « élus » (par la grâce ou l’énergie) afin de sortir vainqueur du combat avec l’hydre. La société malthusienne d’époque multiplie à plaisir les obstacles à celui qui « n’est » rien – ni nom, ni fortune. Le « struggle for life » est la règle et, avouons-le, au sortir des cinq volumes, l’adolescent a acquis fière allure.

La violence faite au garçon le touche assez peu dans ses profondeurs ; elle révèle plutôt en lui une résistance physique, des qualités de cœur et un doute intellectuel salutaire allié au désir d’analyse – qui en font peu à peu « un homme » à la Kipling. Notons, sans dévoiler l’intrigue, que les qualités de cœur n’étaient pas si évidentes chez ses ancêtres, ni même chez ses parents. L’auteur, parce qu’il ne s’investit pas plus dans ce personnage, au demeurant touchant, qu’envers un pion de son grand œuvre, fait de John une sorte de « trou noir » de l’intrigue, un point focal aveugle autour duquel tourne tous les autres. Cela lui permet de jeter un voile pudique sur les pires turpitudes du temps : ni fouet, ni viol, ni exploitation par les plus forts. Le garçon est comme armé d’une carapace qui le protège malgré lui de tout ce qui survient.

Charles Palliser a, dit-il, passé douze des années 1970 et 1980 à écrire Le Quinconce, au total 1451 pages de l’édition française de poche Phébus libretto. Il s’est lancé comme une araignée file sa toile, méthodiquement mais sans trop savoir quel personnage il capturera dans son labyrinthe. Ce « savoir » que cherche John le fera surnager à la misère économique et morale dans laquelle il est plongé encore enfant. Son périple initiatique est quasi religieux, biblique mais aussi grec tragique. L’enfant est précipité, en raison d’une faute originelle dans son hérédité, du vert paradis campagnard à l’enfer des pauvres londoniens. Il devra affronter toute sa parenté, non sans que quelques morts successives ne pimentent l’intrigue ici ou là.

La Rédemption sera au bout, peut-on croire, bien que, pirouette finale de l’auteur, pas si évidente ni comme on croit. La dernière phrase n’a-t-elle pas incitée un lecteur attentif à « relire toute l’œuvre » qu’il n’avait pas saisie sous cet angle ? Autant dire que chacun trouvera dans Le Quinconce rebondissements haletants, façons à se passionner et matière à réfléchir. Cette œuvre, comme aux échecs, n’est pas donnée d’avance et c’est ce qui distille son plus subtil plaisir de lecture.

Charles Palliser, Le Quinconce, coffret 5 tomes, Phébus Libretto 2003, 1451 pages, €37.00

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