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Col Gohitan au Tadjikistan, 2660 m

Nous partons sur la route qui débouche à la porte de la base, puis droit dans la montagne. Depuis 2200 m où nous avons dormi, il nous faut descendre jusque vers 1700 m, avant de remonter au col à 2600 m ! Flottent des odeurs de sauge, de résineux, de menthe. S’élèvent le crâcrâ des pics et des stridulations d’insectes. Sur le chemin, pour éradiquer les problèmes de constipation persistants de certains, notre cuisinière Liouba, qui connaît un peu les plantes, cueille de la chicorée sauvage et de la grande camomille. La chicorée est commune, même au bord de nos chemins. Elle se reconnaît par ses fleurs bleu-mauve. La plante entière est utilisée en dépuratif et laxatif ; elle se prend en décoction. Elle fleurit en Europe plutôt en automne et est plus précoce ici ; peut-être est-ce l’altitude ? La grande camomille est stomachique.

Un arrêt pain-yaourt-thé est effectué dans la montée, au camp de bergères d’altitude. Une mère, sa fille et un mastiff qui aboie en bout de laisse. Il faut le calmer pour lui faire comprendre qu’il ne doit pas nous bouffer. Sa maîtresse reste près de lui, un bâton à la main, pour qu’il nous laisse au moins passer. Le bâton, c’est la loi. Un chien, ce n’est pas une peluche mais un animal hiérarchique : n’en déplaise aux belles âmes, ça se dresse.

La grimpée est dure en première partie et plus douce ensuite jusqu’au col. Un champ de grands chardons s’élève près du sommet, c’est la première fois que je vois un tel spectacle. Les faces piquantes de ces plantes sont larges comme des tournesols, d’un beau violet fleur d’ail. Des papillons orange volettent tout autour.

Au col, à l’ombre d’un genévrier, nous regardons au bas de la vallée la tache verte du village de Gohitan où nous pique-niquerons. Nous ne sommes pas arrivés. Très loin, le plus haut sommet des Fan’s, le Chimtanga, 5494 m.

La descente est longue, pas trop pentue en raison des lacets du sentier aux ânes. Mais ceux qui prennent « la piste rouge » en ont pour leurs genoux. Car Lufti les emmène « à la russe », c’est-à-dire tout droit dans la pente. Si le premier îlot de verdure est vite atteint, si la culture se manifeste déjà par un champ en pente près d’une source, le village est encore loin. Notre maître ânier salue des connaissances.

Des femmes en robes bariolées se relèvent des champs où elles coupaient le blé à la faucille. Des gamins empilent des gerbes sur des ânes, d’autre montent à cru. Nous sommes en pleine campagne immémoriale ; on vivait pareil il y a mille ans.

La piste s’élargit, cagnardeuse et poussiéreuse, foulée par des centaines de pattes. Elle serpente le long de la vallée en direction de maisons de terre aux toits plats du village. Les ruelles sont de terre, étroites contre le soleil. Une grappe de gamins est perchée sur des murets ou debout, comme une brochette d’hirondelles prêtes à la migration. Le mystérieux « téléphone » des communautés traditionnelles vient de fonctionner. Ils sont tous là pour nous voir passer.

Nous traversons le village dans le silence feutré des observateurs. Ils ne sont pas collants ni ne nous interpellent, aucune langue commune n’existe et ils sont intimidés. Nos pas guidés nous font descendre vers la rivière, sa rangée de peupliers alignés et sa terre riche en alluvions où poussent concombres et pommes de terre.

Nous rejoignons une vaste demeure à étage. Elle nous sert d’abri frais contre la chaleur du jour, de lieu de pique-nique et de sieste. Ses murs de pisé et ses étroites fenêtres maintiennent quelques degrés d’écart avec l’extérieur. Tandis que le rez-de-jardin sert de remise à outils et à foin, un escalier mène à l’étage d’habitation. Une terrasse ouvre sur les pièces utiles d’un côté et, de l’autre, sur les pièces d’apparat. Le salon de réception, précédé d’une antichambre, est recouvert au sol et aux murs de grands tapis de laine. Le plafond est en bois, à caissons, sans sculpture. De lui émane une bonne odeur de résine, prouvant que l’aménagement, sinon la maison tout entière, n’est pas si vieille. Un rideau de tulle brodée de fleurs dorées, dans le fond de la pièce, cache des coffres en métal repoussé et peint et des coussins d’apparat. Pour seul mobilier, la pièce comprend une armoire, placée près de la seule fenêtre.

Nous déjeunons là, assis par terre, le plat de bienvenue – sucres et bonbons – arrivant en premier, avec le thé. Le reste du menu est ce que nous transportons, il ne varie pas d’un jour à l’autre : fromage, saucisson, poissons en conserve, tomates… Six sur dix dorment déjà après déjeuner, tandis que j’écris ces lignes. Ils sont épuisés alors que cette matinée fut, somme toute, plus « normale » que les précédentes.

Nous avons la réponse à l’histoire des boules. Chacun des trois condamnés ne reçoit qu’une seule boule (hier, ce n’était pas clair, pour obscurcir la recherche) ; chacun voit celles reçues par les autres (les mains liées dans le dos étaient un leurre) ; en revanche, nul ne voit les deux boules qui restent. La solution est question de logique. Si le premier voit deux boules noires, il a forcément une blanche (rappelons qu’il y avait au départ trois blanches et deux noires). S’il ne voit qu’une noire, il a une chance sur deux d’avoir une blanche, donc « il ne sait pas ». Ce que voyant, le second est dans le cas soit de voir lui aussi deux noires, soit une seule, il « ne sait pas ». Mais il sait, par contre, qu’entre lui et le troisième, il y a forcément une blanche. Si le second voit une noire chez le troisième, il est sûr d’avoir une blanche. Puisqu’il déclare qu’il « ne sait pas », le troisième seul peut avoir une blanche. Bien sûr, tout cela est fort théorique, les deux premiers peuvent être trop nuls pour suivre tous ces raisonnements et jouer à pile ou face. Mais enfin, c’est un « jeu ».

L’après-midi est moins intéressante question marche et paysage, mais sans montée. Faire aller ses pieds sur des cailloux, en terrain aride qui réverbère, n’est jamais une partie de plaisir. Une bande de gamins accourt depuis un village en hauteur. Ils nous réclament dans l’ordre « a pencil », mais se rabattent sans problème sur « aski ». Peut-être cela signifie-t-il ASCII, ou « photo numérique » ? Ils miment d’ailleurs leur demande avec les mains portées en carré autour des yeux. Ils adorent être pris en photo, pour exister peut-être, mais aussi pour se voir sur les petits écrans comme s’ils passaient à la télé. Cette forme naïve du désir d’immortalité est assez touchante. Pourquoi ne pas leur faire ce plaisir ? En voilà qu’être sur Internet ravit, au contraire de certains !

Un bus est arrêté dans un virage, au bout de notre piste. Les guides n’ont quand même pas commandé un bus pour nos mal-en-point, quand même ? Nous ne sommes pas au Japon ! Effectivement, il s’agit d’un bus en détresse. Son rayon de braquage l’envoyait dans le décor s’il n’avait pas stoppé. A moins que son train avant ne soit plus en état, ce qui est fort probable. Il n’a pas les roues parallèles et le chauffeur force l’une d’elle à la barre à mine. Nous sommes encore à l’ère soviétique… D’ailleurs Lufti, toujours ‘kollectiv’, s’entremet et nous embauche pour « aider ». Mais que peuvent une dizaine de bras contre un bus de deux tonnes ? Nous ne parvenons pas à faire remonter l’engin, évidemment, et le chauffeur réussit à tourner d’une autre façon.

La suite est caillouteuse, sous le cagnard, et interminable. Une rivière impétueuse, grise de minéraux schisteux arrachés aux berges, roule dans le fond de vallée. La piste descend progressivement pour la rejoindre, mais Lufti nous invite à prendre l’un de ses fameux raccourcis « à la russe » – tout droit, directement, pas à réfléchir. Nous passons le torrent sur un pont, regardons un moment trois femmes qui coupent de l’herbe dans les champs du bord des rives, avant d’entamer l’ultime heure et demie de piste. La dernière montée est courte, mais elle est la plus dure.

Le village où nous allons dormir est « à dix minutes » selon Lufti et… pour une fois c’est vrai. Nous sommes accueillis dans une ferme où une cour grassement herbue, ombrée de pommiers, pêchers, abricotiers, mûrier et d’autres arbres, offre le confort d’une terrasse en bois à ciel ouvert. Nous nous y affalons pour prendre le thé avant tout autre chose. Ledit thé se fait largement attendre – au-delà du délai raisonnable pour faire bouillir de l’eau – mais l’ombre sur le lit de repos est si agréable que nous réfrénons notre soif et répugnons à bouger. Seul point noir sur notre félicité : pas de bière à la boutique du village, l’ânier adulte est allé voir. Nous sommes en pays musulman et les campagnes sont tolérantes mais plutôt traditionnelles – et tout se sait. Le village s’appelle Gaza, inexplicablement.

La douche est réduite au tuyau qui recueille l’eau du canal dérivé du ruisseau arrosant l’herbe. La douche se prend donc en plein vent, devant tout le monde, entre poulets hauts sur pattes et canards à l’ovale oscillant sur leurs palmes. Deux dortoirs, avec matelas à installer à terre, seront notre gîte. Nous sommes à 1700 m.

Demain ? « C’est plat ! » Mais nous devrons quand même camper à… 3000 m sous le col. Donc ce n’est pas vraiment plat. « Oui, mais ça ne monte qu’à la fin ». Ce qui veut dire très dur et brutalement.

Nous dînons sous l’auvent d’un autre bâtiment, assis par terre. Le menu se compose de salade de chou mayonnaise avec un peu d’anis, d’un bortsch aux vermicelles chinois beaucoup trop gros pour qu’ils soient appétissants (je ne les ai pas mangés), enfin du plat national que Rios est tout fier de nous présenter et qu’il appelle « le plof ». Il s’agit de riz baignant généreusement dans la graisse de mouton, la viande étant revenue dans de l’oignon et de l’ail en chemise. Sans le gras, plaide-t-il, point de ce « bon goût » d’enfance dont il se souvient avec la nostalgie nécessaire. Sans l’excès de graisse, contraire à nos goûts modernes tout comme à nos principes diététiques de citadins peu exposés aux intempéries, ledit « plof » apparaît comme la version locale du « riz pilaf » !

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Mégalithes de Karahunge et pétroglyphes d’Ouktassar

Deux jeeps russes et un van 4×4 nous attendent devant l’hôtel de Sissian, en Arménie.

Indispensables car le bus ne peut rouler que sur la vraie route. Les routes secondaires sont pleines de nids de poule et s’achèvent en pistes défoncées. Cela pour aboutir à un site mégalithique appelé Karahunge, ce qui veut dire « les pierres qui parlent ».

Se dressent des alignements de 222 menhirs d’un demi-mètre jusqu’à 3 m de hauteur, des cromlechs, des dolmens. Certains menhirs ont un trou à leur sommet. Serait-ce pour les transporter ? Non pas, la pierre n’est pas assez solide. Ce serait plutôt pour observer.

Quoi ? Les étoiles et les planètes, comme à Stonehenge ou Carnac. Les alignements et les orifices creusés volontairement auraient servi d’observatoire astronomique, imaginent les scientifiques d’aujourd’hui Probablement pour prévoir le temps des semences et des récoltes : 17 pierres servent à observer le soleil aux solstices et 14 pierres servent à observer la lune. La pierre n°63 servait de calendrier. D’où le nom du site, « les pierres qui parlent ».

L’académicien arménien Paris Heruni a étudié cet ensemble de 1994 à 2001. Un cercle central est composé de 40 pierres sans trou. Au centre du cercle, une construction souterraine de 7 m sur 5 m. Le cercle nord est composé de 80 pierres sur 136 m, dont certaines sont à trou. L’aile sud comprend 70 pierres dont 25 à trou, sur 115 m. Le chemin de pierres nord-ouest part du cercle central vers le lever du soleil le jour du solstice d’été. Il comprend 8 pierres dont 2 à trou sur 36 m et 5 pierres isolées trouées. En reconstituant le ciel de l’époque, visible à travers les alignements et les trous, le site serait daté de 7500 ans avant notre ère. Des fouilles entreprises par l’archéologue Hasratian ont permis de découvrir des bijoux en bronze, des miroirs, de la poterie et des tombes, le tout daté de -3000.

La piste continue, largement défoncée, vers les montagnes Oukhtassar qui culminent à 2800 m. La température se rafraîchit et le chauffeur, qui me voit en débardeur, s’inquiète de savoir si je parle russe pour me demander si j’ai un pull pour là haut. J’en ai tout un sac, avec la gourde et le pique-nique car nous allons « marcher ». Prudent, le chauffeur encore jeune, avec sa jeep encore neuve (dans les 14 000 km au compteur), a pendu une croix arménienne au rétroviseur. Il ne fait pas vraiment confiance à la mécanique socialiste. Si les jeeps grimpent jusqu’au sommet, elles nous lâchent une heure avant pour que nous puissions accomplir notre randonnée quotidienne.

A mille mètres de plus qu’hier, ce n’est pas une sinécure, trop brutal. Mais l’air est frais et les fleurs alpines parmi l’herbe bien verte. Un lac glaciaire étend ses eaux huileuses, immobiles. Quelques rares papillons volent encore malgré la température de 15° le jour qui doit chuter la nuit, des hirondelles trouvent leurs insectes ici l’été. Poussent des fleurs à profusion, œillets, boutons d’or, arnicas, marguerites, campanules… Nous supportons la polaire malgré l’effort. Un petit vent monte de la plaine qui accentue le frais.

Des pierres plates de basalte érodé, auxquelles la chimie, la glace et le soleil ont donné une belle patine orange foncé, servent de fond pour les gravures. Des piquetages d’il y a 5000 ans montrent des chars attelés, des animaux, des humains armés… On reconnait des bouquetins, des guerriers se battant, des animaux à cinq pattes (mais comprenant la queue). Nous prenons le pique-nique de tomate, pomme de terre cuite et porc froid parfumé aux herbes au bord du lac avant d’errer parmi les blocs.

Les pétroglyphes paraissent sévères, figés au bord de leur eau noire, au sommet du massif. Ils sont d’un seul côté du lac, face orientée au soleil levant, dispersés sans ordre apparent. A quoi servaient-ils ? Témoignage d’existence face aux dieux et aux puissances ? Offrandes d’art propitiatoires ? Délimitation de territoire ? Piotr O’Glyphe, expliquez-nous.

Petite descente digestive, histoire de marcher encore en altitude, puis nous reprenons les jeeps et enlevons nos fourrures. Dès que nous descendons, la chaleur monte. Nous revenons au croisement de routes d’après les mégalithes du matin et, cette fois, tournons à droite au lieu d’aller tout droit. Le bus nous attend à une station service où nous pouvons acheter de l’eau fraîche et de la bière.

Nous voyons peu de stations service sur les routes. Le bus, qui fonctionne au diesel, est obligé de planifier ses pleins. Le diesel vient d’Iran et est mal raffiné, c’est pourquoi les véhicules roulent surtout au gaz. Des camions portent des bonbonnes orange sur le toit ou sous le châssis. Les stations sont des rangées de murets de béton avec un compteur tout petit. Nous voyons des voitures ainsi rangées le long de murs et nous avons mis plusieurs jours à comprendre qu’elles se ravitaillaient en gaz plutôt qu’en essence.

Une heure et demie de bus nous conduisent à la petite ville d’Egueghnadzor où nous allons loger chez l’habitant. Nous sommes dans une grande maison de ville flanquée d’un jardinet de devant et d’une tonnelle sur l’arrière, dont l’étage est réservé aux chambres. Un gamin d’une dizaine d’année, fils de la maison, s’est déjà baigné dans la piscine sous la treille, juste en-dessous des chambres. Il a les pieds nus et les cheveux mouillés et joue avec un mignon chiot tout poilu. Une fois les touristes installés, il se plongera à nouveau dans l’eau glauque qui ne nous tente guère. Après dîner à la cuisine ouverte, un peu en retard sur nous, il ira jouer à des jeux vidéo sur l’ordinateur antique installé dans la loggia de l’étage.

Une fois rafraîchis à la douche, changés, l’apéritif nous convie en bas avant le dîner. Les bouteilles de vin de cerise et de grenade sont sorties avec l’Areni 1991. Tout cela s’oxyde vite une fois ouvert, à moins que cela ne soit du à la chaleur accablante. La table est dressée avec tous ses plats d’entrée en une fois. Nous n’avons plus que le choix de l’ordre pour nous servir. Cette profusion est réjouissante et toutes ces couleurs mettent en appétit.

Deux sortes de salade crue (tomate concombre et carottes râpées), deux sortes de fromage (type feta et blanc frais), olives noires. Suit le plat chaud, un riz pilaf de bœuf aux gousses d’ail, cuisiné pour trente et mijoté des heures. Ce pourquoi l’heure du dîner a été retardé d’une demi-heure. Il faut toujours cuisiner pour qu’il en reste et la proportion est habituellement d’un pour deux : il doit en rester à peu près autant que nous avons mangé. Rien n’est perdu, la suite sera finie par les hôtes le soir même ou le lendemain. Une pastèque juteuse et savoureuse termine par du frais aqueux ce lourd repas pour la chaleur qu’il fait encore. Pas de thé mais une infusion de thym, c’est meilleur. Les chambres qui nous attendent sont écrasées de la chaleur restée du jour. Problème des constructions arméniennes : l’aération. Tout semble fait pour se calfeutrer soigneusement, peut-être pour les six mois d’hiver. Mais dès que l’été vient, les pièces sont des étuves.

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