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Donna Leon, Le meilleur de nos fils

Ce roman est l’un des plus noirs de la série. Peut-être est-ce parce qu’il a été écrit en 2003, après les attentats du 11-Septembre de terrifiante mémoire pour une Américaine, et après l’invasion de l’Irak par une Administration conservatrice, menteuse et revancharde ? Donna Leon est, faut-il le rappeler, une Américaine vivant à Venise qui enseigne la littérature à la base de Vicense.

donna leon le meilleur de nos fils

Noir, ce roman l’est parce que telle est la couleur de la cape militaire des cadets d’une école de l’armée ; noir parce qu’il plonge dans les âmes des prévaricateurs de cet état italien miné par la corruption ; noir parce que les « arrangements » avec la morale et le civisme plongent probablement, selon l’auteur, dans les habitudes du Vatican, que la Mafia a copiées et l’armée italienne reprises. Vous ne sortirez pas indemne de cette noirceur, lecteurs, vous aurez une piètre idée des Italiens, des institutions et de la justice. Est-ce vrai ? Est-ce outré ? C’est en tout cas un point de vue, et je souhaiterais la réaction des Italiens sur ce sujet.

Au total, quelle justice ? « Il n’y a aucune justice là-dedans, dottore », dit le commissaire Brunetti au père de la victime, à la dernière page. Il y a des statuts sociaux qui permettent l’exercice des intérêts d’argent et de pouvoir ; ces intérêts sont défendus par le clan avec la dernière énergie – et il n’y a aucune justice là-dedans, point final. Vous, qui entrez ici, laissez toute espérance… Comme quoi il y a pire qu’en France et qu’il est utile, dans nos perpétuelles guerres de religions idéologiques, de regarder les pays voisins, même avec des lunettes venues d’ailleurs.

On peut le regretter, mais l’époque veut cela : Donna Leon a passé trop de temps en Italie, elle s’est trouvée trop longtemps exilée de ses racines morales et démocratiques pour ne pas se trouver désespérée de cet apparent immobilisme italien, de ces constantes ‘combinazione’, de ces sempiternels arrangements avec le ciel. Venise existe à peine dans ce roman-là, juste comme un décor de carton-pâte. Le commissaire, d’habitude amoureux de sa ville comme de toute beauté qui l’entoure, objets, monuments, paysages ou êtres, n’est plus capable de rien voir, de rien sentir, éprouvé par cette douleur sourde envers l’inhumanité de ses concitoyens, envers la lèpre dissimulée par les masques, envers cette indifférence foncière de la ville pour tout ce qui la ronge. Il est fatigué ; il craint pour ses enfants ; il en a assez de ce métier.

Il n’y a pas de justice. Ou plutôt la justice, en Italie contemporaine vue d’ailleurs, obéit à l’uniforme : ‘Uniform Justice’ est justement le titre de l’édition américaine, plus juste que le choix de l’éditeur français, trop troisième degré. Ce qui est décidé ‘convenable’ par les intérêts bien compris de quelques-uns est le nom de cette justice là.

Écrit en 2003, répétons-le, ne faut-il pas y voir une satire à peine voilée des mœurs américaines de l’époque ? Le mensonge d’État pour accuser l’Irak, la vengeance personnelle d’un fils président contre qui a menacé son père, les intérêts boursiers des clans aux commandes… États-Unis/Italie, le parallèle est-il volontaire ou seulement inconscient ? Est-ce vraiment l’Italie ou la catharsis émissaire d’une Américaine blessée de son pays ?

Donna Leon, Le meilleur de nos fils, 2003, Points policier mars 2007, 297 pages, €6.93

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Michael Connelly, Lumière morte

Michael Connelly Lumiere morteJe ne me souvenais pas que ce titre soit paru encore en livre de poche ; il date pourtant de 2003. Il fait la transition entre Harry Bosch flic et Harry Bosch retiré des affaires. L’ex-inspecteur de la Criminelle de Los Angeles a pris sa retraite, mais… « il n’est pas de fin aux choses du cœur », dit-il dès la première ligne. Cette chose est un meurtre non élucidé, une jeune femme assassinée et à demi déshabillée pour faire croire à un crime sexuel. Sauf que les traces de sperme sur son corps ne sont pas comme il se devrait, rondes comme des gouttes de pluie et non allongées en jet…

C’est le point de départ d’une enquête très personnelle où Hiéronymus, dit Harry, secoue le cocotier des inerties administratives et de la guerre des polices. Guerre renouvelée et amplifiée après les attentats du 11-Septembre. Bush a créé le Homeland Security et le Congrès a donné quasiment les pleins pouvoirs au FBI pour qu’ils traquent (mais un peu tard…) les terroristes. Pour eux, tous les moyens sont bons. « Les règles de procédure sont passées par la fenêtre le 11 septembre 2001. Le monde a changé et le Bureau avec. Le pays s’est rassis et a laissé faire » p.124. Or le crime de la jeune femme est relié à un braquage sur un studio de films, où deux millions de dollars ont disparus, et où un billet au numéro relevé est réapparu à la frontière mexicaine. Un personnage d’origine arabe a été arrêté pour financement illégal de camps terroristes près de la frontière. Pourquoi deux millions de dollars en billets de 100 sur un plateau d’Hollywood ? Parce que, lubie d’un scénariste imbu de sa réussite, l’héroïne d’un film devait se plonger dedans nue, dans la baignoire.

Bosch n’aime pas Bush, cela se voit, et estime que savoir qui a tué vaut mieux que le secret d’État. Nous sommes dans le mythe américain du citoyen contre les pouvoirs, et ça marche. Malgré sa puissance, le FBI ne réussit rien, même pas à savoir comment une agente a été tuée elle aussi. L’ex-inspecteur agite ses petites cellules grises pour reconstituer le puzzle tordu par lequel tout est relié.

La « lumière morte » est celle que les combattants au Vietnam croyaient apercevoir dans les tunnels lorsqu’un soldat venait d’y mourir. Tout ce qui reste d’un cadavre, comme une âme en peine. Elle ne sera délivrée que si les coupables sont traqués et punis et que toute la « lumière » est faite sur les circonstances. Autre mythe américain de la transparence, venue de la confession chrétienne. Pour que l’ordre divin soit rétabli, il faut que tout le monde avoue et soit pardonné. D’où le happy end, autre mythe américain lui aussi, qui découle de tout cela. Jolie fin, ici, dont je ne vous dit rien pour vous laisser toute la surprise.

Car l’enquête se déroule dans le brouillard, sans les instruments habituels du flic que sont les fichiers, les collègues et les insignes. Harry Bosh seul contre tous devient pionnier dans sa nouvelle vie de détective privé. Il a la cinquantaine, une ex-femme et quelques souvenirs. Les découvertes se font pas à pas, en courts chapitres savamment coupés, et l’apothéose est comme un ballon qui tombe avec force : suivie de plusieurs rebonds.

Michael Connelly, Lumière morte (Lost Light), 2003, Points policier novembre 2012, 386 pages, €7.22

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John Connolly, Les murmures

Incultes d’Américains ! Toute généralité de ce genre fait pousser les hauts cris des politiquement corrects, en général relativistes et multiculturels. Mais  les Américains ont toléré, perpétré et encouragé l’inculture de masse : il s’agit d’un choix politique, pas d’une essence anthropologique. La culture consiste justement à ne jamais confondre les niveaux… On peut donc critiquer ce choix, puisqu’il dépend des Américains eux-mêmes (ou de certains d’entre eux) de modifier leur comportement.

Je persiste donc face au conformisme de ceux qui se croient la vérité en marche parce qu’ils sont au chaud dans le troupeau dominant : incultes d’Américains ! Ils envahissent Bagdad en 2003, poussés par le génie géopolitique de Rumsfeld, sans moyens ni objectifs – et ils laissent piller le musée archéologique, tout en « montant la garde » à 50 m. « Savez-vous que 17 000 objets ont été dérobés dans ce musée pendant les journées d’avril ? » p .425. Dix ans après, les Américains sont encore là, l’Irak est loin d’être « pacifié », encore moins « démocratique » et les États-Unis sont haïs comme jamais dans le monde, malgré l’élection d’un président noir. Oui, elle est belle, l’Amérique !

John Connolly, Irlandais, n’a pas son pareil pour décrire avec jubilation les travers de cette nation en dérive. Traumatisée par le 11-Septembre (comme auparavant avec Pearl Harbour grâce à ce bon M. Hoover qui n’avait rien dit de ses renseignements…), elle sombre dans la psychose paranoïaque. Le biblisme, version Ancien testament, jure que les Yankees sont le Peuple élu de Dieu, missionnés pour régenter la planète et « éradiquer » les méchants. Rien que ça. Sauf que les démons veillent… surtout ceux enfouis dans les caves du musée archéologique du plus vieil État du monde, Sumer, civilisé bien avant ces péquenots d’Américains.

C’est cela qu’ils ne peuvent supporter, les Yankees. Il faut donc qu’ils volent les ‘antiques’, qu’ils fassent du fric « pour la bonne cause » sur ces saloperies de vieilleries (fucking oldies) – mais précieuses – qui les renvoient à leur inanité culturelle : leurs hamburgers, leur bière et leur télé mercantile. Pire : comme toutes les bureaucraties au monde, l’américaine est bornée, avare et menteuse. Les « anciens combattants » n’ont que leurs yeux pour pleurer s’ils sont salement blessés en opérations et les bureaucrates feront tout pour ignorer leur droits, rogner leur pension, les condamner au rebut. C’est pourquoi, par idéalisme boy-scout très américain, un groupe d’anciens combattants « se débrouillent » pour faire du fric et financer les fauteuils roulants, les médicaments post-traumatiques et les soins psy de ceux qui sont revenus abîmés.

Sauf qu’une compagnie particulière, roulant en véhicules blindés Stryker, voit ses anciens mourir un à un de mort violente. Pourquoi ? Charlie Parker, le détective fétiche de Connolly, pas le saxophoniste noir, se voit confier l’enquête par le père d’un jeune militaire suicidé sans cause. « Pas clair » est ce qu’il va découvrir : le sergent du gamin s’est reconverti dans le transport routier, comme par hasard entre l’état du Maine et le Canada. Il vit très bien, est-ce uniquement de ce métier ? Pourquoi un amputé des deux jambes, de la même compagnie, s’est-il fâché devant témoins contre le sergent ? Pourquoi d’anciens amis ont-ils été écartés des enterrements malgré la famille ?

Sombrons dans le glauque américain des motels miteux, des amours tarifées, des filles bébêtes, des psys arrogants et des anciens combattants pas futés. Ajoutons la sauce biblique du Mal aux commandes, du Diable aux mille formes à l’œuvre dans ce monde. Avec un privé fêlé qui ne s’est jamais remis de l’assassinat de sa femme et de sa fille, de sa vengeance, de ses fantômes. Quant aux stressés post-traumatiques, ils imaginent sans peine des « bêtes » qui les pourchassent, issues de leur peur et de leurs remords.

L’irrationnel existe mais le rationnel en explique pas mal, lorsqu’on est autre qu’Américain porté à croire tout ce qui est écrit dans la Bible, version AT. « Vos neurones sont tellement pollués qu’ils n’arrivent plus à récupérer et votre cerveau commence à modifier ses circuits, à changer ses modes opératoires. (…) Le cortex médian préfrontal, qui participe à la sensation de peur et de remords, et qui nous permet de distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas, est touché. On trouve une détérioration similaire des circuits cérébraux chez les schizophrènes, les sociopathes, les toxicomanes et les détenus purgeant de longues peines » p.264.

Les Yankees savent expliquer scientifiquement.  Ils sont  aussi les rois de la technique : savez-vous comment utiliser Internet sans jamais être pisté par l’omniprésente surveillance du FBI ? Mieux que les banquiers suisses : « Ils avaient résolu le problème en ouvrant un compte e-mail dont ils étaient les seuls à connaître le mot de passe. Ils tapaient des e-mails mais ne les expédiaient jamais. Ils les gardaient à l’état de brouillon pour permettre à l’un ou à l’autre de les lire sans attirer l’attention des fouineurs fédéraux » p.214.

Un bon roman pour l’été qui pointe les tares de l’Amérique, celle qui s’écarte de plus en plus de nos croyances européennes, de nos modes de vie, de nos valeurs. Il y a 15 ans, nous aimions les États-Unis, aujourd’hui, beaucoup moins. Le monde a changé et eux aussi. En moins bien.

John Connolly, Les murmures (The Whisperers), 2010, Presses Pocket avril 2012, 492 pages, €7.22

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