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Le festin de Babette de Gabriel Axel

Fin XIXe siècle, le Danemark vivait avec rigueur la religion chrétienne dans sa version luthérienne. Plus encore dans le nord du Jutland, terre austère battue des vagues et arasée par le vent, où l’homme doit arracher sa maigre pitance aux rudesses de la mer et aux prés ras de terre. Un pasteur (Pouel Kern) tient ses ouailles, à commencer par ses deux filles (Bodil Kjer et Birgitte Federspiel). Inspiré d’une nouvelle de Karen Blixen, le film rôde dans cette âpreté du paysage et des éléments.

Patriarcal comme dans la Bible, haineux du plaisir et surtout du sexe, instrument de damnation, il garde auprès de lui ses deux oies blanches qu’il voue au célibat « pour la plus grande gloire de Dieu ». Comme chacun sait, dans toutes les religions du Livre, l’ici-bas n’est qu’un passage de douleur et la vraie vie est ailleurs dans un autre monde possible. La matière, la chair et le plaisir viennent du diable ; seule la spiritualité, le chant des psaumes et la lecture édifiante du Livre mènent à Dieu. Il ne faut qu’obéir, surtout ne pas jouir. Devant le Christ en bois émacié qui domine l’autel, il y a très peu d’enfants parmi l’assistance.

C’est ainsi qu’un lieutenant égaré dans ce nord rigoureux (Gudmar Wivesson), envoyé par son père se discipliner sous l’égide d’une vieille tante austère (Ebba With), est éconduit par le pasteur rigide à qui il demandait la main d’une de ses filles. Il n’oubliera jamais son premier amour et accomplira sa destinée autrement, mais avec un constant regret. C’est ainsi qu’un baryton français célèbre (Jean-Philippe Lafont), venu se reposer dans la solitude du nord, louant l’austère bicoque de l’épicier-facteur du hameau, est ravi de la voix de la seconde fille et obtient de lui donner des leçons de chant. Mais les airs d’opéra ne glorifient pas Dieu, seulement l’amour terrestre… ce qui ne convient pas à la bienséance luthérienne ; il est éconduit à son tour. Il n’oubliera pas la voix divine et adressera une amie, qui doit fuir le Paris mis à sac par la Commune, à ces deux sœurs confites en dévotion et charité.

L’amie en question (Stéphane Audran) a un neveu cuisinier à bord d’un navire, qui réussit à la débarquer au Jutland. Elle demande à aider sans rémunération, grâce à la lettre de recommandation du chanteur dont on se souvient encore au hameau. Elle a tout perdu à Paris en 1871, son mari et son fils tués, ses biens pillés ou confisqués. La seule chose qu’elle maintient est l’achat annuel d’un billet de loterie. Les deux sœurs l’acceptent comme domestique et lui enseigne la cuisine danoise, notamment la soupe au pain rassis et à la bière (« pas trop ! »), où entre peut-être du poisson séché. Le brouet doit tremper longtemps et cuire une bonne heure pour être mangeable.

Babette (car il s’agit d’elle) améliore la cuisine et l’économie du ménage en négociant les prix et en recueillant des herbes dans la nature. Un jour, quatorze ans plus tard, elle reçoit une lettre de France : elle a gagné un lot de 10 000 francs ! Que va-t-elle en faire ? Les deux sœurs craignent qu’elle ne retourne à Paris, mais Babette n’en a que faire : elle reste.

Elle désire en revanche récompenser ceux qui l’ont accueillie dans son exil, cette population coupée de tout désir avouable, vivant de peu dans le gris, faisant peu de petits. A ce refus de la chair, incompréhensible pour une Française, elle veut répondre par le plaisir de la bouche, cette spécialité artiste propre à son pays. Elle organise donc, avec l’autorisation des sœurs, un festin pour la communauté villageoise en commémoration du pasteur qui aurait eu 100 ans. Le luthérianisme ne croit pas l’homme sauvé par ses œuvres morales ou pieuses et les deux sœurs se démènent probablement pour rien si elles veulent gagner leur au-delà. Babette ne fait pas un acte de charité mais une grâce ; c’est un sacrement de communion par le pain, les viandes et le vin. Elle importe tout de France via son neveu et claque ses 10 000 francs. Par cet acte inouï, elle prouve sa confiance en Dieu et en la vie – ce qui est pour elle la même chose. Luther ne dit pas autrement lorsqu’il affirme que la grâce est accordée quelles que soient les œuvres.

Les bigotes prennent peur et rêvent de mets diaboliques. Chacun convient de ne pas évoquer les sensations du repas mais de citer la Bible et de chanter Dieu afin de ne pas se laisser tenter. L’humour tient parfois à ce que les citations du pasteur s’appliquent termes à termes à l’offrande que leur fait Babette. Mais il semble que, dans ces esprits étroits et ces âmes asséchées de dévotion formelle, les mots et les choses ne se rencontrent pas. Dans la grande maison de la vieille tante aisée, des cariatides nues narguent le rigorisme moral sans que la dévote ridée tout en noir n’y trouve à redire. Mensonges, jalousie, hypocrisie, trahison, règnent dans le village et entretiennent la discorde dans la communauté.

Seul le général (ex-lieutenant amoureux monté en grade avec les années) se permet de dire tout le plaisir qu’il tire de chaque bouchée ou gorgée. Lui est un homme pratique qui a vécu, pieux mais réaliste. Il raconte qu’il a été invité par ses collègues français après un tournoi de cavalerie au meilleur restaurant parisien de la fin du XIXe siècle, le fameux Café anglais. Le chef était une femme, disait-on, et elle avait inventé notamment les cailles en sarcophage garnies de foie gras et sauce aux truffes – tout comme celles que sert Babette au festin avec un Clos Vougeot 1845.

Il se régale aussi de soupe de tortue géante servie avec du Xérès amontillado, de blinis Demidoff au caviar et à la crème arrosées de champagne Veuve Clicquot 1860, d’une salade d’endives aux noix, de fromages français, de savarin avec sa salade de fruits glacés, de fruits frais (raisins, figues, ananas), et d’un baba au rhum avec le café et le vieux marc. Un tel repas valait 10 francs par tête au Café anglais, avoue Babette – qui n’est autre que le fameux chef de la grande époque !

Tel est son talent donné par la Providence et, comme tout artiste, elle doit donner à l’humanité le meilleur d’elle-même. Sa vocation est de cuisiner pour le plaisir des sens et l’élévation des cœurs. Elle convertit Erik (Erik Petersén), l’un des rares adolescents du village, qui va servir à table et s’initier aux mets et aux vins. Les dîneurs seront peu à peu convertis eux aussi, malgré eux, par la délicatesse des alcools et la finesse des plats. La rigueur se détend, les sourires naissent, les vieux prennent exemple sur le général pour laper leur soupe, croquer la tête grillée de la caille, recueillir à la cuiller le nectar de la sauce aux truffes, laisser éclater sous leurs dents le plaisir charnu du raisin ou de la figue (symboles sexuels masculins…). Le plaisir des convives est le plaisir de Babette : elle réalise sa vocation et elle obéit en même temps au dessein de Dieu – au final, tout le monde est content.

Car le repas est une communion qui mène à l’amour. Le plaisir des sens apaise les pulsions et change les cœurs tout en élevant les âmes. Babette sacrifie sa chair et son sang via les viandes et les vins qu’elle achète pour son gain à la loterie. Elle revit la passion du Christ et le lot est comme une grâce qui lui est accordée. L’amour humain des anciens amants qui se retrouvent est aussi un amour divin car, au fond du christianisme, Dieu et la Vie ne font qu’un.

Même si Stéphane Audran est loin de ses rôles habituels plus flamboyants, elle garde une passion sous le masque qui éclate à la lumière des fourneaux. Ses yeux brillent lorsqu’elle boit le Clos Vougeot.

Recettes du festin de Babette

DVD Le festin de Babette, Gabriel Axel, 1987, avec Stéphane Audran, Birgitte Federspiel, Bodil Kjer, Jarl Kulle, Jean-Philippe Lafont, Carlotta films 2012, 1h39, standard €7.69 blu-ray €15.74

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William Beckford, Vathek

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Délicieux et héneaurme, innocent et sadique, ce conte oriental des Lumières, écrit directement en un français parfait par un aristocrate anglais, est une merveille dont la lecture enchante. Nous sommes dans le roman gothique où le dépaysement et l’excès sert à dénoncer férocement tous les absolutismes. Celui du calife, commandeur des croyants et commandeur de guerre qui a tous les pouvoirs et à qui tout est permis ; celui du clergé qui manipule la religion à son propre service et use de la peur d’Allah pour dompter les assujettis ; celui de la mère avide de tout régenter.

Vathek est un Gargantua burlesque et méchant, tenu par les sens et insatiable de richesses. Le conte oriental se meut en cauchemar gothique sous l’influence de Carathie, mère du calife frayant avec les puissances occultes pour forcer la volonté chancelante de son fils. Il se dit que Carathie serait le double de la mère de l’auteur, protestante fervente et disciplinaire. Avec une telle génitrice castratrice, comment ne pas s’évader dans le songe exotique où tout ce qui est interdit devient permis ? C’est avec une jovialité un brin sadique que le calife Vathek jouit sans entraves : il use et abuse de ses cinquante concubines toutes jeunes et fraîches dans la salle des plaisirs, après avoir bâfré la centaine de plats sans cesse préparés pour lui ; il sélectionne avec « une perfide avidité » cinquante jeunes garçons nobles au bord de la puberté sur injonction du Giaour, ce monstre répugnant qui lui promet les richesses de la terre, avant de les faire concourir presque nus pour admirer les mille grâces de leurs membres – puis de les jeter d’un geste dans le gouffre où les attend le monstre ; il viole l’hospitalité d’un émir qui recueille sa caravane égarée au désert en enlevant sa fille Nouronihar, pourtant promise au très jeune Gulchenrouz, 13 ans, beau comme une fille et espiègle comme un page.

gulchenrouz

Le calife Vathek, enflé d’orgueil, tourne la religion en dérision, moins la croyance en Allah, qu’il garde un peu au fond de lui, que les simagrées bigotes des clercs et des « vertueux ». Il balaye les araignées avec le balai sacré rapporté de La Mecque, que Mahomet aurait utilisé autour de la Kaaba ; il fait ligoter sur leurs ânes les dignitaires religieux, accourus pour faire leur cour, avant de les chasser au galop les fesses fouaillées d’épines ; seules les abeilles – « bonnes musulmanes » – se piquent de piquer le calife comme les imams, dans la grande magnanimité naturelle.

Nous sommes dans la logique, mais délirante ; les Lumières brillent, mais jusqu’au maléfique. Car on ne défie pas Dieu, ni les lois naturelles, ni les autres humains sans conséquences. Ni le monde, ni les êtres, ne sont des objets voués au bon plaisir sexuel ou à l’avidité de gueule ou d’avarice d’un seul. La gigantesque tour de 1500 degrés, édifiée au-dessus du palais aux cinq salles de plaisirs, symbolise la tyrannie, le donjon de la puissance inexpugnable, la Babel aux caves remplies de venin de serpent et autres ingrédients destinés à annihiler la volonté ou saisir la vie des victimes. Elles sont gardées par des négresses borgnes et qui louchent, frayant avec les goules des cimetières : façon spectaculaire de dire combien sont tordues les âmes de ceux qui veillent sur ces faux trésors.

captives nues sardanapale

Vathek, comme sa mère Carathie et sa très jeune maitresse Nourohibar, vont rencontrer Eblis, l’ange déchu, Satan en personne, qui leur donnera les clés de toutes les salles de l’enfer. Ils pourront étancher leur soif insatiable de richesses et de savoirs – mais au prix de leur cœur. Il brûlera éternellement dans leur poitrine, qu’ils presseront de leur main droite dans la douleur pour l’éternité. Seuls les petits garçons sont sauvés par le conte, les cinquante précipités dans le gouffre et le jeune Gulchenrouz : tous sont recueillis par un « bon vieux génie qui chérissait les enfants, et s’occupait entièrement de les protéger », défendu par « des banderoles flottantes sur lesquelles étaient écrits en caractères d’or, brillants comme l’éclair, les noms d’Allah et du Prophète ».

Ce conte gothique révère l’état d’enfance, opposé à celui de la Raison ; il vante l’innocence naturelle, rousseauiste, du bon sauvage inéduqué qui sait instinctivement bien vivre. « Car le génie, au lieu de combler ses pupilles de vaines connaissances et de périssables richesses, les gratifiait du don d’une perpétuelle enfance ». Nous sommes déjà chez Peter Pan…

Un enchantement de lecture.

William Beckford, Vathek, 1786, José Corti 2003, 416 pages, €20.30
Frankenstein et autres romans gothiques, édition et traduction Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60

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