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Les vrais rois devraient être les premiers, dit Nietzsche

En descendant à la recherche de l’homme supérieur dont il a entendu le cri au chapitre précédent, Zarathoustra rencontre deux rois et un âne. Pourquoi un seul âne ? Dit-il. A ces mots, les rois se mettent à soliloquer. Les « bonnes mœurs » se perdent, celui qui parle n’est pas de la « bonne société ».

Mais « plutôt, en vérité, vivre parmi les ermites et les gardeurs de chèvres qu’avec notre populace dorée, fausse et fardée – bien qu’elle se nomme la « bonne société » – bien qu’elle se nomme « noblesse ». Mais là tout est faux et pourri, avant tout le sang, grâce à de vieilles et de mauvaises maladies et à de plus mauvais guérisseurs ». Beaucoup de choses sont dites en une seule phrase. La noblesse n’a plus rien de noble mais a dégénéré en apparence, ses vertus se sont réduites en fausseté. Elle se croit « bonne » et exemplaire, elle n’est plus qu’une caricature infatuée d’elle-même, une caste malade qui défend ses privilèges sans plus les mériter. Que défend-t-elle aujourd’hui par les armes ? Quel exemple donne-t-elle de la vertu ? Nietzsche incrimine comme en son époque « le sang », autrement dit la santé du corps et l’hérédité des gènes, sachant que pour notre philosophe, le corps est la base de l’humain et l’enveloppe de l’énergie vitale. Pas de vertu morale sans grande santé, pas de caractère trempé sans volonté de puissance, pas de vitalité génésique sans désir de créer et d’élever.

A l’inverse, « ce qui vaut le mieux aujourd’hui, c’est le paysan valide ; il est grossier, rusé, tenace et endurant : c’est aujourd’hui l’espèce la plus noble. Le paysan est le meilleur aujourd’hui ; et l’espèce paysanne devrait régner. Mais c’est le règne de la populace – je ne me laisse plus tromper. Or, populace signifie : tohu-bohu. Pêle-mêle populacier : tout se mêle à tout, le saint et le gredin, le hobereau et le juif, et toute la ménagerie de l’arche de Noé ». Nietzsche apparaît donc non pas comme populiste (il hait la populace !) mais comme un conservateur traditionnel, préférant la vraie noblesse de la terre à celle, factice, des villes. Nietzsche est un aristocrate de l’énergie, et il trouve son aristocratie non dans les titres formels hérités du passé mais dans les classes sociales qui sont élevées sainement : de son temps, les paysans. Mais les national-populistes actuels se trompent en faisant des paysans d’aujourd’hui une classe plus saine ; nous ne sommes plus aux XIXe siècle où plus de huit personnes sur dix vivaient à la terre. Les gens vivent à plus de 80 % en ville désormais. Là où tout peut se mêler – mais nous savons qu’il n’en est rien, les distinctions de classes existent toujours, en témoigne la polémique à la française (et à la con) sur le collège privé Stanislas ; en témoignent aussi les votes avec leurs pieds des habitants des banlieues trop composées d’immigrés. On veut bien cohabiter en bonne intelligence, on ne se mélange pas, ou peu.

Nietzsche n’aime pas le mélange, le melting-pot à la Trump, le tout vaut tout des bobos, le métissage branché, les genres qui se déclinent en mille nuances de sexes (LGBTQAI+…). Quant au « juif », cité, il s’agit d’une classe sociale de son temps déconsidérée, pas d’une « race » – pour laquelle Nietzsche aura des mots adulateurs dans d’autres œuvres. « Rusé, tenace et endurant » sont d’ailleurs des qualités que l’on porte au crédit des diasporas juives dispersées dans le monde. Ainsi dans la Généalogie de la morale (III.22) où il admire l’Ancien testament et ses « grands hommes », « bien plus, j’y trouve un peuple » ; ou dans Aurore : « ils ont tous la liberté de l’esprit et aussi celle de l’âme que donne le changement fréquent de lieu, de climat, de mœurs, de voisins et d’oppresseurs » ; dans Le gai savoir : « L’Europe doit être reconnaissante aux Juifs quant à la logique et aux habitudes de propreté intellectuelle » ; dans L’Antéchrist : « les Juifs sont le peuple le plus extraordinaire de l’histoire », « qui possède la plus tenace vitalité ».

« Les bonnes mœurs ! Chez nous tout est faux et pourri. Personne ne sait plus vénérer ; c’est à cela précisément que nous voulons échapper. Ce sont des chiens friands et importuns, ils dorent les feuilles des palmiers. » Quand l’apparence compte plus que la vertu, la carapace que le cœur, l’arbre est bel et bien pourri – et les humains aussi. Ce pourquoi le retour des « bonnes » mœurs nous fait rire aujourd’hui : il n’est que le masque de l’indigence native de ceux qui le prônent – les cathos tradi, les islamistes rigoristes, les national-étatistes, les nationalistes blancs – en bref les Poutine, les Erdogan, les Zemmour, les Le Pen. Ceux qui ont peur du changement pourtant inéluctable et incessant, ceux qui ont peur de ne pas être à la hauteur, ceux dont l’énergie vitale et culturelle décline.

Nous, rois, « nous ne sommes pas les premiers et il faut que nous signifions les premiers. » En effet, le roi est originellement à la tête de ses troupes, élu par ses pairs comme le meilleur d’entre eux ; il est responsable de l’abondance ou de la ruine. Plus aujourd’hui… et depuis longtemps déjà. Ce pourquoi les Anglais d’abord, puis les Français ensuite, on coupé la tête de leurs rois. Les premiers en ont importé un de Germanie, un plus fort et plus vertueux, mais ont drastiquement limité ses pouvoirs ; les seconds en élisent un tous les cinq ans, vite jaloux de son pouvoir tout en le rendant toujours comme avant bouc émissaire commode de tout ce qui ne va pas.

Mais surtout pas un tribun issu de la populace, dit Nietzsche, ni un duce, ni un führer, ni un caudillo. « C’est de la populace que nous nous sommes détournés, de tous ces braillards et de toutes ces mouches collantes et écrivassières, pour échapper à la puanteur des boutiquiers, à l’agitation des ambitieux, aux haleines fétides ». Non, Nietzsche n’aurait certainement pas été nazi ! De là à préférer un roi…

Les rois cherchent eux aussi « l’homme supérieur » – supérieur aux rois qu’ils sont. Ils lui amènent un âne, comme au Christ avant d’entrer à Jérusalem, toujours cette référence biblique dont Nietzsche est imprégné comme fils de pasteur. « Il n’y a pas de plus dure calamité, dans toutes les destinées humaines, que lorsque les puissants de la terre ne sont pas en même temps les premiers hommes. Alors tout devient faux, oblique et monstrueux. » Voyez Hitler, Mussolini, Trump – des ratés parvenus, des faux. Nos présidents en France sont quand même souvent parmi les meilleurs, nous devrions nous en réjouir.

Car, lorsqu’ils sont aussi bas que la populace, c’est pire ! « Et quand ils sont les derniers mêmes, plus bêtes qu’hommes : alors la populace monte et monte en valeur, et enfin la vertu populacière finit par dire : ‘Voici, c’est moi seule qui suis la vertu’ ! » Les délires mystiques de l’Allemand, les désirs de grandeur de l’Italien, la foutraquerie du deal de l’Américain, deviennent des « vérités alternatives », de fausses vérités, le mensonge assumé en vertu, la bassesse en politique…

Devant Zarathoustra, « il arriva que l’âne, lui aussi, prit la parole. Il prononça distinctement et avec malice : I.A. » Car désormais, notre « intelligence » devient artificielle.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire) :

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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La vraie question des présidentielles 2012

La campagne à l’élection présidentielle est partie. Moins avec les « universités » d’été qu’avec la primaire socialiste qui vise à faire élire un « président de gauche » avant de se présenter devant l’ensemble des Français. C’est alimenter l’usine à spectacle, faire agir le buzz des médias, focaliser en rose l’attention des gens. Au risque qu’ils se rendent compte de l’indigence fondamentale du projet politique… Certes, une présidentielle française est l’élection d’un personnage à la tête de l’État – pas celle d’un parti comme au Royaume-Uni ou d’une coalition comme en Allemagne ou en Scandinavie. La France se rapproche moins du modèle américain puisqu’elle n’a ni son fédéralisme ni ses contrepouvoirs, que du modèle russe où le parti ne sert qu’à rassembler les godillots autour du chef. Mais ce ne sont ni les minois altiers ni les petites phrases qui font une présidence. C’est le projet d’avenir, rassembleur des Français.

Où en est-il, ce projet ?

A droite il reste flou car les perspectives tracées en 2007 se sont diluées avec la crise financière mondiale et systémique. Le discours de Toulon était un bon discours, n’en déplaise à ceux qui considèrent que tout ce que fait Sarkozy ne peut qu’être entaché du péché originel. Toulon pointait bien que la France ne pouvait agir seule, qu’il fallait négocier pied à pied et dans la durée avec nos partenaires européens, occidentaux et internationaux pour imposer des règles communes à la finance, aux marchés, aux agences de notation. Il y a toujours un État qui a intérêt à conserver des paradis fiscaux, trous noirs où tout est possible et où les fortunes disparaissent. C’était avant-hier le Royaume-Uni, hier les États-Unis et la Russie, c’est aujourd’hui la Chine, le Brésil, le Mexique, les pays arabes… Sans transparence, pas de marché libre ; sans règles communes de sécurité, pas de libéralisme économique ; sans connaissance de qui investit dans quoi, pas de produits financiers sûrs. Or les trous noirs financiers continuent d’exister et les hedge funds de rester incontrôlés. La négociation Bâle III visant à renforcer les fonds propres des banques est un petit pas, mais pas avant 2019 et probablement insuffisant. Les contraintes des parlements de chaque pays de la zone euro font qu’avance très lentement le fédéralisme budgétaire indispensable à une monnaie unique. La Grèce fait ce qu’elle veut, sollicitant des fonds pour rester dans l’euro, menaçant en cas de faillite d’entraîner la faillite des banques allemandes qui lui ont beaucoup prêté, mais répugnant à toucher aux zacquis des richissimes, de l’église, des commerçants sans factures, des particuliers à piscine non déclarée, des cheminots payés 5000€ par mois pour faire rouler les rares trains.

Quelle « solidarité » y aurait-il à faire financer les fraudeurs grecs par les smicards français et allemands ? Sur le sujet, la droite en appelle au contrôle européen et la gauche se tait, le « grand principe » de solidarité suffirait…

A gauche, le projet reste dans les limbes car ce qui est publié date trop et reste trop partisan. Le futur président élu ne pourra que s’asseoir dessus. Car la dépense publique c’est bien… tant qu’on a les moyens. En situation de pénurie, il faut gérer ce qui reste. Les socialistes devraient en avoir l’expérience, puisque les systèmes du socialisme « réel » avaient cette gestion : par les queues, les privilèges catégoriels, la récompense du bon petit militant répétant la voix d’en haut. Las ! les socialistes capitalistes ont pris goût à l’expansion ; ils sont passés experts de la redistribution du toujours plus ; ils ne savent que faire lorsqu’il y a chaque année moins. Il ne savent surtout pas comment on produit plus et mieux ! D’où cette incantation rituelle au yaka : yaka faire payer les riches, yaka faire une grrrââânde réforme fiscale, yaka réinstaller des frontières, yaka forcer Merkel, yaka nationaliser les banques, yaka créer que des emplois publics…

La fin des grandes espérances

Les Grandes espérances est un roman de Charles Dickens qui date de 1860 ; il a été repris brillamment en film par David Lean en 1946 (extrait vidéo sur Allociné). Le jeune Pip se trouve pris par des événements qui le dépassent ; il voit ses illusions s’évanouir en même temps que ses espérances financières et de statut lorsqu’il devient adulte. Tel est le cas de la France et, avec elle, de nombreux pays européens. 2012 verra des élections sans espérance. Ni changer la vie, ni travailler plus pour gagner plus ne résistent à la crise. On ne change pas la vie, on l’adapte ; on ne peut ni travailler plus en raison du chômage ou, si c’est le cas, on gagnera moins parce que les impôts augmentent et les retraites diminuent. La quinzaine Mitterrand a dépensé à tout va et la décennie Chirac n’a rien foutu. Conséquence : la France a pris une génération de retard dans les réformes nécessaires. Il ne s’agit pas de réformer pour réformer mais d’adapter notre État providence (jamais en reste de dépenses) à notre démographie (pourtant moins mauvaise que d’autres). Les Suédois ont mis 15 ans à réviser leurs retraites ; nous n’avons pas encore commencé hors les mesurettes à la serpe (donc injustes) qui ne font que gagner du temps et augmentent la grogne sociale comme l’incertitude sur l’avenir.

Enterré papa protecteur et maman consolatrice dans le film de David Lean. Le jeune Pip est orphelin, mais courageux, et ce n’est pas sans quelque humour qu’il oppose à la poigne du forçat un résolu « si vous me remettiez droit, peut-être que j’aurais moins mal au cœur et peut-être serais-je plus attentif ». Exit le gaullisme de la reconstruction que Villepin rêve de voir revenir, anachronique ; les Français refusent la victimisation à la Royal et le care d’Aubry, mot incompréhensible fait pour les balader. Le problème est qu’ils sont tourneboulés et qu’ils devront voter en étant pris à la gorge par les marchés et avec mal au cœur. Ce n’est pas « la faute à » ce grand méchant marché : si les traders s’amusent, c’est bien parce que le terrain de jeu leur reste ouvert (où est la régulation ?) et que les acteurs sont minables (que foutent les politiques pour réduire les déficits indécents qui durent en France depuis… 1974 ? et pour contrôler les fonds européens alloués à la Grèce ?). Sans les marchés, les salaires des fonctionnaires et des retraités sont automatiquement amputés de 10% par an. Est-il normal d’emprunter non pas pour investir mais pour payer le déficit courant ?

Conséquences politiques

Le prochain quinquennat aura à gérer l’austérité et non les espérances. Dans ce contexte, la légitimité du sortant se trouve renforcée : lui connaît mieux que les autres les arcanes et les partenaires ; lui a réagi à temps et comme il fallait pour réunir les Européens et les instances internationales. On peut lui reprocher son entêtement à ne pas revenir sur les cadeaux fiscaux faits au CAC 40 et aux bistrotiers-restaurateurs, mais peut-on lui reprocher les abattements sur succession et assurance-vie plafonnés, destinés avant tout aux classes moyennes ? Ces oubliés des redistributions socialistes et pressurés favoris du fisc durant des décennies n’ont-elles pas droit à un geste même si l’effort doit être réparti sur tous ?

Mais son caractère, ses haines et son histrionisme médiatique ont lassé. Peut-être les Français choisiront-ils à gauche. Pour gérer l’austérité, François Hollande apparaît le mieux placé par son ton raisonnable, sa réforme fiscale déjà pensée, les ralliements des partisans DSK. Hollande incarne la fonction présidentielle dès avant l’élection alors que Royal reste opposante à tout prix et Aubry chef de parti. Martine Aubry est plus l’incarnation des valeurs de gauche, mais cette élection se jouera moins sur les valeurs cette fois (contrairement à 2007), et plus sur la capacité à gérer l’incertain. La propension dépensière, l’accent mis sur les bobos-intellos avec « la culture », une certaine rigidité de mère autoritaire, font que Martine Aubry apparaît plus comme la présidente de la fonction publique que comme celle de tous les Français. Car ce qui manque à gauche est bien là : où sont les encouragements à la production ? Est-ce un État exsangue qui va créer les 3 millions d’emplois pour les 4.5 millions de chômeurs ou travailleurs à éclipse ?

A droite comme à gauche, pas question de toucher aux filets sociaux, seuls à même de conserver une relative unité aux égoïsmes de caste dans une France restée très Ancien régime. L’Éducation nationale les produit dès le collège avec l’élitisme matheux et les redoublements méprisants. Les principales dépenses sociales concernent la santé et le chômage. Difficile de réformer en profondeur la santé car le vieillissement de la population en font un secteur très sensible. Pour le chômage, la seule façon d’améliorer les choses est d’encourager les emplois. Moins de chômeurs, cela fait moins de prestations sociales, plus de taxes qui rentrent et moins d’assistanat santé avec les cotisations prélevées sur les salaires et les mutuelles abondées par les employeurs.

La vraie question 2012 est donc l’emploi

Un emploi de croissance et pas ces palliatifs temporaires qui consistent à créer des services tant et plus là où ils ne sont pas indispensables. Un emploi d’entreprise donc et pas des précaires d’État ni des auto-entrepreneurs provisoires. Sur l’emploi, on attend Nicolas Sarkozy, mais il se réserve pour la campagne. On attend François Hollande, mais il attend d’avoir gagné les primaires. Elles ne se gagnent, probablement, qu’en caressant les militants archaïques et la fonction publique dans le sens du poil. Souhaitons que le sens des réalités et le sens de l’État l’emportent ensuite sur le sens du poil…

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