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Tahar Ben Jelloun, Moha le fou Moha le sage

J’ai retrouvé dans un recoin ce livre daté, témoin des années 1970. Le relire aujourd’hui est édifiant : l’auteur, marocain, quitte son pays pour cause d’arabisation de l’enseignement (déjà !) ; il critique la misère sociale créée par l’affairisme autour du Palais (déjà !) ; il se plonge dans l’univers traditionnel où la femme est esclave et l’enfant garçon livré à lui-même (déjà !). Je suis stupéfait de constater que tout ce qui était DÉJÀ visible dans les années 1970 n’ait ni été vu ni même soupçonné : les intellos-médiatiques font semblant de le découvrir aujourd’hui, 40 ans plus tard. Il y avait vraiment des œillères dans les « années de gauche » qui ont suivi mai 68.

‘Moha le fou, Moha le sage’ a été prix des Bibliothécaires de France 1978 et prix Radio-Monte-Carlo 1979 – c’est dire s’il était populaire, reconnu par les média et encensé du grand public. Mais ni les intellos ni le grand public n’ont rien vu : ils ont joui d’être à la mode, ensemble, dans la fusion communautaire, enfermés dans leur ego occidental à bonne conscience de gauche. En 1978, j’y ai travaillé, au Maroc, j’ai pu ressentir ce que l’auteur disait de sa langue de poète, bien loin du voile d’illusion des idéalistes qui préfèrent toujours leur image narcissique à toute réalité de leur temps.

Si vous lisez aujourd’hui ce livre, il ne vous sera pas d’une grande révélation. Il joue sur le personnage du bouffon du roi, du « fou », toujours celui qui dit ce que tout le monde pense tout bas mais n’ose pas dire, dans les sociétés traditionnelles. L’enfant du conte d’Andersen était le seul à dire que le roi était nu, tous les bons bourgeois de cour faisaient semblant de ne pas le voir et s’auto-persuadaient que le roi était paré. Pareil dans les années 1970 :

  • l’islam ? – un archaïsme qui allait disparaître avec la modernité
  • la condition de la femme ? – rien qu’une bonne série de lois imminentes ne puisse contrer
  • l’affairisme ? – il suffit de le dénoncer, il s’écroulera de honte lui-même

Qu’il y avait donc de « bêtise » dans ces a priori idéalistes ! La franchouille moderniste, sûre d’être de gauche et progressiste, ne voulait pas VOIR ce qui était sous ses yeux. Cachez ce sexe féminin que je ne saurais voir, violé à répétition par le maître de maison macho et paternaliste. Cachez ce sexe de garçon pubère que je ne saurais voir, montré à tous les autres dans les terrains vagues, ou prostitué aux adultes pour se défrustrer. Cachez cette modernité que je ne saurais voir (puisque plus avancé), agressive et affairiste, mal partagée, mal expliquée, allant trop vite, dans un pays traditionnel resté féodal.

Tahar Ben Jelloun a obtenu un doctorat de 3° cycle en psychiatrie sociale dans l’université française, il sait de quoi il parle. ‘La Nuit sacrée’ est devenu le roman prix Goncourt 1987. Nicolas Sarkozy, président de la République française, lui remet en 2008 la Croix de Grand Officier de la Légion d’honneur. Dernier avatar du maître, il reçoit le Prix de la paix Erich-Maria Remarque pour son essai ‘L’étincelle dans les pays arabes’ le 21 juin 2011. C’est dire si Tahar Ben Jelloun, français d’origine marocaine est reconnu, « intégré », écrivain à part entière. Et pourtant, ceux qui l’ont lu n’ont rien vu, rien assimilé, rien compris…

C’est qu’il manie le conte, absorbe les rites maghrébins et traditionnels dans une symbiose avec le quotidien. Il replace dans ‘Moha’ la société marocaine entre la mémoire et la modernité en devenir. Il évoque les sujets tabous et les exclus de la parole. Les gamins, les putes, les fous, les déviants, les errants, sont dans ‘Moha le fou Moha le sage’. Engagé, Tahar Ben Jelloun ? L’époque adorait l’engagement, à la suite du Sartre sur son tonneau devant les ouvriers goguenards de Billancourt. Un divorce entre populo et intello, déjà…

Justement, le romancier ne reproduit pas les schémas idéologiques aisément étiquetés par les médias et les intello-progressistes. Il est poète, écrivant comme Brassens pour faire surgir en chacun cette petite étincelle d’universel humain. Ses personnages sont imaginaires, issus de la mémoire et reconstitués à la Proust. Aïcha qui fait le ménage dès 12 ans, Dada l’esclave soudanaise des plaisirs sexuels du patriarche, l’enfant « né adulte comme d’autres naissent infirmes » livré à lui-même et hanté de sexe et d’amour, Moché le vieux juif marocain lui aussi sage à sa manière, l’imam « jeune génération qui a fait des études dans les pays d’islam (…) fonctionnaire du ministère. D’après lui, l’islam a tout prévu », Milliard le banquier qui lui explique sa vie, le psychiatre au discours rigide – lacanien – aliéné par sa théorie, l’arbre refuge qui ne dit rien mais transmet la nature. Voix plurielle, mémoire au présent, poète « fou » qui dit la vérité, Moha périra sous la torture des sbires du Palais, semble-t-il. Il était d’époque de dénoncer la torture des puissants et de leur police.

Moha peut être l’abréviation de Mohammed, nom du Prophète et prénom répandu au Maroc pour dire le personnage lambda ; Moha en français, puisque l’auteur est le francophone le plus traduit au monde, sonne aussi comme ‘moi’, cet ego franco-marocain écartelé entre tradition et modernité, ancrage dans le patriarcat musulman et le contrat social.

Un message qui n’a pas été lu…

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Blues politique

La gauche a son candidat, François Hollande, homme de synthèse comme on dit d’un édulcorant. La droite a son candidat « naturel » hélas, en la personne du président sortant avec tous ses défauts. Ce n’est pas parce qu’il a mis un couvercle sur son appétit médiatique que Nicolas Sarkozy a changé, loin de là ! Sa récente sortie en Allemagne, en un voyage catastrophe, pour rejouer la blitzkrieg contre les marchés financiers alors que la Chancelière – elle contrairement à lui – doit composer avec son Parlement, montre combien l’agitation et la posture restent les composantes fondamentales du personnage.

La crise est mondiale et certainement pas la faute de Sarkozy. Mais ne pas savoir s’adapter n’est pas faire montre d’intelligence, au moins politique. S’il fallait briser les tabous des zacquis intouchables par vents et marées, peu ont été touchés. La loi défiscalisant les heures supplémentaires permettait certes de travailler plus pour gagner plus, mais au détriment de l’emploi. Parce que règne le tabou des licenciements, tellement encadrés par la loi en France, par rapport aux pays voisins « normaux », que les entreprises hésitent à embaucher, se bardant de garanties telles que le diplôme, l’expérience, les relations – tout ce qui empêche les moins qualifiés d’obtenir un quelconque emploi. C’est ce tabou là qu’il fallait briser, pas amputer la fiscalité française d’une partie qui serait fort utile aujourd’hui.

Confusément, les gens ont bien conscience que la crise est grave et qu’ils seront touchés. Ce pourquoi les primaires socialistes ont ressemblé au monde enchanté des Bisounours (comparaison favorite de François Hollande) où les vrais débats sur la dépense publique ont été occultés. Pour la gauche radicale, tout est simple : yaka faire payer les riches. Sauf que le réservoir est très restreint et pas inépuisable pour alimenter le tonneau des danaïdes des promesses en tous genres. La France connaît déjà un taux de prélèvements obligatoires de 45%, parmi les plus élevés des pays de l’OCDE, avec une efficacité de la fonction publique très moyenne. C’est moins la compétence des personnels qui est en cause que le désastre des 35 heures (que Jospin avait exclu au début pour les fonctionnaires) et l’empilement des niveaux hiérarchiques et territoriaux. Patrick Artus, économiste de gauche, chiffre même à environ 20% la perte de productivité de la fonction publique française par rapport à ses voisins, à prestations équivalentes. Or qui parle à gauche de réformer l’État ? Ce ne sont au contraire que promesses sur promesses, subventions massives à la culture, réembauche des profs non remplacés depuis 2007 plus embauche des profs à remplacer poste pour poste, emplois publics pour les jeunes, abandon de la réforme territoriale, probable abandon clientéliste de la fermeture d’hôpitaux et de tribunaux…

Si l’UMP apparaît en 2011 sans plus d’idées que continuer à aller dans le mur, le PS a gardé un projet tellement obsolète qu’on le croirait de l’autre siècle. La crise des finances grecques, portugaise, espagnole, montre qu’il ne suffit pas que le socialisme arrive au pouvoir pour que tout s’arrange ! Demandez à MM. Papandréou et Zapatero ce qu’ils pensent des recettes miracles du « socialisme »… Le nouveau président Hollande ne pourra qu’enterrer le projet PS sous peine d’enfoncer le pays. Ce pourquoi il est dommage que Martine Aubry s’accroche à son poste de Première secrétaire, même si c’est Nadine Morano qui le dit. Elle va surenchérir à gauche alors que les Français exigent du concret. Eternel débat entre idéalisme et réalisme, moralisme et matérialisme… La gauche a gardé du catholicisme cette dimension religieuse que l’utopie marxiste (qui n’était pas celle de Karl Marx) a alimentée en faisant croire que l’avenir ne pouvait être que radieux et qu’au lendemain qui chante on raserait gratis. Or la France ne vogue pas en bouteille mais sur la mer démontée.

François Hollande est un homme du centre, est-ce par hasard s’il est élu de Corrèze, comme avant lui en région Centre Jacques Chirac, Valéry Giscard d’Estaing, Georges Pompidou, Henri Queuille ? Le centre géographique français serait-il le centre sociologique, mi-urbain mi-paysan ? Le centre politique serait-il ni droite ni gauche mais radical-socialiste à l’ancienne ? « Réenchanter le rêve français » est un joli propos de tribune. Cela peut signifier rendre un avenir par des réformes judicieuses en saine tension politique, mais certainement pas affirmer l’utopie comme en 1981 (changer le monde), ni renouveler la démagogie (dont les promesses n’engagent que ceux qui les croient, disait Chirac, orfèvre en mensonge politicien). La société française aspire à être gouvernée au centre, ce n’est pas nouveau. En temps de crise, il ne faut pas lui en conter.

Cela me rappelle ce film de Woody Allen, en français ‘Tombe les filles et tais-toi’ (1972). Woody est fasciné par Humphrey Bogart dans ‘Casablanca’.  Il tente de s’égaler au modèle mais apprend la dure leçon qu’il ne sert à rien d’idéaliser un héros impossible, même avec l’écoute du psy. Sois toi-même est l’ultime démonstration du film. Pareil pour Hollande : Assainis les finances publiques et tais-toi. Ce sera la tâche du prochain président, aidé de la réforme fiscale, de la fin du cumul des mandats (pour éviter le clientélisme local), des investissements pour le futur (éducation, recherche, soutien aux PME innovantes).

D’où le retour au réel, que le succès des primaires socialistes montre bien. L’anti-sarkozysme primaire n’a pas d’avenir car il faudra gouverner après avoir gagné. Désigner un candidat aux primaires est un premier pas vers la prise de conscience que le monde a changé et que nous ne pouvons pas l’ignorer. Bonjour, monde cruel !

Moody’s : « La France pourrait faire face à un certain nombre de défis dans les mois à venir — comme, par exemple, la nécessité d’apporter un soutien additionnel à d’autres pays européens ou à son propre système bancaire, ce qui pourrait accroître de manière significative les engagements que doit supporter le budget du pays. (…) La détérioration des ratios d’endettement et la possibilité de voir apparaître de nouvelles dettes potentielles exercent une pression sur la perspective stable de la note Aaa du pays ». C’est l’engagement de solidarité pour la Grèce, tabou inconditionnel à gauche, qui va toucher directement les contribuables français. Et si Marine Le Pen venait mettre d’accord Sarkozy et Hollande à ce sujet ? Le matraquage médiatique d’octobre sur le seul socialisme ne doit pas occulter les courants souterrains populaires, plus en faveur du repli national.

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