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Han Suyin, Ton ombre est la mienne

Étrange roman que celui-ci, publié en 1962 par une sino-belge qui deviendra médecin et égérie de Mao à cause du racisme blanc contre les métis eurasiens, avant de connaître le grand succès mondial avec son autobiographie, Multiple splendeur (dont Hollywood fera évidemment un film en 1955, La colline de l’adieu). Kuanghu Matilda Rosalie Elizabeth Chou, est née en 1917, s’est mariée trois fois, a adopté deux filles et est décédée à 95 ans en 2012 – une vie bien remplie.

Elle s’est intéressée à tout, aimant le chaos fertile où la réflexion peut naître, loin des conformismes. Mais elle s’est laissée happer par la propagande maoïste, méprisant le Tibet et les opposants concentrés dans les camps du Laogai. Sa célébrité l’a persuadée qu’elle avait toujours raison – ce qui est assez courant chez les gens de gauche qui n’ont pas la tradition pour les soutenir.

Ce roman est un écart dans son œuvre ; il est fondé sur l’histoire vraie de la petite hollandaise Maria Huberdina Hertogh, laissée seule en Indonésie après que ses parents eurent été emprisonnés après l’invasion japonaise, et recueillie par une femme du pays qui l’a élevée comme sa fille et l’a mariée à 13 ans avec un jeune musulman. Un jugement de Singapour l’a rendue à sa famille européenne, mais elle a voulu rester avec sa famille d’adoption – qui a fini, vu son jeune âge et la loi anglaise de Singapour, à la récupérer pour l’emmener en Hollande. Han Suyin, métisse qui en a souffert, prend cœur à romancer cette histoire en la transplantant au Cambodge, critiquant les certitudes des Blancs et et se plaisant à opposer la culture bouddhiste à la culture occidentale.

Au Cambodge, pays paisible, les Japonais ont fait irruption durant la Seconde guerre mondiale pour en chasser les Français favorables à Vichy et prendre possession des plantations d’hévéas. Comme toujours, le massacre des Blancs, le viol des femmes et des jeunes garçons, est un sport guerrier. « C’est arrivé à tant de gens  ! Cela arrive tous les jours. Ce que ces soldats vous ont fait, à vous et votre mère avant qu’elle ne meure, n’était que la représentation parodique de l’exercice de la puissance. C’est le lieu commun de toutes les guerres, repris par tous les soldats depuis des millénaires » p.29. L’astrologue du village khmer parle ainsi à Philippe, rescapé du massacre à 12 ans car laissé pour mort, frère de la petite Sylvie qui a été enlevée par un Japonais. Lequel a vu sa moto tomber en panne et a été tué par les ouvriers cambodgiens de la plantation, tandis que la fillette était adoptée par une villageoise qui passait par là avec son fils Rahit, de deux ans plus âgé. La petite blonde est devenue sa fille, malgré l’écart de race et de culture ; Rahit est devenu un beau jeune homme au corps harmonieux élevé dans la nature.

Dès lors, Philippe et Rahit sont décrits comme deux caractères qui s’opposent. Tous deux aiment Sylvie, devenue Devi, l’un comme un frère quasi incestueux, l’autre comme un fiancé promis dès son adoption. La « nature » penche pour Rahit, bien qu’il soit cambodgien, la « loi » penche pour Philippe, car il a des « droits » de famille sur sa sœur. Philippe s’est marié à Anne, malgré son viol, décrit complaisamment par l’astrologue qui a tout vu mais lui impose la vérité des faits : « Sur la véranda, maintenu par deux soldats dans une position favorable, vous étiez chevauché par l’officier comme un animal » p.31. Crudité du réel, que nie Philippe, tout comme son désir illégal pour sa sœur. Il a choisi Anne pour sa ressemblance avec elle mais ne l’a jamais aimée, ce pourquoi elle cherche des amants, dont le docteur Jacques, lui aussi tombé amoureux (mais dans les « normes ») de Sylvie, qui a désormais 15 ans. Sauf qu’il l’a tuée lui-même, la prenant lors d’une chasse de Blancs pour un faon.

La critique du monde blanc prend alors toute son ampleur : les Occidentaux se grisent de mots ; tout ce qui n’est pas nommé n’existe pas et seul existe la vérité qui est dite. C’est le règne de « la belle histoire », le film que chacun se fait pour se justifier et se conforter moralement. Philippe affirme qu’il a résisté aux Japonais pour défendre sa petite sœur, que c’est Anne qui n’a pas aimé leur couple, que Jacques ne pouvait par devoir désirer Sylvie, que sa sœur se souvenait de son frère et des bons moments passés avant son enlèvement. Mais la vie réelle n’est pas ainsi faite qu’elle obéisse aux fantasmes des uns et des autres. La reconnaissance de soi implique l’exorcisme du double, le personnage enflé que l’on s’est créé, le paraître dont on s’est maquillé. Sylvie ne peut – ne veut – se souvenir du traumatisme d’avoir assisté au massacre de sa mère, d’avoir été enlevée par un soldat sur une moto pétaradante, d’avoir été abandonnée en pleine forêt ; elle ne veut se souvenir que des bons moments après, passés avec sa nouvelle mère Maté et son grand frère Rahit, à qui elle se donne, juste adolescente. Il l’aime, elle l’aime. C’est ainsi.

Philippe vient la récupérer au village, le droit avec lui ; Rahit va la rechercher à la ville, son amour avec lui. Elle suit l’un comme l’autre, sans comprendre l’amour des uns et des autres. Elle « aime être aimée », au fond (p.101). L’auteur les détaille et les contraste, ces façons d’aimer : l’amour d’occident est possessif, celui d’orient harmonique ; les deux garçons sont proches de l’inceste, mais Philippe plus que Rahit puisqu’il a fait de sa petite sœur, avec qui il jouait enfant, une image de pureté et d’angélisme hors du monde, tandis que Rahit vivait au jour le jour avec une sensualité partagée sous le même amour d’une mère commune ; Jacques représente l’amour normalisé européen bourgeois, rassurant mais tiède ; tandis que l’amour d’une mère, même adoptive, est inconditionnel. Que se passe-t-il dans l’amour, lorsqu’une guerre vient tout bouleverser ?

L’écart des façons de penser entre Orient et Occident est le principal du livre, au-delà du fait divers et de la réflexion sur l’amour – qui ne se confond pas avec le sexe, la scène du viol le montre. Tout change, et seul le silence peut pénétrer les âmes de chacun, dit l’astrologue. Impossible de s’abandonner ainsi, dit l’Européenne. « N’y a t-il rien de réel, alors ? Demanda Anne. N’y a-t-il rien de plus solide que les mots ? N’y a-t-il rien de sûr  ? Notre esprit se meut-il sur des sables mouvants ? Je refuse de vivre dans ces conditions. Je veux avoir quelque chose à quoi me raccrocher » p.95. Nous ne sommes que dans la Presque Vérité, enseigne le bouddhisme, aucun individu n’est seul et libre mais fait partie du Tout, avec les autres, et en interaction avec eux. Les Possibilités sont orientées dans le Devenir, et aucune volonté ne peut vraiment choisir. Les choses se font naturellement.

Han Suyin, Ton ombre est la mienne (Cast But One Shadow), 1962, Stock 1963, 185 pages, occasion €9,43

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Pékin il y a vingt ans

Le long vol sans escale d’Air France dure neuf heures et quarante cinq minutes. Il passe au-dessus de la Scandinavie, puis de la Sibérie. L’avion est plein en cette mi-février 1993. Pas une place n’est libre dans le Boeing 747 « combi » : voilà qui est rentable et justifie tant l’apéritif au champagne que le Bourgogne rouge au repas – luxe qui a disparu depuis de la classe éco.

gamine chine 1993

A Pékin, nous accueille une aérogare immense où les formalités sont réduites. Nous roulons 35 km en bus sur une route encombrée où la vitesse est limitée. On construit « une autoroute pour la fin de l’année », nous apprend le guide officiel qui parle un français fleuri. Le paysage offre l’image d’un pays constamment en chantier où tout est à reconstruire depuis la Révolution culturelle. La Chine a quitté le tiers-monde miséreux pour se hisser au rang des pays émergents.

gamin pekin 1993

Pas de mendicité, une relative propreté par terre, aidée par des campagnes périodiques de mobilisation citoyenne. L’activisme moral et pédagogique, venu d’en haut, jette des milliers d’hommes dans des opérations renouvelées de reboisement et de construction. Ceci après des campagnes précédentes qui les avaient fait déboiser et détruire – telle est l’idéologie, le pouvoir d’une société pyramidale, et l’impact du maître d’école qui se prenait pour le maître de l’empire du milieu. Sur les chantiers devant nos yeux je vois peu de matériel et beaucoup d’ouvriers. Ils ont l’air de travailler lentement, mais le nombre et la durée font le résultat. Dans la ville même de Pékin, beaucoup de constructions apparaissent récentes. Ce n’est que béton. Les appartements sont doublés de vérandas vitrées pour chauffer les pièces au soleil d’hiver. Pékin est un chantier en perpétuelle construction. Pas de centre. L’architecture y est « soviétique », purement utilitaire et bon marché, sans souci esthétique.

peyrefitte boulet chine

Avant de partir, j’ai lu sur la Chine. Les romans truculents de Lucien Bodard bien sûr, de son enfance comme fils de consul en Chine, La mère de Pearl Buck quand j’étais ado, et les livres poétiques de Victor Segalen. L’essai d’Alain Peyrefitte, Quand la Chine s’éveillera avait marqué, l’année de sa parution, mon entrée en science politique. Mais il s’agit d’une vision jacobine fascinée par les ressemblances avec la France louisquatorziènne que tout les politiciens français veulent perpétrer depuis de Gaulle jusqu’à Mitterrand.

Durant mes études, j’étais baigné dans le maoïsme parisien qui allait de la logorrhée marxiste disséquant les cheveux en quatre Vérités ou trois Principes, à l’infantilisme braillard des hormones. Je me suis donc plongé dans la vie enchantée de Mao par Han Suyin, célèbre écrivain d’époque, en deux tomes, Le déluge du matin et Le premier jour du monde. Il m’a bien déçu : c’est une suite de chromos révérencieux, sans aucun esprit critique ; on croirait lire la vie de Saint-François par une dévote. Les œuvres mêmes de Mao Tsé-toung, achetées à la librairie Norman Béthune boulevard Saint-Michel (qui étaient au programme de Sciences Po), sont des recueils de préceptes scolaires niveau d’école primaire.

jeunes pekin 1993

Cela paraît incongru aujourd’hui, mais il y avait un engouement extraordinaire chez les étudiants intellos, après 68, pour l’instituteur révolutionnaire chinois. C’était loin, la Chine, personne n’y voyageait sans être étroitement encadré et le mythe demeurait puissant. Mao renouvelait le marxisme stalinien, le vieux parti communiste moscoutaire. Les partis et sous-partis se multipliaient comme dans un plan de Science Po : PCMLF, Gauche prolétarienne, Mao-spontex (spontanéistes) de Vive la révolution, NAPAP, la Cause du peuple… Mao a séduit tout ce que la France comptait d’intellos-médiatiques, ou presque, par militantisme, compagnonnage ou simple capillarité de caste : Jean-Paul Sartre, Alain Geismar, Jean-Luc Godard, Michel Foucault, Serge July, Maria-Antonietta Macciocchi, Alain Badiou, Gérard Miller, Philippe Sollers, Julia Kristeva, Jean-Pierre Le Dantec, Serge Daney, Olivier Rolin, les Broyelle du Nouvel Obs, les catho-normaliens des éditions du Seuil avec Jean-Luc Domenach, Claude Mauriac et Jean-Claude Guillebaud, François Wahl, Jean Lacouture et même Roland Barthes. Par antiautoritarisme mal placé, car celui qui disait aux ados gardes rouges « feu sur le quartier général » ne visait qu’à conserver son propre pouvoir personnel, que ses stupidités avait affaibli. Le « grand bond en avant » a tué par famine au moins 30 millions de personnes, l’industrialisation ratée des campagnes a produit un « acier » inutilisable, et ainsi de suite.

Mais la croyance reste sourde et aveugle à tous les témoignages contre : Simon Leys n’a pas été entendu par ces soi-disant « libérés » intellos de la rue d’Ulm. Il a fallu attendre les massacres – indéniables – du Cambodge en 1975 !

Je suis resté sceptique devant cet engouement religieux pour Mao, mais j’en ai retenu une leçon : le plus grand libérateur en apparence est un tyran qui se révèle. Méfiez-vous de Mélenchon…

1989 06 Chine Tiananmen manifestationsLa Chine est une grande civilisation, très ancienne, où la culture avait atteint un point remarquable. Mais son éradication brutale et sans précaution, perpétrée par le maoïsme, a créé une sorte de Frankenstein dont on ne voit pas comment il pourrait évoluer sans revenir sur le passé. La vraie vie des Chinois de la fin des années 1980 a été bien décrite par Marc Boulet, Dans la peau d’un Chinois. Son récit au ras des gens vient de ce que, journaliste, Marc Boulet s’est déguisé en Chinois ouïgour et a peaufiné sa pratique du mandarin pour se fondre dans la vie quotidienne.

Tien An Men massacre 1989

La révolte des étudiants, ouvriers et intellectuels à Pékin du 15 avril au 4 juin 1989 pour dénoncer la corruption et réclamer une démocratie plus libre, ont abouti au massacre de la place Tien An Men qui a fait quelques milliers de morts. Le Parti n’est pas prêt à libérer le peuple du joug communiste, malgré l’ouverture du marché à l’enrichissement personnel. Depuis 1993, la richesse a explosé mais le régime n’a pas bougé, la corruption demeure et les libertés démocratiques sont étroitement contenues. Mais il y a Internet en plus. La visite de la capitale, à ce titre, en février 1993 et quatre ans après la répression Tien An Men, est une expérience. Humer l’atmosphère locale permet d’en apprendre plus que toutes les études savantes.

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