Articles tagués : méticulosité

Yasunari Kawabata, Le maître ou le tournoi de go

yasunari kawabata le maitre ou le tournoi de go

Le go est un jeu stratégique qui oppose deux adversaires sur un damier de 361 cases. Plus simple mais plus subtil que les échecs, il est venu de Chine mais s’est pleinement épanoui au Japon, pays à mentalité bien moins commerçante et bien plus guerrière. Comme tout ce que font les Japonais, la discipline est poussée aux extrêmes : par méticulosité (versant positif) ou maniaquerie (versant négatif). « Le jeu dépasse le jeu » p.104. Toute pratique devient une « voie », autrement dit un entraînement spirituel à la maîtrise de soi pour entrer en harmonie avec les forces de l’univers. Le zen n’est pas un vain mot, même dans l’art non martial du jeu.

Le Maître Shusai, la fin de soixantaine frêle et malade du cœur, est la référence incontestée du go jusqu’ici. D’où l’intérêt, pour la presse spécialisée, de susciter des tournois visant moins à remettre en cause sa maîtrise qu’à montrer l’étendue de son art. Le go est, comme le judo, l’aïkido ou le karaté, divisé en grades, des kyu aux dan. « On prétend que le don du Go se manifeste vers dix ans, et qu’il n’y a pas d’espoir pour un enfant qui n’en commence pas l’étude à cet âge » p.16.

Le roman a ceci de particulier qu’il met en scène un récit réel, que Kawabata a chroniqué comme journaliste en 1938. Les faits sont vrais, seuls les noms sont changés, et les transitions entre les parties sont tirées de la vie de l’auteur. Puisqu’il est écrivain, la position des pions ne lui suffit pas et c’est tout l’environnement, les êtres, les fleurs, les météores, qui entrent dans le roman. « La mer luisait d’une lueur si terne qu’on n’en pouvait deviner la source » p.13. État de l’eau prémonitoire de la vieillesse ? A l’inverse, la vie renaît, robuste et les yeux profonds : « M. Otaké junior, un superbe jeune homme qui entre dans son huitième mois, tellement superbe… » p.27. Les sons et les parfums tournent dans l’air des parties de go, assourdis et évanescents, comme si les joueurs mettaient le réel à l’écart. « Excepté le son d’une chute d’eau dans le jardin et le bruit des rapides de la Hayagawa, on n’entendait que le bruit lointain d’un tailleur de pierre. Le parfum des lis tigrés arrivait par bouffées » p.56. La nature participe en son entier à ce qui se déroule dans les âmes. « Sous le camélia qui poussait, au-dessous de la chambre d’Otaké, une fleur unique, aux pétales froissés, s’ouvrait. Le Maître la contemplait » p.118. Plus que la compétition entre maîtres, cette fusion de l’esprit et du monde donne toute sa saveur au roman.

Le temps qui passe est ce qui retient le plus Kawabata. Le temps des parties, chaque joueur pouvant mettre plusieurs heures à placer seulement un pion ; le temps imparti à la vie, le Maître malade n’en ayant plus pour longtemps et son adversaire Otaké, septième dan et jeune papa de 30 ans, connaissant déjà les premières fatigues de la vieillesse ; le temps qu’il fait aussi, les saisons bien marquées qui mettent leur empreinte sur la psychologie des joueurs ; enfin l’époque, le temps calendaire qui voit la modernité trépidante envahir un Japon encore ancré dans la tradition. Le tournoi de go est un combat, à la fois une discipline et un objectif, un moyen et une fin. C’est en fait un destin.

Après sa défaite – de 5 points – après le dernier pion Noir 237, le Maître de go va mourir.

Un roman grave sur l’existence et le monde, que chacun peut lire sans rien connaître au jeu de go.

Yasunari Kawabata, Le maître ou le tournoi de go, 1954, traduit du japonais par Sylvie Regnault-Gatier, Livre de poche 1988, 158 pages, €4.20

Tous les romans de Yasunari Kawabata chroniqués sur ce blog.

Catégories : Japon, Livres, Yasunari Kawabata | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Haruki Murakami, 1Q84 tome 2

Haruki Murakami 1Q84 2b

Étrange charme que cette œuvre de la maturité. Le roman se poursuit, s’approfondit, les personnages sont creusés, plus présents encore. C’est qu’on arrive à l’acmé, au moment crucial qui explique et justifie l’aventure. Il y a eu un aiguillage qui a fait dévier du monde normal, quelque part dans le premier tome. Nous ne sommes plus en 1984 mais dans l’année 1Q84 où les Little People se révèlent. Ils ont toujours vécu en compagnie des hommes, mais très peu sont aptes à les percevoir. Il faut une disposition particulière, être perceveur, et être accompagné d’un autre être humain complémentaire : le receveur.

Nous sommes dans un vrai thriller avec menaces, meurtres et tueurs. Nous sommes en même temps dans le surréel de la bifurcation du monde. Et dans un roman des plus classiques qui fait référence à Dostoïevski et Orwell. L’amour, la mort – entre les deux le sexe fait le lien. Ni bien, ni mal, mais comme acte d’union entre les êtres imparfaits, entre les mondes complémentaires. Baiser, c’est à la fois chérir et vaincre, aimer et tuer.

La méticulosité est l’autre face de la violence japonaise, très proche du même tropisme allemand. Les personnages sont voués à toujours aller jusqu’au bout. Ce qui crée un caractère, mais aussi un destin. Les objets fabriqués en Allemagne sont très présents dans ce roman : depuis « la Benz » automobile jusqu’au revolver Heckler & Koch et même à la pendule Braun qui égrène le temps avec une précision rigoureuse. Haruki Murakami sait sentir l’universel de l’obsession, que ce soit dans en Europe ou dans son propre pays.

Cet état d’esprit porté à la maniaquerie secrète la secte comme la fleur le nectar. Se retirer du monde pour vivre selon une discipline draconienne – et choisie – est une façon de vivre son destin tout en s’en remettant à des puissances extérieures. De même lorsqu’on pratique à la perfection son métier : il s’agit toujours de se distinguer, d’avoir un « rôle ». C’est très japonais. Le viol de fillettes de dix ans est alors vu sous un autre angle : « une forme conceptuelle » pour « des échanges polysémiques ». Le leader baise l’ombre d’une âme, un être différent sorti du tissage des Little People. Comme quoi il ne faut jamais se fier aux apparences. Elles sont trompeuses, comme les démons Little People. Oh, me direz-vous, voilà une bien jargonnesque excuse pour assouvir ses instincts pervers ! J’en conviens tout à fait, mais l’auteur use justement du procédé pour condamner l’illusion des apparences, thème très bouddhique et à jamais actuel.

Qu’est-ce qui est « vrai » ? Rien ou tout, c’est selon. Affaire de point de vue : qui voit une seule lune ou deux lunes n’est pas dans le même monde, mais pourtant se côtoie. Qu’un orage brutal éclate sur un quartier particulier de Tokyo et l’on peut tout aussi « raisonnablement » incriminer un mauvais maillage des observations météo ou l’intervention rageuse des Little People. Comme Alice tombant dans le terrier du lièvre de mars, la réalité se déforme, même si elle reste la réalité.

lune et pin

Autre expression du fond japonais, l’équilibre des forces. Le monde n’est ni bien ni mal, comme dans les religions du Livre, il est en perpétuel équilibre – un peu comme chez les Grecs antiques. La démesure est condamnée par le Destin, la trop grande perfection comme la trop grande perversité. Tout ce qui dépasse les normes acceptables du monde (au sens métaphysique et non social), secrète son antidote pour que l’univers se rééquilibre. « Plus nous nous efforçons de devenir des êtres parfaits, magnifiques, méritants, plus l’ombre s’emploie précisément à rendre sa volonté sombre, mauvaise, destructrice » p.274. Ainsi Icare dégringolant pour avoir trop côtoyé le soleil, ainsi Alexandre devenu roi absolu après avoir conquis le monde connu, ainsi de la « race des seigneurs » dévoyée dans la perversité brutale. Qui veut faire l’ange fait la bête, disait sagement Pascal.

Au-dessus des humains reste la musique, qui plane, éternelle, omniprésente. La Sinfonietta de Janacek, mais aussi Bach, Telemann et les jazzmen américains des années 30. Au-dessus des humains reste aussi la lune, symbole de solitude mais aussi de paix, monde froid mais aussi féminin, s’élevant dans la nuit pour éclairer le monde des ténèbres et pour rythmer physiologiquement le temps.

Le lecteur avancera dans l’âme des acteurs, observera l’histoire prendre toute son ampleur, lira enfin le roman de la jeune fille de 17 ans et – ce n’est pas le moindre – apprendra à tisser une chrysalide de l’air…

Un charme étrange qui se prolonge, mûrit comme un vin en fût, et séduit diablement ! Écrit simple et direct, toujours aussi captivant.

Haruki Murakami, 1Q84 tome tome 2 juillet-septembre,  2009, traduit du japonais par Hélène Morita, 10-18 septembre 2012, 550 et pages, €9.12 et €9.12

Livre audio du tome 2 €23.18

Pour mémoire :

Catégories : Haruki Murakami, Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,