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Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s band

Seuls les amoureux de Céline se pâmeront sur ce roman inachevé, touffu et délirant. Je l’ai trouvé plein de longueurs, d’invraisemblances grotesques, de verve archaïque vautrée dans le popu complaisant. Il y a de belles trouvailles (j’en ai relevé ci-après) mais engluées dans le trop-plein. Céline, qui connaît bien l’anglais, joue sur le mot ‘band’ pour signifier qu’il est emberlificoté dans son destin, parmi les autres, dans ce milieu qu’il aime et déteste à la fois. Band est le lien, la bande, la troupe, la fanfare, l’orchestre – mais aussi bander à la française. Il y a de tout ça dans ce machin de 676 pages Pléiade, sans les appendices inachevés ! Rendons hommage au travail d’édition d’Henri Godard, pas facile avec ses manuscrits dispersés, son argot vieilli et ses allusions perdues.

Nous sommes en 1916, Destouches continue de broder sur son histoire personnelle. Blessé en 1914, réformé à 80%, il a 20 ans et tente à Londres de commencer une existence jusqu’ici toujours contrainte par les parents, l’école ou l’armée. Mais il n’est bon à rien, pas même à la fidélité envers ceux qui l’aident. Il se laisse ballotter par tout ce qui survient, se monte des imaginations, va lui-même ouvrir la porte aux malotrus, se dit qu’il faudrait s’éjecter mais reste sur son cul à rien foutre. En bref le clampin puceau, incapable et impuissant. Dès lors, l’histoire manque ; la seule chose qui fait tenir ce roman est le style, toujours le même, ambiance délire, bouffées hallucinatoire,  divagations de trépané, les trois points à toutes les sauces et un vocabulaire d’arsouille. L’énormité remplace le talent. Certes, l’œuvre a été maintes fois reprise puis abandonnée, recommencée à divers stades de l’existence mouvementée de l’auteur, jamais élaguée sur le tome II, mais enfin… Quand Céline a un fil conducteur, sa verve passe bien ; quand il ne sait pas où va, ça tourne vite lancinant et lasse.

En gros, le roman veut traduire le désastre d’une existence personnelle prise dans le cataclysme d’une guerre suicide européenne. Pourquoi pas ? Mais le milieu des putes et boxons français à Londres, durant la Grande guerre, est-il bien choisi pour ce faire ? Londres est une ville où il fait bon vivre en 1916 car assez loin des champs de bataille, sauf quelques zeppelins bombardiers, et où l’on sait s’amuser. La société est restée très victorienne, l’apparence rigide masque le défoulement sans limites des passions. Ce ne sont que théâtres, bars, « musique nègre », pelotages et coups vite faits. Le War Office organise un concours du meilleur masque à gaz pour l’armée et voici Ferdinand embringué avec un faux chinois, bateleur français, pour jouer l’inventeur auprès d’un colonel à nièce.

La môme a dans les 12-13 ans, cuisses musclées sous jupette courte, beaux yeux bleu myosotis et boucles blondes. Rien de tel pour faire chavirer Céline, assez pédophile pour les petites anglaises. « Elle est trop agréable fleur ! oui fleur… je respire… bleuet !… oiseau j’ai dit… j’aime mieux oiseau… tant pis ! Je suis ensorcelé… bleuets ses yeux… une fillette… et ses jupes courtes !… » p.334. Il tente bien un vague équilibre romanesque avec la femme de son pote pseudo-chinois, Pépé, qui papouille et baisotte à bouche goulue un jeune laitier. « Et la grosse bise au petit garçon… Encore une autre ! une autre grosse bise ! dear little one !… Et que je te l’empoigne le petit bougre ! il est cajolé, trifouillé, pourléché, emmitouflé, en moins de deux ! dans les caresses ! là sur le paillasson ! là tout debout !… le poupon commissionnaire !… Ah le petit giron !… Il se tortille, il glousse de même !… ça doit pas être la première fois !… » p.302. Mais sa verve pour l’émoi adolescent, encore forte dans ‘Mort à crédit’, n’est plus là. Il l’avoue, le sexe n’a jamais été son fort : « moi surtout qui suis pas la braise, enfin du cul terriblement, je le dis tout de suite » p.570.

Il a trouvé son Alice et ses merveilles, mais sans rien de la sobriété mathématique du poète Lewis Carroll. L’ex-cavalier français, qui deviendra médecin en dispensaire, joue plutôt dans la grosse farce avec divagations enfiévrées. Pris un soir de course dans l’atmosphère effrénée d’un bar nègre avec la petite, il la voit se frotter sur les hommes, perdre sa culotte et sauter de genoux en genoux, « le cul en l’air qu’elle a tout nu » p.508. Elle est déchirée, défoncée par le rythme et les hommes, « c’est un défilé sur elle… un tzigane d’abord, puis un nègre, puis un barbu, puis un athlète (…) ils montent dessus partout à la ronde », elle est heureuse de jouir et d’en redemander, « enlacée, reniflée, pourléchée, haletante et câline, elle se tortille, elle se pâme au tapis… » p.510. Sitôt sorti dans la ruelle, il la viole illico sous la pluie à torrent, contre un mur, sa petite fée souillée. L’imagination l’enflamme, « comment elle se faisait caresser !… bourrer… farfouiller !… Ah ! pardon ! par la horde ! » p.513. Il l’agrippe, « je suis animal hop !… Y a personne !… Elle geint d’abord… puis elle miaule… je la fais sauter tellement je suis fort !… ‘Saute ! saute ! cabri !’ Je sais plus !… je la sens au bout… chaque coup elle grogne… C’est chaud au bout !… c’est chaud !… ‘Mon ange !…’ Je l’embrasse… elle me laisse… je secoue… je secoue !… » p.515. Étonnante page où l’on baise une mineure dans la littérature française. Rythme filmique, images saccadées jusqu’au spasme final, c’est prenant.

Au début de ‘Guignol’band’, Virginia a 12 ans, elle aura 16 ans dans le dernier tome dont seul le synopsis a été écrit. Effrayé par son audace provocatrice commencée durant les années folles, confronté à la chape d’ordre moral du vieux Pétain, Céline a tenté de raccrocher l’âge de 15 ans comme légal pour le mariage des filles… La voilà enceinte et lui « cloque monsieur », dit-il drôlement p.577. Il a de ces trouvailles quand il aime, Céline, parlant encore de « jardiner la nièce » p.643, ce qui est poétique.

Mais tout son bonheur ne parvient pas à coaguler. Dans ce Londres où il est poisson dans l’eau, tout ce qu’il aime lui échappe, bars, marmaille et bateaux. Les bars explosent sous les grenades de l’anarchiste juif Boro, la marmaille est pelotée, troussée et besognée – filles comme garçons -, les bateaux partent sans lui pour les Amériques… « C’était la faute de personne, chacun est fou de vivre tant qu’il peut, de tout ce qu’il possède et tout de suite, personne n’a une seconde à perdre, debout ou couché, c’est la loi du monde… » p.537.

Pourtant, comme il est beau Londres à vingt ans : « Je me souviens tout comme hier de leurs malices… de leurs espiègles farandoles le long de ces rues de détresse en ces jours de peine et de faim. Grâce soit de leur souvenir ! Frimousses mignonnes ! Lutins au fragile soleil ! Misère ! Vous vous élancerez toujours pour moi, gentiment à tourbillons, anges riants au miroir de l’âge, telles en vos ruelles autrefois dès que je fermerai les yeux… » p.106. Ou encore, bien des pages plus loin : « Mourir ainsi tout emporté de jeunesse, de joie, de marmaille ! tout le bonheur ! le bouquet de joie d’Angleterre ! si frais, si pimpant, divin ! pâquerettes et roses moustillantes ! Ah ! je m’exalte ! Ah ! je m’enivre ! » p.656. Joli, non ?

Marmaille, cuisses de nymphe, bateaux à voiles… tout ce qui danse émerveille Céline. « Il s’envolerait, c’est un oiseau, malgré les myrions de camelotes dans son ventre en bois, comble à en crever, le vent qui lui chante dans les hunes l’emporterait par la ramure, même ainsi tout sec, sans toile, il partirait, si les hommes s’acharnaient pas, le retenaient pas par cent mille cordes, souquées à rougir, il sortirait tout nu des docks, par les hauteurs, il irait se promener dans les nuages, il s’élèverait au plus haut du ciel, vive harpe aux océans d’azur, ça serait comme ça le coup d’essor, ça serait l’esprit du voyage, tout indécent, on aurait pu qu’à fermer les yeux, on serait emporté pour longtemps, on serait parti dans les espaces de la magie du sans-souci, passager des rêves du monde ! » p.672.

Ça serait… mais avec Céline le coup d’essor se ramène aux coups du sort. Jamais d’envol, sauf dans le délire. L’existence à ras de terre, toujours fourvoyée dans les ennuis, où il se met comme un niais. Le lira qui pourra, il y a tant de longueurs… Le lecteur étouffe souvent dans le galimatias, l’éructation, le flux délirant. Il aurait fallu trier, élaguer, construire. Pas eu le temps, Céline, ni le goût. Restent quelques perles – mais à dire plus qu’à lire !

Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s band 1 et 2 + synopsis du 3, 1944, Romans III Gallimard Pléiade, édition Henri Godard 1988, 1264 pages, €52.25

Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s band 1 et 2, Folio, 1989, €10.45

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Cormac McCarthy, La route

Nous sommes quelque part (probablement aux États-Unis), dans notre siècle (sans doute dans une dizaine d’années), et après une catastrophe (peut-être nucléaire). Un père et son fils errent, avec pour seul objectif de rejoindre la mer et un lieu où il fasse chaud. Ils sont seuls, abandonnés de l’épouse et mère (qui a préféré la mort aux risques), laissés pour compte de la civilisation (qui a disparu dans l’apocalypse).

Quand rien de ce qui fait notre vie de tous les jours ne subsiste, qu’est-ce qui reste ?

– L’amour. Le plus primaire des sentiments, le plus brut, le plus profond. L’auteur aurait pu choisir l’amour maternel, qu’on croit le plus intime et le plus fort. Mais – est-ce l’époque qui veut ça, ou son pays, les États-Unis ? – Cormac McCarthy ne fait pas confiance à la femme. La variante femelle américaine est en effet égoïste, séductrice et volontiers mante religieuse. L’amour filial d’un père pour son fils lui paraît plus fort que l’amour maternel. Parce qu’il est un lien choisi plus que charnel, qu’il repose sur la raison plus que sur le ventre. Peut-être aussi parce qu’il est l’image biblique : le Père qui envoie son fils endurer l’humain sur la terre.

Il y a cette inspiration dans le calvaire du « petit ». Né au début de la grande catastrophe (c’est son père qui coupe le cordon), il est laissé par sa mère (qui se suicide pour échapper aux hantises de viol et d’esclavage qu’elle pressent venir). Seul le père veille sur son enfant. Il s’est promis de le tuer si lui-même ne parvient plus à vivre. Il est malade, il tousse, il crache le sang. Ses jours sont comptés, il le sait. Il a gardé une balle de revolver pour que son fils l’accompagne.

Car les mœurs, en cette fin du monde, sont celles de la barbarie. Des hordes de violents, sous l’égide d’un chef plus fort, écument la contrée en pillant, violant et tuant ceux qui résistent. Les autres sont réduits à les servir, femmes comme adolescents. Les enfants sont dévorés, rôtis à la broche en guise de viande car aucun oiseau ne vole plus, ni d’animaux ne courent dans les forêts. Le cataclysme a tout détruit.

Le gamin a sept ou huit ans, l’avenir est bouché, aucun rêve positif ne lui est offert. Son père ne veut même plus lui raconter le monde d’avant, tant il est impossible à imaginer pour qui ne l’a pas connu. Les deux vivent sur le pays, maraudant ici ou là dans les maisons abandonnées les vêtements et les conserves qui subsistent encore. Certains ont vu la catastrophe venir et ont bâti des abris bien remplis. Nous avons là une réminiscence de Y2K, cet an 2000 où « le bug » informatique devait mettre le chaos dans le monde. Des sites Internet listaient pour vous les armes et provisions à prendre, les nantis avaient acheté des chalets dans les montagnes Rocheuses et construit des bunkers pour résister, au cas où…

Le grand bug n’est pas venu, mais les attentats du 11-Septembre ont ravivé la crainte. C’est désormais la hantise des missiles qui domine, l’Iran et la Corée du nord sont au seuil du nucléaire, avec des fusées balistiques. Le repli sur soi et la peur du déclin hantent l’Amérique. ‘La route’ se situe dans ce courant d’opinion où tout peut arriver. Nous sommes bien loin de l’optimisme de ‘Sur la route’, le roman de Jack Kerouac publié juste 50 ans plus tôt que McCormac. Est-ce un hasard ? La Beat generation voyait « l’Est de mon enfance et l’Ouest de mon avenir » sur la route, chemin des pionniers, voie optimiste vers la vie… Tandis que les années 2000 voient dominer le no future.

Si vous aimez encore vous isoler pour lire, préférez nettement le livre au film. L’écriture minimale a une grande force émotionnelle. Elle laisse l’imagination prendre son essor et les personnages vivre sans vous imposer une image convenue par les acteurs. Pour moi, c’est celle du Gamin. J’imagine sans peine la vie que nous aurions eu tous les deux s’il était survenu un tel événement… « Il y avait des moments où il était pris d’irrépressibles sanglots quand il regardait l’enfant dormir, mais ce n’était pas à cause de la mort. Il n’était pas sûr de savoir à cause de quoi mais il pensait que c’était à cause de la beauté ou à cause de la bonté » p.118.

Quand vous lisez cela, l’émotion vous étreint. Elle est vôtre. Je ne vous dis pas la fin, mais elle est inévitable et, en même temps, ouvre sur la Providence. C’est très américain mais à ce moment-là, nous sommes tous Américains.

Cormac McCarthy, La route, 2006, Prix Pulitzer 2007, traduit en français par François Hirsch, Points Seuil 2009, 252 pages, €6.46

La route, CD mp3 texte intégral lu, Livraphone 2008, €12.28

La route, Film de John Hillcoat, Metropolitan video 2010, €18.99 blue-ray

Jack Kerouac, Sur la route, édition intégrale du rouleau manuscrit, Gallimard 2010

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