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Stephen King, Marche ou crève

Cent garçons concurrents entre 12 et 18 ans au départ, une longue marche, un seul à l’arrivée – pour les autres une balle dans la tête. Nous ne sommes pas dans le roman policier ni vraiment dans la « science » fiction, mais plutôt dans la sociologie fiction : celle d’une société américaine qui pousse jusqu’au bout son tropisme à la compétition. Chacun est Pionnier, libertarien à mort, jusqu’à vouloir gagner aux dépends des autres. Même si l’auteur situe l’histoire dans un univers parallèle où par exemple un soldat « a pris d’assaut une base nucléaire allemande » – qui ne saurait avoir existé en 1979.

Ray Garraty a 16 ans et a décidé de participer à la Longue marche annuelle du 1er mai. Pourquoi ? C’est assez mystérieux, il ne le sait pas vraiment lui-même, et la Marche révélera peut-être un désir inconscient de mort. « C’était un grand garçon bien charpenté », le champion du Maine encore au lycée. Les adolescents sont tirés au sort et doivent postuler, sachant qu’il ont une chance sur cent d’en sortir vivants… Tout le sel du roman est dans cette contradiction qui fascine et répugne à la fois, le modèle de la société totalitaire à l’américaine que les émissions de télé-réalité à la Boccolini (Le maillon faible) vont populariser en France dans les années 2000 avec comme slogan : « vous êtes viré ! ». Les garçons candidats sont soumis à des épreuves physiques et mentales par le Commandant, « un sociopathe entretenu par la société », avant de se voir attribuer un numéro, et ont jusqu’à une certaine date pour, s’ils sont choisis, renoncer.

Mais comment renoncer ? Tout est mis en œuvre pour que la pression sociale les force à aller jusqu’au bout. C’est moins le Prix au vainqueur, la toute-puissance offerte par la société américaine devenue totalitaire, que l’orgueil mâle ; les mamans en larmes n’y peuvent rien. Celle de Percy, un peu moins de 14 ans, en deviendra hystérique mais le gamin sera « ticketé » (tué après trois avertissements). Ils sont adolescents, donc épris d’absolu, en quête d’identité, avides de se prouver qu’ils sont des hommes. Le Commandant, qui dirige la Marche, est pour eux un modèle. Avec ses lunettes miroir, il n’est rien, il ne fait que renvoyer leur image à ceux qui le regardent. Ils se voient sous son uniforme, avec sa prestance et ses galons. Il est le Pouvoir, ils veulent devenir comme lui.

Quelques trois cents cinquante pages, quatre jours et quatre nuits, cinq cents kilomètres plus tard, le numéro 47 Ray Garraty reste le seul. Non sans douleur, mais la souffrance est formatrice (masochisme très chrétien) ; non sans avoir perdu tous les amis qu’il s’est fait durant ces longues heures passée à mettre un pied devant l’autre à au moins 6,5 km/h (contrôlé au radar par les soldats armés qui les suivent), soumis aux avertissements dès qu’il ralentit plus de 30 secondes (par exemple pour chier) ou sort de la route (lorsqu’il dort debout) – le troisième avertissement étant le dernier avant la balle fatale : il n’y a pas de quatrième avertissement. Mais tout avertissement est effacé au bout d’une heure de bonne tenue. Il faut donc flirter avec la mort pour tenir malgré ampoules, crampes, diarrhée, insolation, pneumonie, chute, perte de connaissance, panique… Le claquement des fusils qui éliminent un à un ceux qui flanchent rythme les heures.

Le pire ? C’est la Foule. Compacte, vociférante, hystérique, malsaine. La foule acclame les marcheurs mais adore voir tuer un faible, sa cervelle éclatée sur la route, son jeune corps ensanglanté, ses vêtements déchirés. La foule est inhumaine, cruelle, elle est la Société dans son égoïsme passionné – l’essence des États-Unis pionniers et libertariens. A l’inverse, les concurrents deviennent pour certains des amis, des êtres que l’effort en commun vers le même but rapprochent. McVries est le plus proche de Ray, ils se sauvent mutuellement de l’élimination. Il est même sensuellement attiré par lui car les garçons s’observent entre eux, se mesurent, leur désir est mimétique comme dirait René Girard. La sexualité, en cette fin des années soixante-dix, s’est libérée des conventions et préjugés, elle se fait naïve, directe. Scramm, l’un des concurrents, 15 ans, est marié et sa femme attend un petit – il mourra, victime de pneumonie et « tué » d’une balle après sa mort. Ray a une petite amie, Jan, qui ne voulait pas qu’il fasse la Marche et a même proposé de coucher tout de suite avec lui s’il renonçait. Mais ce serait renoncer à sa virilité sociale, et Ray n’a pas voulu. Il reste puceau, comme McVries, qui ne le désire qu’en paroles.

La sexualité est le désir de vie, la négation du désir de mort qui a saisi les adolescents au moment de leur inscription. C’est probablement ainsi qu’il faut comprendre la dernière scène où Garraty se retrouve seul avec un concurrent, Stebbins, jusqu’ici marcheur automatique car fils naturel du Commandant, mais qui s’est épuisé. « Stebbins se retourna et le regarda avec des yeux immenses, noyés, qui ne virent d’bord rien. Mais au bout d’un moment il le reconnut et tendit la main pour ouvrir, puis arracher la chemise de Garraty. La foule protesta à grands cris mais seul Garatty était assez près pour voir l’horreur dans les yeux de Stebbins, l’horreur, les ténèbres ; et seul Garatty savait que le geste de Stebbins était un dernier appel au secours. » Désir sexuel de voir sa poitrine nue, désir de vie. Stebbins tombe, il meurt. Garraty a gagné mais il délire, il croit être encore en lice avec une ombre, il poursuit…

Un grand premier roman écrit en 1966 d’un auteur de 19 ans qui allait s’imposer comme un grand de l’anticipation dystopique. Refusé une première fois, le roman est publié en 1979 sous le pseudonyme de Richard Bachman.

Stephen King (Richard Bachman), Marche ou crève (The Long Walk), 1979, Livre de poche 2004, 384 pages, €8,90, e-book Kindle €7,49 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

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Philip Roth, Ma vie d’homme

L’art, le couple et le sexe en deux sections : les années de formation d’un double juif de l’écrivain, Nathan Zuckerman, sa Folle jeunesse puis sa Recherche du désastre, suivies de Ma véritable histoire où le double fait place à l’écrivain sous le nom de Peter Tarnopol. Tout commence en comédie par la découverte d’une sexualité exubérante, se poursuit par la rencontre réfléchie avec les responsabilités du couple puis du mariage, et s’achève en réalisme par l’expérience vécue par Philip Roth lui-même lorsqu’il a voulu divorcer de sa première femme. Trois voix donc pour dire l’indicible : le personnage créé, le je de la créature, le créateur – soit le comique, l’ironique, le sérieux. Cette diffraction permet la distance ; la fiction permet de dire un réel trop sensible dans sa crudité.

Trois masques pour dire l’asservissement au moi, les péripéties du mariage (forcé par le devoir) et du divorce (impossible selon les lois de l’Etat de New York), la relation sado-masochiste de l’auteur à son ex, la manipulatrice de l’experte en chantage au suicide. Cette chronique d’un désastre annoncé (notamment par les parents et le frère) montre combien un être peut s’attacher à son bourreau, aimer ça et ne pouvoir s’en déprendre que par sa mort. L’auteur avoue en 1988 dans un texte autobiographique qu’il a écrit ce livre pour « se décontaminer de la rage dont son désastreux premier mariage l’avait rempli », même s’il l’a transformée par l’imagination. La vraie Margaret devient la fictive Maureen et mourra de même dans un accident de voiture, même si la fiction rajoute qu’elle aurait elle-même tourné le volant exprès.

Faire du roman avec sa propre vie n’est pas aisé, ce pourquoi l’auteur a mis cinq ans à l’écrire, remaniant sans cesse les manuscrits. Les trois parties mal reliées entre elles paraissent plus des nouvelles autonomes que des étapes, le seul lien étant le même personnage raconté différemment. Le désastre est-il dans la « libération » sexuelle (l’auteur bandait raide à 12 ans contre une fille goulûment embrassée) ou dans l’« immaturité » ? Le psychiatre vu durant des années (dans la réalité comme dans la fiction) soupçonne un « narcissisme » allant jusqu’à l’homosexualité « latente » ou évidente dans le fait de ne pas vouloir se marier, « s’engager dans une relation durable ». Mais est-ce de la psychiatrie ou un reflet des conventions sociales ? Du savoir scientifique ou les préjugés du temps ? Quiconque n’est pas en couple hétéro se voit suspect de « préférer » l’autre sexe et de ne pas l’avouer, ce qui est facile, binaire et la plupart du temps complètement inepte. La liberté existe, elle a un prix ; seuls ceux qui ont peur de la liberté (de ne pas être conforme, de rester seul, de se prendre en main complètement) font de cette aspiration une « déviance » pathologique.

Zuckerman-Tarnopol-Roth a été forcé au mariage par sa compagne machiavélique : elle a déclaré être enceinte de deux mois et, parce qu’il voulait une preuve, a soudoyé une Noire enceinte d’un quartier pauvre pour qu’elle lui vende une dose de son urine qu’elle a ensuite portée chez le pharmacien. La grossesse était avérée et le papa qui se sentait « coupable » a « régularisé ». Sauf que c’était un gros mensonge, le premier d’une longue série : pas de bébé en route. Ce fait n’a pas été inventé et force est de constater qu’il dépasse la fiction. « Un petit bijou de félonie inventive, dénué de fioritures, scabreux, évident, dégradant, délirant, d’une simplicité presque comique et, pour couronner le tout, magiquement efficace », écrira l’auteur. Est-ce du « féminisme » que de piéger ainsi le mâle ? La hantise « d’être un homme », viril selon les critères yankees d’époque, est l’obsession du personnage-auteur. Enfant, il n’est pas assez « brutal » dans les bagarres ; adolescent, il n’aime pas le football américain ; jeune adulte au service militaire, il a peur de mourir en Corée. Elevé en « gentil garçon juif », comment sortir de soi et de sa communauté pour atteindre l’âge d’homme américain ? C’est sa mégère de femme qui va le forcer à la battre – car elle le réclame et semble aimer ça : la réaction violente de son toujours mari montrerait qu’il tient à elle…

Le mariage serait-il l’équivalent d’une guerre ? Est-il l’épreuve suprême qui prouve que vous êtes « un homme » ? A cela se rajoute le mariage avec une non-juive : est-il la façon ultime de surmonter les épreuves pour devenir un vrai Américain ? (p.680 Pléiade). Entre Surmoi et Ça, la morale conventionnelle et l’exubérance hédoniste du sexe, le Moi a bien du mal à surgir. Ce qui donne des chapitres fascinants mais parfois pénibles à lire, comme cette scène où Maureen exige de rencontrer chez lui Tarnopol pour consentir au divorce – ce qu’elle n’a pas l’intention de consentir. Le benêt se laisse faire et ne peut que réagir en la frappant sur la face et les fesses lorsqu’elle ne veut pas sortir de son appartement ; elle défèquera sous elle, il se souillera de son sang coulant du nez, dans une dégradation que le grotesque ne parvient pas à mettre à distance.

Ma vie d’homme est un roman qui secoue.

Philip Roth, Ma vie d’homme, 1974, Folio 1982, 471 pages, €8.90

Philip Roth, Romans et nouvelles 1959-1977, Gallimard Pléiade édition Philippe Jaworski 2017, 1204 pages, €64.00

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CubaDisney

Le matin, après le petit déjeuner, nous voit aller « randonner » sur un sentier tout aussi aménagé que ceux d’hier. Nous sommes dans le parc Guanayara, dans le Tope de Collantes, comme l’indique une pancarte en bois pyrogravé à la scoute près de l’auberge. Le parcours est comme chez Disney, soigneusement aménagé en « faux sauvage ». Un panneau sur le sentier nous indique tous les oiseaux du coin qu’il « faut » voir : trogon, perruche, todier, pic vert. L’un des oiseaux est « national » parce qu’affublé des trois couleurs, bleu, blanc et rouge. Nous croisons « l’arbre-hôtel » jugaro, appelé ainsi car il héberge de multiples hôtes, des orchidées, des fougères, des anti-cactus. Ces derniers sont le contraire complet des cactus : ils ne poussent pas à terre mais pendent, ils aiment par-dessus tout l’humidité, et leur tige n’est pas compacte mais ramifiée comme un fouet.

parc guanayara cuba pancarte

Nous poursuivons l’exploration de ce Cuba-Disney par le sentier balisé, raboté, aménagé. Dans un bassin, un troupeau d’Allemandes blanchâtres et grasses s’ébat en poussant de petits cris de goret. Leur guide, brun et robuste, arbore ses pectoraux et se mouille le short pour les émoustiller. Plus loin tombe une cascade, de très haut, des filets d’eau comme une chevelure de femme. Des adolescents cubains viennent de s’y doucher par plaisir, leurs corps secs comme des triques sont vite piquetés de froid. L’un des garçons a gardé son débardeur par pudeur devant les étrangères et il grelotte plus que ceux qui n’ont rien sur la peau. Il me dit que l’eau qui tombe de si haut fait mal à la nuque et aux épaules, comme si une gigantesque main vous claquait.

C’est le moment que choisit Yubran pour lancer une blague machiste : « comment appelle-t-on une femme qui a perdu 90% de son intelligence ? » La réponse est « une veuve », mais je ne la connaîtrais qu’à mon oreille car les filles du groupe se récrient, dans un féminisme à la mode qui veut imposer le politiquement correct. Et, sur le chemin, Françoise (jamais en mal de contradictions) se dit qu’il est en fait de plus en plus difficile d’être un homme aujourd’hui. Ce n’est pas faux, je crois que les hommes ont besoin d’être plus autonomes qu’auparavant, ce à quoi leur éducation ne les a pas tellement habitués. L’ascension sociale a privilégié les enfants peu nombreux, dont les mères nées dans les années 50 et 60 se sont plus occupés que les précédents, travaillant moins, valorisant les études. D’où l’immaturité affective de nombreux hommes, leur égoïsme d’enfant gâté. Mais, revers de la médaille, l’autonomie des hommes, lorsqu’elle existe, rend les femmes un peu jalouses. Elles voudraient jouer les mamans avec des garçons qui n’en n’ont plus besoin ! Le monde ne sera jamais parfait, que voulez-vous, il restera éternellement en demi-teinte, chaque bienfait ayant son mal fait. Il n’y a que dans l’utopie que tout va pour le mieux mais seule l’immaturité croit en son avènement ; être adulte, c’est justement savoir faire « la part des choses ».

expo infantile collective cuba

Nous revenons par un bassin au soleil, encombré quelques minutes d’un car de touristes braillards. Ils partent heureusement très vite, dégageant le terrain pour celles et ceux qui veulent se baigner. Malgré les moustiques, il y en a. L’eau est froide, à l’ombre depuis le matin, mais certains se laissent tenter, plus de garçons que de filles, d’ailleurs (la température, hélas, n’est pas féministe). Flotte dans le sous-bois des odeurs de plantes et de fermentation, un parfum moite, chaud, vibrant comme dans une serre.

parc guanayara cuba

En revenant vers l’auberge commence le sempiternel échange cinéma entre filles – à chaque randonnée c’est la même chose. Ce genre de conversation est neutre, elle permet de donner ses préférences sans se livrer et surtout de zapper d’un film à l’autre sans jamais approfondir une quelconque réflexion. Cet échange – traditionnel depuis quelques années entre gens qui ne se connaissent pas – touche bien plus les femmes que les hommes et m’apparaît analogue à ce qui fait le succès des magazines pour coiffeurs : des quarts de page pour ne pas lasser, une seule idée par paragraphe, de préférence en émotion directe, en valorisant les valeurs les plus courantes et les plus conventionnelles.

cinema

Nous achevons la boucle à l’auberge Gallega où un nouveau groupe de touristes nous a déjà remplacés. Orestino a repris le chemin de l’école en ce lundi. Il ne nous reste plus qu’à grimper dans la benne du camion pour rejoindre la route, puis un restaurant à touristes au sommet d’un piton. Les terrasses piaillent de jeunesse française communiste en villégiature, mêlées de cyclistes américains venant de l’Oregon. Les femmes paraissent de vieilles pies prêtes à médire de leurs voisins et les hommes se sont façonné un look d’anciens marines, tronche rasée impassible. Ces gens-là ne savent plus rire. Le service nous bourre de chou cru tomates et de bœuf bouilli aux patates. Pas de dessert mais des musiciens amateurs de dollars. Nous quittons Yubran – prénom inventé par sa mère et qui ne veut rien dire, selon l’intéressé – pour remonter dans le bus.

Sergio reprend aussitôt le micro, dont il a été sevré depuis deux jours pleins maintenant. Il nous dit que la région que nous quittons a été la dernière à résister à Castro, aidée « par la CIA » (le bouc émissaire facile de tous les malheurs de Cuba) et les exilés cubains de Miami (ce qui est probablement plus près de la vérité). La résistance a duré jusqu’en 1966. Il conclut sobrement : « ceux qui ont été pris les armes à la main ont été fusillés ».

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