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Allons-nous penser Internet ?

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) se développent rapidement ; en moins de 20 ans, elles ont bouleversé les mœurs apparentes : ordinateur portable, téléphone mobile, liaisons Internet, réseaux sociaux, smartphone, montre connectée, objets intelligents… Mais vivons-nous une « révolution » ? Ne s’agit-il pas plutôt d’outils nouveaux utilisés par les populations traditionnelles, dont les façons de vivre et de penser ont une lente inertie ?

Certes, des changements dans les comportements ont lieu : les natifs digitaux lisent moins à cause des écrans multiples qui sollicitent en permanence l’attention et empêchent de se concentrer, écrivent plus mal en raison des textos et des twit qui exigent une extrême concision, réagissent plus aux images animées émotionnelles qu’aux mots trop rationnels, ont des réflexes mieux aiguisés grâce aux jeux vidéo, ont un réseau de relations plus étendu par Facebook, Twitter, Tumblr et autres Skype. On a parlé de « génération Y » (à cause des fils d’écouteurs toujours sur la gorge – photo ci-dessous) et de « pensée PowerPoint » – mais ne s’agit-il pas de mode plus que d’une nouvelle façon de voir le monde ?

ado generation y

Croire que les innovations techniques ne peuvent qu’améliorer l’existence de chacun et la vie collective parce qu’elles émiettent les comportements en segments captables et calculables n’est-il pas un mythe ? Additionner les données sur chacun dans de gigantesques bases dont on croit pouvoir tirer des conduites prévisibles (en termes de santé, de commerce ou de risques) est-ce rationnel ? Est-ce un progrès social ? Les situations sociales complexes se réduiraient-elles vraiment à de simples problèmes dont on peut calculer les solutions, ou à des processus dont on peut optimiser la formule ? Je l’aime, elle me quitte, je crois que je vais tout foutre en l’air – est-ce soluble par algorithme ?

Pour cette croyance – typiquement américaine – efficacité, communication et transparence sont les maîtres mots. Pensée d’ingénieur orientée vers la solution pratique, raisonnable, politiquement correcte, sans aucun souci des sentiments, des traditions ou de la politique. Dans cette mentalité scientiste, l’Internet serait une révolution sociale, un modèle missionnaire pour repenser l’ensemble de la vie collective selon la morale « évidente », naturelle (en fait socialement consensuelle). Vérité, décentralisation, ouverture, innovation constante, seraient des vertus applicables partout, à la science comme à la culture, aux comportements individuels comme à la morale sociale, à l’église comme à la politique.

engrenage technique

Est-ce que l’imprimerie ou le télégraphe ont engendré des révolutions ? Platon se lamentait déjà sur la perte de l’éloquence, plus efficace que l’écrit froid, croyait-il, pour faire passer la pensée. Or la pensée s’est multipliée pour chacun avec le document imprimé, puis avec le télégraphe et la radio. Ces révolutions techniques n’ont été au fond que des outils pour penser plus vite, avec plus d’espace, et pour communiquer mieux. Internet et le mobile ne font que prolonger la même tendance. Ce n’est pas la technologie qui façonne la société mais tout un ensemble de civilisation, dont la technique permet des outils parmi d’autres. Aucune technologie n’est fixe, anhistorique, elle ne cesse d’évoluer avec les gens et les mentalités. Chacun sait bien que c’est l’ouvrier qui fait l’efficacité du marteau et pas le marteau qui façonne la façon de penser de l’ouvrier.

Les vertus prêtées à la technique de l’Internet sont-elles propres à l’outil ou à la société dominante, américaine ?

La transparence est utile mais elle n’a (hélas ! comme toute vertu sur cette terre) pas que des bons côtés : elle favorise le cynisme, la caricature, le zapping, la mise sur le même plan de toutes les opinions, la dépolitisation. En démocratie, la transparence publique est nécessaire, mais la transparence privée prépare plutôt une société totalitaire.

Les collectifs horizontaux sont utiles, mais à leur place : ce ne sont pas eux qui peuvent trancher pour tous lorsqu’il s’agit de choisir, de prendre une décision pour la cité. L’intelligence collective ne s’applique pas en politique : oui pour préparer, non pour décider. Car l’ordre politique est différent de l’ordre scientifique, la collecte du calculable diffère de l’intuition pour accomplir. Savoir et agir ne mettent pas en question les mêmes vertus, la volonté ne peut être remplacée par le processus…

Les solutions technologiques ou technocratiques (soi-disant neutres) permettent surtout de noyer le poisson et d’éviter les débats proprement politiques. Remplacer la parole par un process à la manière des techniciens est un vieux mythe scientiste qui n’a jamais eu la moindre efficacité en science sociale. Les gens ont besoin d’exprimer leurs émotions, de se battre pour leurs passions, d’échanger des arguments rationnels – de changer d’avis. La raison seule ne suffit pas à la société, le mythe est nécessaire à toute politique : il s’agit de faire rêver. Les divergences d’opinions ne sont pas uniquement « des asymétries d’accès à l’information ».

Certains croient qu’accumuler les données sur tous permettra de mieux « gérer » chacun, de sa naissance à son décès, en passant par sa santé et son éducation, et ses éventuelles dérives nuisibles pour la société. Et pourquoi pas ses idées ? Si tout le monde sait tout sur tout le monde, le monde en est-il meilleur ? Savoir qui a couché avec qui, qui a trompé qui avec qui, est-ce une façon d’améliorer les relations humaines ? Les expériences des communautés hippies, entre autres, montrent qu’il n’en est rien… Lorsque la morale et le devoir civique sont remplacés par une contrainte technologique, où est le « progrès » humain pour l’individu, où est la volonté de vivre ensemble ? Lorsque tout est calculé à tout moment, que deviennent l’imagination et la créativité ?

C’est réduire la pensée à la seule logique, la raison au raisonnement et le possible au calculable. Est-ce bien raisonnable ? Ne retrouve-t-on pas dans la pensée Internet cet homo oeconomicus des économistes desséchés, que l’on voue par ailleurs (dans les mêmes milieux geeks libertaires), aux gémonies ?

cerveau generation Y

La pensée Internet est bien une pensée américaine, sans histoire ni pâte humaine, obsédée d’efficacité programmable et de consensus social « cool », tout entière au présent. Ni collectif, ni psychologie, ni histoire… La page blanche d’un continent neuf, où réaliser l’éternelle Cité de Dieu, comme le voulaient les pèlerins du Mayflower, puritains hantés par le fantasme de pureté ici-bas et tourmentés d’obéissance religieuse. La technique apparaît neutre car le calcul est le même pour tous ; obéir à la machine revient à obéir aux lois immuables, donc à Dieu, suivre la conformité du Dessein intelligent qui nous dépasse tous. Ce n’est pas par hasard que cette théorie archaïque du Dessein intelligent revient aussi fort aux États-Unis… Comme hier les marxistes croyaient aux lois de l’Histoire et en son progrès mécanique. Comme aujourd’hui l’Éducation nationale ne croit qu’aux notes chiffrées et sélectionne par les maths, moins socialement « connotées », croit-elle.

Ne pas confondre efficacité du système avec capacité de réflexion, ni mesurable avec « vérité ».

Le déterminisme technologique est un moyen d’évacuer tout débat citoyen et de sortir de l’histoire. Or l’histoire existe même si l’on ne veut pas d’elle, le 11-septembre le prouve à l’envi aux Américains qui se croyaient immunisés, le 7-Janvier le prouve à l’envi à la gauche française tout entière dans le déni que l’islam puisse aussi générer du mauvais… Les fantasmes technocratiques d’apporter « scientifiquement » la démocratie en Irak et en Afghanistan, les fantasmes philosophiques des « belles âmes » de forcer la Libye à la démocratie, ont échoué.

La pensée Internet apparaît comme un nouveau mythe, un réductionnisme de la pensée, pour mieux faire passer le contrôle social et commercial, voire militaire… américain. Un nouvel impérialisme intellectuel ?

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Paul Kennedy, Le grand tournant

Un livre d’histoire remarquable, absolument passionnant, qui offre un autre regard sur un thème connu avec une écriture d’homme d’action. Sans jargon mais avec quantité de notes et de références, il est tout simplement captivant. Les historiens français sont parfois grands, mais ils n’ont pas cette capacité à s’affranchir des normes universitaires, de sortir ainsi des sentiers battus et rebattus. Il faut dire que Paul Kennedy enseigne à Yale et l’histoire des relations internationales à la London School of Economics, endroit où le pratique l’emporte sur le théorique. Imagine-t-on l’École économique de Toulouse ou de Paris offrir un poste à un « historien » ?

Paul Kennedy Le grand tournant

Le propos du livre est d’analyser la Seconde guerre mondiale selon les innovations techniques induites par la conduite de la guerre. Il réhabilite pour cela les « hommes intermédiaires », ni les soldats au feu ni les chefs archiconnus mais ces sans-grades dont l’Histoire ne connait pas le nom – pourtant sans lesquels rien n’aurait eu lieu. César avait un cuisinier… De même les ingénieurs, inventeurs, organisateurs des armées en conflit ont contribué plus qu’un peu à la victoire finale. Car nous sommes au siècle industriel qui rend les sociétés complexes. Les empires « centraux » allemand et japonais ont été vaincus car ils ont voulu trop embrasser, l’hyperextension de leurs lignes les ont rendus vulnérables. Mais c’est moins leur organisation qui a failli que leurs idéologies rigides, raciste chez les Nazis, nationaliste chez les Japonais, qui leur ont fait commettre de graves bourdes stratégiques et les ont empêchés de s’adapter.

Les questions logistiques de la guerre sont pour l’auteur cinq : comment faire traverser l’Atlantique aux convois sans que les U-boote les déciment ; comment gagner la maîtrise des airs ; comment enrayer la Blitzkrieg ; comment débarquer sur un rivage tenu par l’ennemi ; comment abolir la tyrannie de la distance dans le Pacifique. Ces objectifs posent chacun des problèmes opérationnels qu’il faut résoudre en tâtonnant. C’est en 1943 que les Alliés parviennent à les dominer, avec des techniques connues depuis la fin des années 1930 mais pas ou mal mises en œuvre. On ne peut imputer la victoire à une technologie en particulier : « La bataille de l’Atlantique n’a pas été tout particulièrement gagnée grâce à Enigma ou au hérisson, aux torpilles acoustiques ou au radar miniature, pas plus que par les avions à long rayon d’action [P51-Mustang à moteur Rolls-Royce] et les porte-avions d’escorte, les groupes d’escorteurs, les projecteurs Leigh ou le bombardement des chantiers navals et des bases de sous-marins. C’est la conjugaison de tous ces facteurs qui, au milieu de l’année 1943, change la donne. (…) De la même manière, la Grande Guerre patriotique n’est pas gagnée pour l’essentiel, par les services de renseignement de l’Armée rouge, par une suprématie aérienne croissante ou par les T34/85, pas plus que par les pièces antichars, les mines et les bataillons de pontonniers, par un meilleur soutien logistique ou un meilleur moral des combattants. Pour l’emporter, il fallait disposer de tous ces éléments, mais également les organiser » p.234.

Le débarquement de Normandie est probablement « l’apothéose de la guerre combinée » terre-air-mer, une nouveauté absolue à l’époque. Mais pas sans ces défaites préalables dont « l’utilité perverse » a été de faire réfléchir les Alliés : 7 800 000 tonnes coulées par les U-boote en 1942, 20% de pertes dans un raid de bombardement au-dessus de l’Allemagne en 1943, la défaite américaine face aux Allemands dans la passe de Kassérine en Tunisie… Réflexions que n’ont pas eues les puissances de l’Axe, trop sûres d’elles-mêmes et confites en fanatisme idéologique. Pourquoi Hitler a-t-il attaqué simultanément Saint-Pétersbourg, Moscou et Stalingrad ? Pourquoi n’a-t-il jamais cru aux porte-avions ? Pourquoi le Japon n’a-t-il pas profité du choc de Pearl Harbour pour envahir et occuper Hawaï ? Pourquoi ont-ils mal utilisé leur sous-marins, pourtant très au point ?

La guerre du Pacifique est entièrement nouvelle elle aussi : il s’agit de mener une reconquête des îles sur des distances inouïes. L’occupation américaine des bases de Micronésie par les régiments spéciaux recréés de Marines, les porte-avions repensés de classe Essex contenant chacun une centaine d’avions nouveaux F6 Hellcats, le B29 à long rayon d’action sans équivalent en altitude, vitesse et emport, les régiments du génie Seabees de Ben Moreel, ont été des inventions absolues, abouties en 1943 et dues aux nécessités de la guerre. Sauf que le B29 est encore mal motorisé (il ne le sera de façon efficace qu’après 1945) et que celui qui emporte la bombe atomique Enola Gay a failli se crasher au décollage… Mais une fois en l’air, il vole trop haut pour les chasseurs (40 000 pieds) grâce à la pressurisation. Ben Moreel, Américain formé aux Ponts & Chaussées à Paris, a été bien plus efficace que le tonitruant et médiatique général MacArthur : il a construit des bases, des aérodromes, des ateliers de réparation, des hôpitaux, des barges de débarquement, des techniques de franchissements et de démolition…

La synthèse magistrale de Paul Kennedy est ce qu’il appelle « la culture de l’engagement ». « Pourquoi certains (…) systèmes politico-militaires s’en sortent-ils mieux que d’autres ? Une bonne partie de la réponse tient au fait que les systèmes les plus efficaces le sont parce qu’ils disposent de boucles de retours d’informations entre le sommet, le milieu et la base, qu’ils stimulent les initiatives, l’innovation, l’ingéniosité et encouragent les chercheurs à résoudre des problèmes immenses et souvent d’apparence insolubles » p.394. L’historien ajoute : « Bien sûr, les ‘hommes au sommet’ font la différence. Certains chefs ou certains gouvernements sont capables de s’adapter ». Comme Churchill ou Roosevelt.D’autres pas comme les Japonais, dirigés par un dieu vivant et gouvernés par des rigidités de caste ; ou comme Hitler et Staline, paranoïaques obsédés du contrôle – mais « avec une différence immense : Staline commence à desserrer sa poigne de fer dès qu’il comprend qu’il dispose d’une équipe d’excellents généraux [alors qu’]Hitler (…) laisse de moins en moins de marge de manœuvre opérationnelle à ses subordonnés » p.395.

Cette leçon d’histoire ne serait qu’un exercice de style si elle n’était pas transposable aujourd’hui. Dans la nouvelle « guerre mondiale » qui oppose les économies pour la course à l’innovation, à la productivité et aux matières premières, les pays qui ont cette « culture de l’engagement » sont bien mieux partis que les autres. Ce n’est pas avec une culture de bureaucrate que l’on organise efficacement les moyens d’un pays ; ce n’est pas avec l’agitation démagogique de l’envie et du ressentiment envers ceux qui réussissent que l’on encourage la création ni l’entreprise. « Rien ne peut être fait par les seuls chefs, quel que soient leur génie et quelle que soit leur énergie. Il faut qu’il existe un système de soutien, une culture de l’encouragement, des boucles de retour efficaces, une capacité à apprendre de ses revers, une capacité à faire les choses. Et tout cela doit être mieux conçu que le camp d’en face » p.400. La dégradation continue de la France depuis 15 ans n’a pas d’autres causes : la majorité des jeunes rêvent d’être fonctionnaires, la plupart des cinquantenaires d’être en retraite anticipée, les doctorants prometteurs partent aux États-Unis et les commerciaux ambitieux en Chine, les politiciens agitent les bas instincts de la jalousie et du bouc émissaire pour masquer leur incapacité foncière…

A quoi servirait-il d’étudier l’histoire si ce n’est pas pour en appliquer les leçons ? Paul Kennedy nous en donne la magistrale démonstration dans un ouvrage qui se lit d’un trait.

Paul Kennedy, Le grand tournant – Pourquoi les Alliés ont gagné la guerre 1943-1945, 2010, Perrin 2012, 456 pages, €23.75

Curieusement, les éditions Perrin n’indiquent ni le titre anglais, ni l’éditeur original – comme s’ils n’avaient jamais édité le moindre livre d’histoire scientifique… Est-on sûr que la traduction soit même intégrale ?

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