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Haruki Murakami, 1Q84 tome 2

Haruki Murakami 1Q84 2b

Étrange charme que cette œuvre de la maturité. Le roman se poursuit, s’approfondit, les personnages sont creusés, plus présents encore. C’est qu’on arrive à l’acmé, au moment crucial qui explique et justifie l’aventure. Il y a eu un aiguillage qui a fait dévier du monde normal, quelque part dans le premier tome. Nous ne sommes plus en 1984 mais dans l’année 1Q84 où les Little People se révèlent. Ils ont toujours vécu en compagnie des hommes, mais très peu sont aptes à les percevoir. Il faut une disposition particulière, être perceveur, et être accompagné d’un autre être humain complémentaire : le receveur.

Nous sommes dans un vrai thriller avec menaces, meurtres et tueurs. Nous sommes en même temps dans le surréel de la bifurcation du monde. Et dans un roman des plus classiques qui fait référence à Dostoïevski et Orwell. L’amour, la mort – entre les deux le sexe fait le lien. Ni bien, ni mal, mais comme acte d’union entre les êtres imparfaits, entre les mondes complémentaires. Baiser, c’est à la fois chérir et vaincre, aimer et tuer.

La méticulosité est l’autre face de la violence japonaise, très proche du même tropisme allemand. Les personnages sont voués à toujours aller jusqu’au bout. Ce qui crée un caractère, mais aussi un destin. Les objets fabriqués en Allemagne sont très présents dans ce roman : depuis « la Benz » automobile jusqu’au revolver Heckler & Koch et même à la pendule Braun qui égrène le temps avec une précision rigoureuse. Haruki Murakami sait sentir l’universel de l’obsession, que ce soit dans en Europe ou dans son propre pays.

Cet état d’esprit porté à la maniaquerie secrète la secte comme la fleur le nectar. Se retirer du monde pour vivre selon une discipline draconienne – et choisie – est une façon de vivre son destin tout en s’en remettant à des puissances extérieures. De même lorsqu’on pratique à la perfection son métier : il s’agit toujours de se distinguer, d’avoir un « rôle ». C’est très japonais. Le viol de fillettes de dix ans est alors vu sous un autre angle : « une forme conceptuelle » pour « des échanges polysémiques ». Le leader baise l’ombre d’une âme, un être différent sorti du tissage des Little People. Comme quoi il ne faut jamais se fier aux apparences. Elles sont trompeuses, comme les démons Little People. Oh, me direz-vous, voilà une bien jargonnesque excuse pour assouvir ses instincts pervers ! J’en conviens tout à fait, mais l’auteur use justement du procédé pour condamner l’illusion des apparences, thème très bouddhique et à jamais actuel.

Qu’est-ce qui est « vrai » ? Rien ou tout, c’est selon. Affaire de point de vue : qui voit une seule lune ou deux lunes n’est pas dans le même monde, mais pourtant se côtoie. Qu’un orage brutal éclate sur un quartier particulier de Tokyo et l’on peut tout aussi « raisonnablement » incriminer un mauvais maillage des observations météo ou l’intervention rageuse des Little People. Comme Alice tombant dans le terrier du lièvre de mars, la réalité se déforme, même si elle reste la réalité.

lune et pin

Autre expression du fond japonais, l’équilibre des forces. Le monde n’est ni bien ni mal, comme dans les religions du Livre, il est en perpétuel équilibre – un peu comme chez les Grecs antiques. La démesure est condamnée par le Destin, la trop grande perfection comme la trop grande perversité. Tout ce qui dépasse les normes acceptables du monde (au sens métaphysique et non social), secrète son antidote pour que l’univers se rééquilibre. « Plus nous nous efforçons de devenir des êtres parfaits, magnifiques, méritants, plus l’ombre s’emploie précisément à rendre sa volonté sombre, mauvaise, destructrice » p.274. Ainsi Icare dégringolant pour avoir trop côtoyé le soleil, ainsi Alexandre devenu roi absolu après avoir conquis le monde connu, ainsi de la « race des seigneurs » dévoyée dans la perversité brutale. Qui veut faire l’ange fait la bête, disait sagement Pascal.

Au-dessus des humains reste la musique, qui plane, éternelle, omniprésente. La Sinfonietta de Janacek, mais aussi Bach, Telemann et les jazzmen américains des années 30. Au-dessus des humains reste aussi la lune, symbole de solitude mais aussi de paix, monde froid mais aussi féminin, s’élevant dans la nuit pour éclairer le monde des ténèbres et pour rythmer physiologiquement le temps.

Le lecteur avancera dans l’âme des acteurs, observera l’histoire prendre toute son ampleur, lira enfin le roman de la jeune fille de 17 ans et – ce n’est pas le moindre – apprendra à tisser une chrysalide de l’air…

Un charme étrange qui se prolonge, mûrit comme un vin en fût, et séduit diablement ! Écrit simple et direct, toujours aussi captivant.

Haruki Murakami, 1Q84 tome tome 2 juillet-septembre,  2009, traduit du japonais par Hélène Morita, 10-18 septembre 2012, 550 et pages, €9.12 et €9.12

Livre audio du tome 2 €23.18

Pour mémoire :

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Haruki Murakami, 1Q84 tome 1

Dans ce gros roman en trois parties de près de 600 pages chacune, Murakami est à son meilleur. Ne vous effrayez pas de la longueur, sa prose est légère, son histoire captivante, le découpage maintient le suspense : on ne s’ennuie jamais. Hommage à la traductrice qui a su rendre en un français fluide tout le littéraire de l’auteur.

Murakami explique d’ailleurs dès la page 130 comment il faut écrire. Se lancer à la main, taper le texte, le relire. Puis l’imprimer – on a une autre vision. Opérer les ajouts nécessaires à la bonne compréhension, les descriptions de ce que le lecteur n’a jamais vu encore, les caractères des personnages. « L’opération suivante consistait à supprimer de la nouvelle version les ‘passages non indispensables’. » La réduction (comme en cuisine) peut aller jusqu’à 70% du nouveau texte ! L’équilibre est peu à peu atteint. « Les complaisances de son ego une fois élaguées, les qualificatifs superflus éliminés, la logique trop apparente se réfugiait à l’arrière-plan ».

L’histoire de ce tome premier commence par deux aventures parallèles, celle d’une tueuse et celle d’un écrivain. Ce sont leur vraie vie. Mais dans l’apparence sociale, l’une est monitrice de sport et l’autre prof de maths. Car le réel n’est qu’apparence, thème bouddhique favori de Murakami. Dès la page 23, un chauffeur de taxi prévient d’ailleurs l’héroïne comme le lecteur : « j’aimerais que vous vous souveniez d’un point, c’est que les choses et l’apparence, c’est différent. » Aomamé et Tengo en apparence vivent des existences parallèles – mais ils se sont déjà rejoints une fois, on ne l’apprend que page 308. L’un vit en 1984, premier semestre (1Q en anglo-saxon) ; l’autre passe dans une autre dimension du même monde, 1Q84, le rond du 9 ayant pris toute la place, comme en gestation, traînant une queue de Q. Et puis, dans le ciel nocturne, il y a deux lunes.

La fille comme le garçon ont un peu moins de trente ans, l’âge fétiche de Murakami. Ils sont en pleine possession de leurs moyens, jeunes mais indépendants. Difficile, l’indépendance, dans la société japonaise très hiérarchique, clanique, corsetée. L’auteur nous en offre les clés (valables aussi face aux bobos parisiens à l’ego toujours susceptible). Tengo, garçon grand et fort, adepte du judo et expert en beautés mathématiques, fuit les règles contraignantes et les obligations sociales. Sa méthode ? « Il s’efforçait d’atténuer sa personnalité, de ne pas exposer ses opinions, s’arrangeant pour ne pas se distinguer et rester en arrière-plan » p.450. De même, celle dont le prénom signifie « haricot de soja bleu-vert » est née de parents Témoins de Jéhovah, remplis de tabous, de devoirs et de mimétisme sectaire. Une fois émancipée, elle n’a qu’un désir : « qu’elle se métamorphose selon l’arrière-fond, qu’on la remarque le moins possible, qu’on s’en souvienne mal, voilà ce qu’Aomamé avait toujours recherché. Depuis qu’elle était enfant, c’est ainsi qu’elle avait réussi à se protéger » p.26.

jeunes japonais photo argoulRien d’étrange à ce qu’Aomamé éprouve « invariablement une profonde aversion à l’encontre des fondamentalistes, toutes religions confondues. » C’est là aussi l’un des thèmes fétiches de Murakami. « Songer à leur conception du monde étriquée, à leur condescendance, à leur arrogance et à leur insensibilité vis-à-vis d’autrui la submergeait d’une colère irrépressible » p.192. Colère qui va être l’un des ressorts de l’histoire… dont je vous laisse découvrir tout le sel. Il est question notamment de viols de fillettes par un gourou et d’étranges ‘Little People’.

Car 1984 est aussi un roman de George Orwell sur le totalitarisme. Big Brother serait-il devenu Little People ? On ne le sait pas encore dans ce tome 1, ce qui fait désirer la suite. Q est la lettre initiale du mot Question. Le totalitarisme aurait-il changé de sens ? Serait-il moins imposé par un tyran extérieur et plus désiré comme conviction intérieure ? Bonnes questions, non ?

D’autant que Tengo est appelé par son éditeur Komatsu à propos d’un texte soumis à un concours de premiers romans. La jeune Fukaéri, 17 ans, explose les scores. Sauf qu’elle a un style exécrable et qu’il faut réécrire (pourquoi la traductrice dit-elle sans cesse « récrire » ?). Tengo est le plus qualifié pour le faire, sensible, attentif, respectueux. Il découvre peu à peu l’existence en secte de la jeune fille…

Suite au prochain tome, j’ai hâte de le lire ! Vous aussi, probablement.

Haruki Murakami, 1Q84 tome 1 avril-juin, 2009, traduit du japonais par Hélène Morita, 10-18 septembre 2012, 550 pages, €9.12

Livre audio du tome 1 €23.18

Pour mémoire :

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