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Ken Follett, La chute des géants

Le gallois auteur de thrillers Ken Follett se lance dans une vaste fresque historique sur « Le siècle » (le XXe) et il est passionnant. Evidemment, il faut aimer les pavés (celui-ci fait plus de mille pages) et l’entrecroisement à la manière des suspenses cinéma de plusieurs personnages avec chacun leur histoire… qui finissent par converger dans les hasards de l’Histoire. Car le siècle est saisi en 1911 par l’entrée d’un adolescent de 13 ans, Billy, à la mine au pays de Galles, comme son père et son grand-père, et se termine en 1924 par l’entrée au Parlement de Westminster d’Ethel, sœur aînée de Billy.

C’est dire si le siècle a bouleversé les statuts et les idées ! La guerre de 14-18 a été la plus grosse connerie des élites établies, déstabilisées par la boucherie due à leur incompétence, à la technique qui broie les hommes et à l’égalité hommes-femmes, ouvriers et aristos, forcée par l’ampleur des événements. Plus jamais rien ne sera comme avant. L’aristocratie russe archaïque derrière le tsar mou a été exilée ou fusillée, l’empire austro-hongrois éclaté, la caste militaire pleine de morgue derrière le kaiser a été balayée par la social-démocratie et les prémisses du populisme nazi, les lords anglais très conservateurs ont été obligés de composer avec leurs mineurs appelés au front et leurs servantes appelées en usine ou en politique, le parti travailliste a balayé libéraux et conservateurs tandis que le pouvoir de la Chambre des lords a été rogné. Même les bourgeois affairistes des Etats-Unis ne sortent pas indemnes d’une guerre qu’ils n’ont pas voulue mais dont ils ont bien profité : le moralisme, contrecoup de la boucherie, instaure la Prohibition.

Le lecteur peut suivre au pays de Galles (région d’origine de l’auteur) la famille ouvrière Williams, Dai le père syndicaliste et prédicateur, Billy son fils qui descend à la mine à 13 ans et s’engage à l’armée à 17 ans, Ethel sa fille féministe et futée, femme de chambre chez le comte qui l’engrosse, salariée du syndicat à Londres puis élue députée après-guerre. Le comte Fitzherbert est bel homme, riche héritier et très conservateur ; il a épousé Bea, une princesse russe qui vit difficilement l’exil et qui va perdre avec son frère Andreï resté en Russie le domaine familial partagé par les bolcheviks. Elle finira par donner deux héritiers au comte qui se désespérait, lui qui multipliait les bâtards un peu partout dont Lloyd, le fils d’Ethel. Maud est la sœur du comte, dépendante de la fortune de son frère mais féministe et progressiste ; elle a créé un dispensaire pour mères seules à Londres et milite pour le droit de vote des femmes. Elle tombe amoureuse de Walter Von Ulrich, jeune diplomate allemand et l’épouse en secret à la veille de la guerre ; ils seront séparés quatre ans, Walter blessé, mais se retrouveront et feront deux garçons dans un Berlin soumis aux restrictions. Le cousin autrichien de Walter, Robert, est homosexuel et dissimule ses penchants avant-guerre jusqu’à ce que la défaite lui permette de s’afficher au grand jour dans le Berlin des années 1920. Gus Dewar est Américain conseiller du président Wilson, idéaliste féru des 14 points et de la création d’une Société des Nations – que le sénat américain refusera par isolationnisme, ne voulant se lier par aucun traité tout comme aujourd’hui. En Russie Grigori Peshkov, ouvrier à Petrograd, a vu tuer sa mère sous ses yeux en 1905 et a dû élever seul son petit frère Lev, devenu séducteur et voyou. Il désire émigrer en Amérique, terre promise de liberté et d’opulence loin de la violence et de l’archaïsme du régime tsariste mais c’est son frère, recherché par la police du tsar pour avoir tué un homme, qui va profiter du voyage et faire sa fortune en Amérique tandis que Grigori fait la révolution et devient commissaire politique proche de Lénine.

Tous ces personnages sont fictifs ; ils se croisent et se mêlent, tissant une trame plausible avec l’histoire véritable. L’auteur répond dans une postface aux critiques rapides de ceux qui ne l’ont pas lu jusqu’au bout : tous les personnages réels ont réellement tenu les propos qui sont dans le livre et ont réellement été en tel lieu à telle date, « et si je trouve une raison quelconque pour laquelle cette scène n’aurait pas pu avoir lieu en réalité ou pour laquelle ces mots n’auraient pas pu être prononcés (…) j’y renonce » (p.1049).

Si autant d’élites de divers pays se rencontrent, c’est que « le siècle » connaissait sa première mondialisation : celle des puissants. Le comte Fitzherbert, lord de droit à la Chambre et féru d’affaires étrangères, invite avant 1914 dans son manoir du pays de Galles des diplomates allemands, américains, français et son beau-frère russe, rencontrés lors des événements mondains de la Season de Londres. Ce ne sera plus possible après-guerre. Car les peuples, gavés de propagande nationaliste par les canards déchaînés, font haïr « les Boches ». Gus l’Américain a vu sa section tirer sur Walter l’Allemand, lequel a espionné dans les tranchées adverses son ami Fitzherbert dont il a épousé la sœur sans l’annoncer.

Ces liens entre les gens sont mis à mal par la stupidité bornée de la génération d’avant, celle des pères et des pairs, des hobereaux prussiens, des barines russes, des lords britanniques : tous veulent la guerre par orgueil, pour « l’honneur ». Ils croient qu’elle sera courte et en dentelles « comme avant ». Sans voir que la technique change tout dans l’art de la guerre (les mitrailleuses, les gaz et les tanks) et que la mobilisation de masse fait passer en force l’égalité politique et le nivellement social : les tommies de base, ouvriers dans le civil, menés au front par leurs officiers timorés sortis d’Eton, ont bien vu l’impéritie de l’organisation, les mensonges du commandement, la légèreté des ordres. Ils se sentent aussi capables et parfois plus aptes à commander que les « élites » par droit héréditaire.

D’où la chute des géants : l’empereur d’Autriche, le tsar, le kaiser, la Chambre des lords. Et l’avènement de la modernité : droits des nationalités à disposer d’elles-mêmes, droit de vote aux femmes, pensions de veuves, fin du métier de valet de chambre, essor du parti travailliste. Seule la France est quasi absente de ce mouvement ainsi conté. Après la Belle époque, les Années folles…

Le livre se lit bien, à condition de ne pas s’arrêter au bout de quelques pages avant de reprendre car on peut perdre le fil. Une récapitulation des nombreux personnages se trouve en début de volume. Cette fresque romancée d’un siècle qui a façonné notre époque donne envie de lire la suite !

Ken Follett, La chute des géants (Fall of Giants) – Le siècle 1, 2010, Livre de poche 2012, 1055 pages, €11.30

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Stefan Zweig, Grandes heures de l’humanité

stefan zweig les tres riches heures de l humanite

Les Sterstunde – moments décisifs – sont traduites sous plusieurs noms en français, Grandes heures de l’humanité en Pléiade, Les très riches heures de l’humanité au Livre de poche, en référence aux miniatures du manuscrit appartenant au duc de Berry. Ce sont des heures astrales comme ces signes du destin qui changent l’humanité en son histoire, des moments où l’univers bascule. Enrichis jusqu’en 1943, ces textes sont désormais 14.

L’auteur concentre sa lumière sur les événements et les caractères des hommes. Certains sont à la hauteur, comme Balboa le conquistador de l’océan Pacifique, d’autre non comme le maréchal fonctionnaire Grouchy, obstiné à poursuivre les ordres sans jamais s’adapter aux circonstances.

A chaque fois, Stefan Zweig cherche à saisir ce « produit d’un état extrêmement passionné » dans lequel l’individu exceptionnel rencontre le destin historique. Ainsi Cicéron, redoutable orateur, quitte la vie publique pour composer ses meilleures œuvres de sagesse avant d’être tué par les sbires du vulgaire prévaricateur Antoine ; Byzance est prise par la volonté d’un sultan intrépide et fanatique ; Georg Friedrich Haendel surmonte par sa volonté la paralysie d’une attaque pour produire ses meilleures œuvres ; le besogneux capitaine Rouget rencontre le génie une nuit en composant ce Chant pour l’Armée du Rhin qui allait revenir avec les volontaires du sud la Marseillaise ; Goethe, vénérable vieillard, se retrouve pris par le démon de midi, amoureux comme un adolescent d’une fille de 16 ans, mettant en ordre et complétant son œuvre universelle ; le suisse Suter, fondateur autour de la bourgade pauvre de San Francisco d’une Nouvelle Helvétie agricole très prospère, est brutalement ruiné par les pillards de la ruée vers l’or ; Dostoïevski voit se révéler son œuvre future au moment d’être fusillé pour opposition au tsar – et miraculeusement gracié au tout dernier instant ; l’obstination optimiste de Cyrus W. Field a créé cette performance de faire traverser un câble de communication par tout l’Atlantique, pour relier par télégraphe instantané l’Europe et l’Amérique ; le comte Tolstoï découvre sa pusillanimité de chrétien scrupuleux et naïf à la veille de sa mort, à 83 ans, dans les yeux d’étudiants venus lui demander d’aider la révolution, en 1910 ; le capitaine anglais Scott lutte pour conquérir le pôle Sud mais se fait coiffer au poteau par le Norvégien Amundsen, léguant cependant des lettres extraordinaires, écrites avant de crever de froid avec ses trois compagnons dans le blizzard du pôle ; enfin Wilson, président des États-Unis en 1918, tente-t-il de changer un vieux monde qui ne veut pas en créant la Société des nations et 14 Points de règlement universel des conflits.

Ces récits d’histoire, écrite avec passion comme Michelet écrivit sur la Révolution française, restent très lisibles aujourd’hui, étonnamment vivants. Avec cette leçon qu’il faut savoir parfois violer sa conscience pour faire un enfant à l’Histoire : « Précisément l’intellectuel, parce qu’au fond de lui il est handicapé par un sens profond de la responsabilité, soit rarement capable, dans un moment décisif, de devenir un homme d’action » (Cicéron). Écrit en 1940, cette méditation sur la sagesse romaine reste de tous temps applicable. Hitler comme Staline étaient des rustres incultes, Mao n’était qu’un instituteur promu et nos présidents sous la Ve République arrivent au pouvoir depuis les années 1980 moins par leur culture et leur sagesse que par leur capacité à passer sur le corps des autres.

Stefan Zweig, Grandes heures de l’humanité (Sternstunde), 1927, Gallimard Pléiade tome 1, 2013, 1552 pages, €61.75

Stefan Zweig, Les très riches heures de l’humanité, Livre de poche 2004, 318 pages, €6.27

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Cette connerie de 14-18

En une seule journée le 22 août 1914, 27 000 tués français, la stupidité du pantalon « garance » (rouge vif) bien avant le « bleu horizon », une conception ringarde de « l’honneur » qui voulait que les officiers restassent debout sous la mitraille pour « donner l’exemple » aux hommes (donc se fassent tuer presque immédiatement, laissant « les hommes » se démerder tout seuls de la boue et du bordel ambiant), l’impuissance des corps contre les armes et explosifs industriels et chimiques, 1 375 000 morts français (16% des mobilisés, 10% de la population active), 38 000 monuments aux morts, 6 000 000 d’orphelins, les persistantes habitudes de la violence aux autres et aux enfants, la discipline de marcher droit, la brutalisation des relations humaines en furent les conséquences dans les années qui suivirent… Quelle connerie, la guerre !

1914 1918 abel gance j accuse

1914 ordre de mobilisation generale

Le vieux poilu de 14, Lazare Ponticelli, dernier soldat français de 14-18 décédé en 2008 à 110 ans, a eu raison de refuser de porter ses médailles et d’être enterré au Panthéon. Cet État-là, qui l’avait fait marcher, ne pourrait jamais se racheter, pas plus que l’État italien qu’il a du servir un temps. Lui avait fait bêtement son « devoir » et il ne devait vraiment plus rien à ces monstres froids.

Or les arrières petits-fils (et filles) ont l’air stupidement heureux de commémorer, de sacrifier au « devoir » de mémoire, de faire du massacre un tourisme national, une sortie scolaire, un show médiatique, le support d’une sentimentalité qui fait pleurer ! Les grosses caisses de la conne mémoration qui commencent, non sans arrière-pensées électoralistes d’union nationale dans le souvenir, sentent le moisi.

Ce qu’a montrée la guerre 14-18 est l’imbécilité du « nationalisme », qui sera confirmée (et au-delà) par l’imbécilité provoquée de 39-45. En 1914, les États-nations se veulent des coqs, des aigles, des lions ; ils disent le bien et le mal pour leurs nationaux ; ils les commandent en toute légitimité et décident souverainement pour eux. En 1918, les citoyens-soldats ont eu quatre ans pour s’apercevoir que les planqués politiques, les embusqués syndicalistes et les mercantis spéculateurs s’étaient bien gardés d’être « aussi égaux » que les autres en allant aux tranchées. Ils faisaient tuer le paysan, l’ouvrier, le petit-bourgeois comme le burnous – d’un trait de plume – confortablement au chaud dans leurs bureaux.

L’État sort délégitimé. Désormais les citoyens et les intellectuels le surveilleront et lui demanderont des comptes. C’est ainsi que les Allemands ont foutu dehors leur Kaiser aussi bête qu’orgueilleux ; c’est ainsi que les Russes ont balancé leur tsar et sa clique, lui préférant pour un temps Lénine qui promettait la paix et la terre. Mais c’est ainsi que peut s’expliquer en partie la débandade française de 1940 : par le refus général d’obéir aux badernes datant de 14, avec leurs vieux plans percés de toutes parts par l’ennemi et leur impréparation matérielle, sous le bouclier illusoire de la ligne Maginot. L’État a montré en 1914 qu’il ne défend plus l’intérêt général mais les intérêts particuliers de carrière et de fortune des politiciens qui le gouvernent. L’ânerie de l’amiral Darlan, refusant de faire un atout de la flotte française sous ses ordres pour un hochet à Vichy, en est un exemple. L’État seul juge de l’intérêt national, c’est fini ! C’est donc ainsi que s’explique la « résistance » de certains Français aux ordres du gouvernement « légitime » de Pétain, et que le patriotisme renouvelé par Charles De Gaulle à Londres a trouvé des adeptes – contre l’État français.

Après 1918 se crée la Société des nations pour éviter aux États de s’ingérer dans le droit des peuples. Après 1945 se créera l’Organisation des nations unies, encore plus vaste, encore plus légitime, pour limiter encore plus les États-nations. Non seulement dans leurs rapports avec les autres États, mais aussi dans leurs rapports avec leurs propres nationaux – dont on a vu le peu de cas qu’Hitler en faisait. Le « droit d’ingérence » est né de la Shoah ; il sera développé sous l’égide des Droits de l’homme et de l’humanitaire. Mais c’est bien contre les États comme souverains politiques, contre les États-nations, que ces droits universels sont établis.

Dès lors, commémorer 1914-1918 comme une grande période nationale est, à mes yeux, une connerie. Il n’y a rien à célébrer de cette boucherie industrielle, rien à garder de cette propagande nationaliste, rien à honorer de ces morts pour rien. Heureusement, le centenaire fait désormais basculer le moment vers l’oubli : tous les témoins directs sont morts et l’on ne peut raviver sans cesse la mémoire des horreurs anciennes, sous peine de ne plus oser vivre. Ce retour systématique vers le passé – qui date des années Mitterrand – est à mes yeux suspect : la France vieillit, se confit en conservatismes, tout le monde veut garder les zacquis : les syndicalistes, les patrons, les fonctionnaires, les ayants-droits… Tout le monde veut refuser les droits aux autres, aux non-inclus, aux non-nationaux, aux immigrés, aux délinquants fils d’immigrés, et ainsi de suite.

1914 1918 connerie

1914 a été le summum de la bêtise brute, sur un continent qui se disait à la pointe de la civilisation à son époque. Que cela nous serve de leçon : les rodomontades des politiciens, l’orgueil des puissants, la xénophobie populaire, les théories raciales Germains-Slaves-Gaulois, les mythes nationaux hérités du 19ème siècle – tout cela a préparé cet irrationnel déclenchement de la guerre, puis la guerre suivante avec sa démesure.

14-18 est un commode bouc émissaire pour évacuer le présent dans la mémoire du « plus jamais ça ». Incurable bêtise ! Pourquoi ne pas analyser plutôt le présent, afin de prévenir l’irrationnel qui monte sur le même genre de rodomontades des politiciens, d’orgueil des puissants, de xénophobie populaire, de théories « ethniques » ou « communautaristes » (mots politiquement corrects pour dire la même chose qu’avant), des mythes nationaux renouvelés du 19ème siècle ?…

  • Revue Les Collections de l’Histoire n°61, 14-18 la catastrophe, octobre 2013, €6.90 en kiosque ou sur www.histoire.presse.fr
  • Revue Le Débat n°176, septembre 2013, Comment commémorer la Grande guerre, Gallimard, €18.50 en kiosque ou sur www.le-debat.gallimard.fr
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