Dans la caboche des djihadistes

David Thomson est journaliste, il travaille à RFI. La mention « internationale » de sa radio l’incite à écrire en franglais « jihadiste » au lieu de « djihadiste ». Comme c’est transcrit de l’arabe, la lettre d permet seule la bonne prononciation, mais le snobisme n’a pas de prix. Faut-il écrire comme un Américain pour avoir l’air d’un « pro » ? Les attentats de 2015 et 2016 remettent au goût du jour une enquête qu’il a publiée en 2014, fondée sur une vingtaine d’entretiens avec des Français partis combattre en Syrie. La réédition a été augmentée. De quoi en apprendre un peu plus, malgré le faible nombre d’interviewés, sur ce qui se passe dans la tête d’un tueur au nom de Dieu.

djihadistes attentats Paris Bruxelles

Les profils des djihadistes sont très divers : immigrés de la troisième génération majoritaires, mais aussi catholiques blancs convertis ; majorité de garçons mais aussi des filles – et pas si soumises ; quartiers populaires, mais aussi monde rural ; désocialisés mal dans leur peau, mais aussi installés dans la vie active avec bon emploi de classe moyenne et famille.

Il y a les délinquants en rupture qui trouvent dans « la religion » une justification, une « excuse théologique » à leurs plaisirs violents.

Il y a les frustrés sexuels qui subliment leurs pulsions dans le viol de fillettes de neuf ans avant l’apothéose : se faire sauter en public.

Il y a les croyants qui cherchent désespérément une logique à leur foi et qui trouvent dans l’islam, la dernière mouture des trois religions du Livre, un monothéisme clair et simple qui résout les mystères catholiques de la trinité. « J’ai même rencontré des djihadistes issus de familles juives », déclare paradoxalement l’auteur !

Il y a les ados de 15-30 ans tourmentés de puberté et de problèmes d’identité, de place dans la société, tourments qui sont le propre des ados. Ils se font mousser à publier des photos d’eux virils, kalachnikov en main, et les filles les plus connes les adulent parce qu’ils ont l’air macho et sûrs d’eux-mêmes, un substitut de papa autoritaire en place de la majorité efféminée molle des jeunes mâles occidentaux – tentés par le féminisme de devenir pédés (toutes « perversions et abominations » pour l’islam rigoriste !).

djihad ado

Il y a des humanitaires lassés de la misère du monde et qui se lancent dans une quête spirituelle, leur opposition à la guerre occidentale, aux séquelles de la colonisation maghrébine et à l’occupation israélienne les conduisant, étape par étape, à épouser les thèses de l’islam le plus radical.

Il y a les criminels repentis qui, tels des Jean Valjean, se sentent touchés par la grâce et se font désormais très soumis à Allah.

Il y a ceux qui ne supportent ni la liberté personnelle ni la responsabilité qui va avec et cherchent désespérément à remplir le vide spirituel qu’ils ressentent autour d’eux.

Il y a ceux qui croient au Complot judéo-maçonnique des financiers juifs américains et à la fin de l’histoire apocalyptique racontée à titre symbolique dans le Coran. Auquel cas, foin de la démocratie, il faut « obéir » à Dieu (donc au texte intégral) pour être sauvé !

cerveau djihadiste

Il y a les immigrés de deuxième, troisième ou quatrième génération qui, bien que Français, se sentent mal vus ou discriminés par leur patronyme ou leur faciès. Ils croient être les seuls à atteindre un plafond de verre et renvoient à la société leur sentiment d’échec (qui est pourtant le même que celui de la majorité des Français, puisque l’élite au pouvoir dans l’État, les entreprises et les médias est très restreinte, soigneusement entre-soi et cooptée…)

Il y a les indignés qui rétablissent leur dignité en optant pour ce qui révulse a priori la société française, blanche, républicaine et laïque : la communauté tribale des basanés maghrébins clanique et croyante. Ils sont passés de la laïcité scolaire à l’islam de leur père, puis de la version commune à la secte salafiste, puis de la pratique rigoriste à la violence terroriste. Pas à pas, sans que personne ne s’aperçoivent de rien ni ne fasse rien, surtout pas la famille – démissionnaire. Jusqu’à tuer au nom de Dieu les membres au hasard de la société qui les avait recueillis, enfants compris – tous des mécréants, donc des « choses ».

tuer courageusement pour allah

Ils se sentent tous mal dans leur être, « sales » de péchés imaginaires, stigmatisés dans le regard des autres. Ils veulent se venger, appliquer implacablement leur foi pour « se purifier ». Ils croient au paradis dans l’au-delà (s’ils savaient…). Le code de conduite islamique de la vie quotidienne, aussi contraignant qu’un règlement de caserne selon Lévi-Strauss, les rassure, leur donne un guide, les font se sentir supérieurs, « élus ».

Le déclencheur a été la Syrie. « Pour moi, la diffusion ouverte de l’idéologie djihadiste dans l’internet public émerge ensuite véritablement en 2012 : c’est à partir de ce moment-là que des Français commencent à poster des photos d’eux en armes sur leur page Facebook ». Cela commence par le retour identitaire à la tradition, continue par les prêches de la mosquée, se poursuit enfin sur Internet où la rupture a lieu avec le quiétisme des adultes. Il suffit d’un frère, d’un copain – ou d’une fille sur Internet – pour que s’opère le saut vers la Syrie ou le Yémen.

L’irénisme de la gauche au pouvoir dans les médias, le tabou de l’islamophobie, le déni de trop d’universitaires reconnus (qui ne parlent pas arabe et qui préfèrent édicter une fatwa contre Kamel Daoud), le laxisme de la police et des services de renseignements désorientés, mal organisés et en sous-effectifs, l’absence de lien fait entre filières de la drogue et du banditisme et communautarisme islamique, ont fait que le danger a été sous-estimé. Merah était connu des services, il a été laissé sans surveillance ; l’un des frères belges qui s’est fait sauter à l’aéroport avait été signalé aux services bruxellois par les Turcs mais le foutoir entre Flamands et Wallons dans un État fédéral aux trois langues officielles avec des services et sous-services qui ne se parlent pas pour cause de bisbilles linguistiques a fait ignorer le renseignement. L’absence de coopération européenne offre en plus un terrain de jeu sans frontières ni contrôle à tous ceux qui reviennent faire le djihad jusque dans leur nid.

david thomson les francais jihadistes

Tous, « même lorsqu’ils tuent, ils sont convaincus de faire le bien ». Ils ne sont pas fous, simplement délirants car la religion, comme toute croyance totalitaire, abuse ceux qui s’y soumettent. Les « civils » ne sont pour eux que des mécréants et des soldats passifs, puisqu’ayant voté pour les gouvernements qui bombardent l’Irak, la Syrie et le Mali musulman. Porter la guerre au cœur des attaquants est la meilleure défense, croient-ils. La loi du talion – bien que juive – ne pose aucun problème aux croyants d’Allah.

« Ceux qui rentrent sont souvent déçus par ce qu’ils ont vécu, ou fatigués, mais peu se repentent : la plupart restent fidèles à l’idéologie djihadiste dans laquelle ils sont ancrés ».

Il faut dès lors analyser pour comprendre (l’exact inverse d’un Manuel Valls porté à user plus du menton que du cerveau). Cette analyse faite, prendre des mesures : diplomatiques envers l’Arabie saoudite et les Émirats, foyers d’intégrisme qui exportent leurs prêcheurs radicaux ; militaires en Syrie, Libye, Yémen et ailleurs ; policières et de renseignements en interne ; agir sur l’Europe, voire par un coup de force à la Thatcher/Cameron (qu’avait utilisé de Gaulle en son temps…) ; surveiller les trafiquants et le banditisme apte à basculer dans la croyance ; isoler et condamner lourdement les terroristes attrapés. Cesser de croire en la bonté naturelle de l’Homme, surtout lorsqu’il devient aveuglément croyant.

Il y a ceux qui pensent que seule une contre-croyance peut éradiquer le terrorisme : donner du sens à la vie. Les Identitaires exaltent alors le nationalisme et la communauté ethnique blanche. Ils tombent dans le même fanatisme borné et leur système de narration est mimétique : pas la peine de revenir au nazisme pour éradiquer ceux qui agissent en nazis. Nous valons mieux que cela !

David Thomson, Les Français jihadistes – qui sont ces citoyens en rupture avec la République, pour la première fois ils témoignent, 2014, Les Arènes, 256 pages, €18.00
e-book format Kindle, €12.99
Entretien sur Slate


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9 réflexions sur “Dans la caboche des djihadistes

  1. Merci pour toutes les précisions et les pistes que vous nous apportez sur cette question. Et aussi pour la correction typographique de mon précédent billet ! Désolé de vous avoir fait perdre du temps à cause d’un éditeur de texte mal maîtrisé. Article sur les « Techniques de manipulation » extrêmement instructif. LN

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  2. Sa position au ministère de la Défense ne le disqualifie pas plus que celle des médecins-experts qui décident des autorisations de mise sur le marché de médicaments tout en ayant certains contrats avec l’industrie pharmaceutique : il peut y avoir biais de partialité.
    Mais ce n’est pas le sujet, le fond importe plus. Et il est vrai que depuis le retrait de l’ineffable Alexandre Adler, la géopolitique est peu représentée dans les médias de masse. Encore qu’on puisse s’en faire une bonne idée avec les invités d’Arte (28′), de France culture (Matins, Esprit public,…) et d’Europe 1 (Club de la presse). On peut y entendre Gilles Kepel, Gérard Chaliand, et d’autres.
    Marc Ferro a été l’inspirateur de ma thèse de science politique, devenue sujet d’histoire avec le temps qui passe. C’est dire si je suis sensible à son approche décalée.
    Je chroniquerai bientôt le livre de François Heisbourg, conseiller du prince, universitaire et directeur de think tank, sur notre époque récente. Humour et décoiffage au programme.
    Vous avez aussi une catégorie « géopolitique » sur ce blog (colonne à droite) puisque ce fut ma spécialité de thèse.
    PS : j’ai reformaté (assez fastidieusement) la mise en page de votre commentaire avec Word. Il semble que votre logiciel ajoute un « retour automatique à la ligne » que vous pourriez peut-être désactiver (c’est possible dans Bloc-note par ex.)

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  3. Je suis d’accord avec vous en cela que nous devons toujours nous poser cette question de méthode qui est celle de l’indépendance des experts ; comme d’ailleurs de la pertinence et de la variété de nos sources (je suis historien de formation).
    Peut-on cependant réduire l’auteur à sa fonction de porte-drapeau de la Grande muette ? Je suis à peu près certain qu’il existe à Bruxelles et à Strasbourg des bataillons de lobbyistes autrement plus efficaces que ceux qui, en France, ont dû malgré tout avaler les coupes amères argumentées dans les divers Livres blancs de la Défense depuis la présidence Chirac.
    Je ne partage pas ses jugements parfois moralisateurs, mais plutôt son diagnostic et l’idée d’ampleur du chantier à venir (pas celui du « Pentagone à la française », une folie). D’autant plus que je trouve scandaleux le fait que ces questions ne soient pas abordées lors des Présidentielles : depuis 21 ans et l’affaire de la reprise temporaire de nos essais nucléaires. Le Chef de l’État est aussi le Chef des Armées et, nom de nom, il faudrait nous taire à ce sujet !
    Je constate que Pierre Servent, reçu depuis longtemps au 20 heures pour « éclairer » les questions militaires et stratégiques généralement méprisées (ou caricaturées) au profit des questions économiques, sociales, sociétales et même « people », n’a jamais fait mystère de son ancienne fonction d’officier ni de sa sensibilité politique et spirituelle démocrate-chrétienne et européenne, sinon atlantiste.
    Est-ce lui qui a commis une erreur politico-stratégique en Libye (2011) mais pas au Mali (2013) ?
    Cela ne le disqualifie donc pas à mes yeux lorsqu’il aborde la problématique politiquement incorrecte du « retour » de la guerre sur notre continent alors que celle-ci n’a jamais cessé depuis 1945 dans les « Restes du monde ». A l’heure où son Union se fissure, l’heure de la « crise des migrants » (terme très révélateur en lui-même) l’Europe a-t-elle la prétention de ne s’occuper que de réglementation, de production et de consommation ? Julien Gracq dans « Le Rivage des Syrtes » (1951) fut bien plus clairvoyant quant au sort qui attend, qu’attendent les Belles Cités endormies…
    Cela serait d’ailleurs trop vite oublier que la joie libérée en novembre 1989 fut vite refroidie par les faits en Roumanie, en Yougoslavie et dans les Pays baltes. Où d’ailleurs, M. Gorbatchev, toute nouvelle coqueluche des Thatcher, Kohl, Reagan et autres Mitterrand, fit tirer par la troupe (janvier 1991) sur les étudiants lituaniens. Tous forcément des fascistes ? Et lui, grand démocrate devant l’Éternel ?
    A mon humble avis, la volonté d’alerter sur cette question d’urgence, tout aussi pressante que celles des écarts croissants de richesse, du réchauffement climatique, des dérives technologiques, etc., complète ce que l’historien Marc Ferro, issu d’un autre courant de pensée dont je me sens plus proche, s’évertue à démontrer dans ses essais depuis des années.
    Je pense plus particulièrement aux titres suivants : « Les Individus face aux crises du XXe siècle : l’Histoire anonyme », 2005 ; « Le Ressentiment dans l’Histoire », 2007 ; « Le Retournement de l’Histoire », 2010 ; « L’Aveuglement – Une autre histoire de notre monde », 2015.
    Au plaisir de continuer à découvrir les nombreux sujets que vous abordez dans votre blog passionnant.

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  4. Merci de ce judicieux conseil. Je n’ai pas lu ce livre tout récent, mais Pierre Servent est un « spécialiste ». Attention cependant à ce qu’il n’est pas « journaliste indépendant » comme le décrit trop souvent la presse mais un conseiller du ministère de la Défense. Il adopte donc les positions officielles de l’armée française. http://www.acrimed.org/Medias-et-Libye-Des-experts-militarises-deguises-en-civils-le-cas-de-Pierre Pourquoi pas, mais il faut le savoir.
    On peut trouver facilement le livre sur Amazon ou ailleurs. http://www.amazon.fr/gp/product/2221191226?ie=UTF8&camp=1642&creativeASIN=2221191226&linkCode=xm2&tag=fuguefougu-21

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  5. Puis-je vous suggérer le livre de Pierre Servent, lequel n’est pas un fou furieux inspiré par Huntington et les néo-conservateurs, loin s’en faut ! Même si l’on ne partage pas toutes ses convictions, il a le mérite de décrire sans fard la situation on nous sommes, nos responsabilités et surtout ce qu’il nous reste à entreprendre. Que son titre ne vous rebute surtout pas : « Extension du domaine de la guerre / Après les attentats, comment affronter l’avenir », Rober Laffont, Paris, janvier 2016.

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  6. L’habitus de l’instantané, du café à la mode qui passe, l’inculture médiatique, le laxisme scolaire qui fait du seul présent la mesure de toutes choses, l’ignorance contente d’elle-même des politiciens – élus par la masse hédoniste qui s’en fout… Je ne sais pas où on va, mais ce qui est sûr est que c’est la jeunesse actuelle qui va construire le monde dans lequel elle va vivre. Analogie des années 30 ? Réaction post-empire lorsque Stendhal écrivait Le rouge et le noir ? Je ne sais, toujours est-il que la période des Trente glorieuses est révolue et que le « modèle social » français prend l’eau. Les Français doivent s’adapter ou se soumettre, et ils ne sont pas aidés par « les institutions ».

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  7. Martin

    Peut être n’est-ce pas une bonne idée, et je suis d’accord, mais ces structures anciennes qui ont été supprimées n’ont été remplacées par… rien. Allons-y, développons des structures nouvelles! Refondons l’école, reconstruisons du lien social, local, national, européen même! Mais ce n’est pas du tout ce qui se fait. On vit l’époque (en Occident en tout cas) du néant. Le nihilisme décrit par Nietzsche, c’est aujourd’hui. Et l’Occident s’effondre, et des centaines de jeunes français meurent décapités, démembrés, explosés, bombardés, fusillés, et c’est de pire en pire, et ça s’accélère. S’il faut toucher le fond pour rebondir, je m’inquiète de savoir à quoi ressemblera la sale gueule de ce fond.

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  8. Eh oui, c’est triste.
    Rétablir le « service militaire » ne me parait quand même pas une bonne idée…

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  9. La photo du bébé braqué par trois fusils est terrible! C’est une véritable photo ou un montage?

    je crois qu’il est important d’insister sur la multiplicité des causes qui peuvent pousser au djihad – ce que vous faites – et ne pas tomber dans des explications monodéterministes absurdes (c’est LE racisme, ou c’est LA pauvreté…).

    Ce qui me flingue, quand même, c’est de voir tant de jeunesse s’anéantir dans le djihad, tous ces jeunes qui courent en Syrie ou ailleurs se faire broyer par la roue de l’histoire. Plusieurs centaines de jeunes français sont morts là-bas! C’est une catastrophe dont je ne trouve point de mot pour en qualifier l’ampleur.

    Si il ne faut pas nier la dimension choc des civilisations de ce phénomène – dimension sur laquelle insistent Onfray ou Zemmour – il est aussi urgent de transformer un système qui recrache bien trop de jeunes, et les condamne à la frustration et au ressentiment. Il me semble, notamment, que les jeunes garçons ont besoin pour la plupart de structures solides sans lesquelles ils ont du mal à se construire. Ces structures sont pour eux l’occasion de rites initiatique. Or en France, la famille est quasiment détruite, l’école est dans un état terrible, le service militaire a été supprimé, notre société féminisée ne laisse guère la possibilité aux jeunes gens d’exprimer leur virilité.

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