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The Servant de Joseph Losey

En anglais, le « servant » est un serviteur, mais moins un domestique que quelqu’un qui se met « au service ». Ainsi appelle-t-on les clercs de Dieu ou les fonctionnaires du Civil Service, ainsi conclut-on les lettres guindées par « your obedient servant ». Quand le vocabulaire est celui des Normands, le mot a un sens noble. C’est pourquoi le personnage principal du film, Hugo Barrett (Dirk Bogarde), est plus qu’un boy ou un valet de chambre, mais apparaît plutôt comme un gouvernant (comme on dit gouvernante).

Le beau jeune blond aristocrate anglais jusqu’au bout des ongles Tony (James Fox), est un brin idéaliste et au fond paresseux. Rentré d’Afrique (du sud), il emménage à Londres le temps de proposer ses services d’architecte à un projet mirifique de bâtir des villes dans la jungle en Amérique du sud. Ainsi Brasília est-elle devenue la nouvelle capitale du Brésil, sortie de rien à l’intérieur des terres en 1960. Le projet, comme tant d’autres de Tony, n’aboutira pas. Pas plus que ses fiançailles interminables avec la jeune blonde haute-bourgeoise anglaise jusqu’au bout des ongles Susan (Wendy Craig). Mais le spectateur ne le sait pas encore.

Tony, pour se libérer des contingences matérielles, engage un domestique qui sera aussi cuisinier et gouverneur de sa maison. Hugo Barrett lui convient mieux que les deux autres qu’il a déjà vu (du moins le déclare-t-il – les a-t-il vus ? rien n’est moins sûr). L’homme est organisé, froid, il a servi dans l’aristocratie après avoir fait l’armée. Il surveille les travaux de rénovation, tient le ménage, concocte des plats savoureux. En bref une perle. Si ce n’est qu’il est omniprésent et que Susan, la fiancée, en prend ombrage, un brin jalouse. Elle veut son homme pour elle toute seule et le domestique le couve trop, comme s’il en était le tuteur ou, pire, l’aspirant amant. Il y a de la fascination homosexuelle (thème très anglais) car le brun Hugo admire la classe tout en prenant de l’emprise sur le blond Tony.

Mieux, il fait inviter sa « sœur » Vera (Sarah Miles) pour servir de bonne. Celle-ci est une fille vulgaire et délurée, qui porte les jupes courtes et dévoile sans vergogne ses jambes sexy. Elle réveille Tony qui dort torse nu dans son lit et s’en émeut ouvertement, Tony qui s’en aperçoit remontera son drap sur sa poitrine. Elle finira par le séduire alors que Barrett joue à ne pas être là, et il la baisera sur le fauteuil. Le spectateur ne verra que ses jambes nues qui s’agitent dans les soubresauts de la passion.

Tony est dès lors doublement accroché : par Hugo qui le materne et tient sa maison, par Vera qui l’excite et assouvit ses besoins sexuels. Susan est reléguée, à son grand dam. Le maître devient servant, tandis que le serviteur domine. Les bruns ont soumis les blonds, comme une revanche des esclaves saxons sur les Normands envahisseurs. Il y a de la lutte des races dans cette lutte des classes, mais aussi une lutte des sexes, le mâle dominant prenant l’ascendant pour manipuler tous les autres. L’escalier est le point central de la maison, un ascenseur social en même temps qu’un lieu de passage où tout se joue, la surveillance, la relégation et même le jeu gamin.

Tony est un faible. Né dans la soie, il n’a pas été confronté à la brutalité de l’existence ; il préfère se laisser faire, en oisif content de le rester. A noter que l’assistance de plus en plus grande des machines en nos vies, y compris « l’intelligence » artificielle, nous conduira peut-être, nous aussi, à une sorte de démission à terme. Il est doux de se laisser dominer, en échange de protection et de réconfort. Ainsi agissaient les féodaux, ainsi agissent les dictateurs, même les mafieux comme Poutine. Les Russes n’ont, comme tous les peuples, que les dirigeants qu’ils méritent ; et les Chinois sont fiers de leur réussite économique, en contrepartie de leur soumission intégrale au Parti. C’est ce que l’ami de Montaigne, La Boétie, appelait si justement la servitude volontaire. Au début des années soixante au Royaume-Uni, c’était ainsi que Losey voyait la décadence. Exilé parce que soupçonné de sympathies communistes, il avait lu Marx et Trotski et pensait que « le capitalisme » produirait la corde pour le pendre (comme si un système de production économique était un être vivant !).

Le cinéaste enrichit son huis-clos par les relations du quatuor : la domination de volonté de Barrett sur Tony, la domination sexuelle de Vera sur Tony, avant celle de Barret au final sur Susan, les tentatives de Susan de faire réagir son fiancé, puis sa soumission à sa déchéance dans une scène finale outrée, qui passe mal aujourd’hui tant elle est caricaturale. Le renversement progressif des rôles de chacun est fascinant, on sent la chute vers l’abîme et l’absence d’énergie pour y remédier.

L’amour conventionnel qu’exige la société, représenté par la froide Susan (une vraie tête à claques), dénie toute chaleur humaine à l’union, présentée comme un contrat d’affaires entre gens de la haute. Le seul instant de fièvre, par terre sur le tapis, est volontairement interrompu par Barret qui vient porter un seau à glace pour les cocktails. Tout l’inverse est la spontanéité de Vera, qui affiche ouvertement son désir de sexe et affiche sa grande bouche de déesse 19 et ses jambes érotiques à faire tourner la tête. Tout est ostentatoire dans la façon de filmer, malgré le noir et blanc frigide. Le légendaire flegme britannique est remis à sa place : celle du caractère des individus. Tony n’a pas la vigueur pour faire autrement que de le jouer ; au fond de lui, il reste un enfant qui n’a pas grandi et cède à ses abandons. Barrett le détruira.

DVD The Servant, Joseph Losey, 1963, avec Dirk Bogarde, Sarah Miles, Wendy Craig, James Fox, Catherine Lacey, StudioCanal 2015 VO sous-titres français, 1h51, €9,49, Blu-ray €14,25

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)

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Le salon Destinations Nature est à l’eau

Rassurez-vous, il ne s’est pas noyé ! Il a décidé pour sa 28ème édition du 30 mars au 1er avril 2012 à Paris d’apprendre à nager à ses quelques 52 000 visiteurs annuels. Les fjords du Sultanat d’Oman s’explorent en kayak, le lac Majeur et les îles Borromées à pied, les canaux de Bourgogne à vélo tandis que le relief des Pyrénées Orientales se prête au canyoning.

La conjoncture est frileuse mais l’été reviendra (après les élections) et l’eau vive est promesse de bonheur sans trop dépenser. Du 30 mars au 1er avril, tous les rivages du monde s’explorent au salon – à vous d’y venir humer l’air humide de votre prochaine destination, tout près en France ou très loin dans le Pacifique. Ou même sur les lacs du Québec (Simon, 11 ans, photo ci-dessous).

Selon le philosophe Gaston Bachelard (trop oublié parce que scientifique-poète dans une époque qui adore classer définitivement les gens sous une seule étiquette), l’eau est ambivalente – comme notre temps. Il a écrit son livre en 1941 et 2012 ressemble furieusement à la mentalité d’époque.

Il existe une morale de l’eau : eau douce ou eau violente, elle est lustrale comme au baptême ou emporte comme un tsunami. Comme lui, sacrifions à « l’imagination de la matière ». La nature s’offre pour le rêve et pas seulement pour jouir. La rando-croisière permet par exemple d’associer plaisirs culturels des parents et joie simple des gamins qui adorent se baigner… ou se battre dans la boue !

Vous pouvez aller sur l’Irrawaddy ou aux Lofoten, ou encore glisser dans la sierra de Guara en Espagne avec vos jeunes. Pourquoi ne pas aller voir les baleines, le loup et les castors au Québec, sans oublier l’ours brun avide de toute nourriture !

Mais vous pouvez aller aussi en France, riche de ses 5533 km de côtes sur 26 départements, sans parler des fleuves, des rivières, des canaux et des lacs ! De quoi contenter petits et grands pour pas loin. Par exemple le marais poitevin en kayak (ci-dessus). Le Finistère détient le record de 1170 km de sentier côtier. Le GR 24 part de Vitré en Ille-et-Vilaine pour aboutir à la Tour du Parc dans le Morbihan. La marche vivifiante du Mont Saint-Michel, est à vivre pieds nus en basse marée au départ du Bec d’Andaine, guidée par un passeur qui commente la balade entre sables mouvants, pêcheries à saumon et anciennes salines. Trois jours pour 355€.

Les eaux claires sont fugitives, légères, eau de source comme eau de feu ; elles parfument comme l’eau sauvage, elles purifient. C’est ainsi que l’île de la Dominique propose le sentier de 185 km d’où partent 14 itinéraires de 2 à 10 h de marche. Vous vous immergez au cœur de la forêt primaire, sur les anciens chemins tracés par les esclaves, allant de rivières en cascades. Vous pouvez emprunter aussi une péniche-hôtel en Provence, d’où vous explorerez en vélo vignes et champs de lavande de Villeneuve-Lès-Avignon à Aigues-Mortes, 9 jours pour 890€.

Les eaux lourdes sont porteuses de sombre, eaux mortes des mares stagnantes, eaux chargées de sédiments arrachés aux terres, ou de particules radioactives délétères – mais elles sont aussi les eaux d’où tout renaît parce qu’elles sont riches en matières. De quoi nager nu pour communier avec les éléments primaires.

Quelle douceur de planer dans le silence de la mer au-dessus des fonds, ou d’y tracer sa route à la main, en kayak ! La Nouvelle-Calédonie regorge de sites côtiers à explorer dans la baie d’Upi sur l’île des Pins, ou en randonnée palmée sur des sentiers sous-marins d’exception. Celui de l’îlot Hienga est l’une des six zones du lagon calédonien classées en 2008 au patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco. Ou les Maldives où nagent sous la surface les demoiselles colorées (ci-dessous).

Les îles Éoliennes s’explorent en goélette pour y explorer le chao géologique des volcans avec un guide spécialiste, sans compter quelques visites archéologiques romaines, des repas italiens frais et somptueux dans de petits ports à l’écart du tourisme et des baignades en criques isolées.

L’eau composée est la terre imbibée d’eau, cocktail de limon et de nourrice qui produit cet entre-deux du marais si riche en faune. Madère, au cœur de l’Atlantique, est un jardin fleuri grâce au travail des hommes : ils l’ont irriguée de multiples canaux sur 1500 km, permettant aux orchidées de s’épanouir et aux pinsons de chanter. Au fil de l’eau, 23 sentiers vous attendent. En France, c’est Amiens qui vous offre ses hortillons du moyen-âge. Ces curieux jardins flottants sont enserrés entre les bras de la Somme et de l’Avre sur 300 hectares ; ils ne se découvrent qu’en bateau.

En conclusion de son maître-ouvrage, L’eau et les rêves, Bachelard évoque l’eau qui parle, murmurant à l’oreille des plantes, des bêtes et des humains. La rêverie des éléments est faite pour les poètes et l’époque veut votre évasion, dure aux hommes et menteuse en politique. L’eau materne, elle enveloppe et nettoie, rafraîchit comme une caresse et élève l’âme de ses vapeurs bienfaisantes. Le salon des Nouvelles Randonnées constitue un véritable ambassadeur des merveilles du monde. A vous de venir voir avant d’aller plus loin !

Destinations NATURE le salon des nouvelles randonnées du 30 mars au 1er avril 2012 à Paris

Site : www.randonnee-nature.com Réseaux : Facebook et Twitter

Gaston Bachelard, l’Eau et les rêves – essai sur l’imagination de la matière, 1941, Livre de poche 1993, 222 pages, €6.17

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Filles et garçons au Japon

Nul doute que la société japonaise change : je l’ai vu en 15 ans. Il suffit de revoir par exemple le film d’Ozu, « Le goût du saké » qui date de 1962, pour constater que ce changement n’est pas nouveau mais constant, avec le monde.

Le film montre un Japon de la fin des années cinquante, défait militairement, devenu productiviste et consommateur. La jeunesse ne rêvait alors que d’individualisme, d’appareils ménagers et de clubs de golf. Les traditions se perdaient et les vieux maîtres n’étaient plus reconnus ni récompensés dans leur vieillesse. Les familles éclataient déjà. Chacun tendait à vivre seul – hantise des hommes japonais dont toute l’éducation a été à l’inverse : maternés durant leur enfance, servis dans l’entreprise comme au bar, servis chez eux par leur femme et leur fille mineure, au pouvoir dans la société. Or, le modernisme, dès 1962, faisait que leurs secrétaires les quittaient pour se marier, leurs filles aussi : rien n’allait plus… Ozu est un bon sociologue.

Le visiteur constate le changement en observant garçons et filles dans leur comportement aujourd’hui. A Nara, Horyu ji, ce sont des centaines de collégiens des deux sexes, de quatrième et troisième selon nos classifications, qui envahissent les allées. Ils sont divisés par classes numérotées de 1 à 4 matérialisées par des panneaux portés par des accompagnatrices. Toujours l’appartenance au groupe, ainsi proclamée. Mais les filles sont mêlées aux garçons sur un pied d’égalité, pas comme dans le film d’Ozu un demi-siècle avant.

Les traditions des années cinquante subsistent, mais la jeunesse joue avec. Si le pantalon noir des garçons ne peut avoir pour seule fantaisie que d’être parfois « taille basse », à la mode, la chemise blanche se porte sous toutes ses formes : avec ou sans tee-shirt, avec ou sans cravate, le col ouvert d’un bouton discret ou débraillé jusqu’à quatre.

Un gavroche à visière a la chemise sortie du pantalon. C’est un moyen pour lui d’affirmer son identité à l’intérieur des uniformes. Aujourd’hui, les normes officielles sont relâchées et le « déviant » est accepté officiellement (ce qui veut dire par le gouvernement et par les professeurs, sous la pression de la société). Mais dans certaines limites : pas question de cheveux jaunes ou de téléphones portables, ni de chaînes au cou à l’école, ni le droit de porter autre chose que les éléments indispensables de l’uniforme, chemise blanche et pantalon noir ou jupette pour les filles. La cravate, en revanche, n’est pas exigée.

Elle l’est même tellement peu que le boutonnage de la chemise des garçons est laissé à l’appréciation du climat et des hormones.  Ou de la mode américaine du décolleté pour laisser admirer son teint de pêche et sa peau de bébé. Les Asiatiques sont à l’aise dans cette norme de l’éphèbe : bronzé naturellement et sans poils. Le stoïcisme d’être peu vêtu dans le frais ou sous la pluie est apprécié au Japon, trait culturel de « virilité ». Le Franciscain portugais Luis Frois, qui a vécu plus de 30 ans dans le pays au XVIe siècle, constatait déjà que les enfants « d’Europe sont élevés avec beaucoup de câlins et de douceur, de la bonne nourriture et de bons vêtements ; ceux du Japon à moitié nus et presque privés de tendresse et d’attentions » (Traité de Luis Fros, 1585, traduction française éd. Chandeigne 1993).

Les filles sont toujours habillées de façon plus stricte, plus « tenues » par une société qui reste machiste, mais elles aiment aussi « souffrir » et « transpirer » comme les garçons, selon les valeurs de discipline japonaise. Midori, la petite amie du héros de « La ballade de l’impossible » de l’écrivain Haruki Murakami (1987), explique pourquoi elle a eu le tableau d’honneur à l’école : « justement parce que je détestais cette école à en mourir. C’est pour cela que je n’ai jamais manqué. Je ne voulais pas m’avouer vaincue. Je me suis dit que ce serait la fin si j’abandonnais. » (p.97) Serrer les dents, voilà du stoïcisme moins physique que rester en chemise sous la pluie, mais non moins révélateur d’un trait de la personnalité japonaise, valable pour les deux sexes. Ce qui n’empêche pas les filles d’avoir des gestes que les garçons n’auront jamais, même les mignons efféminés. La conscience des limites existe ici plus qu’ailleurs.

Aujourd’hui, les jupettes plissées noires des collégiennes ne tolèrent aucune fantaisie, le corsage blanc ne dégage pas le cou mais reste noué par un lacet. Elles portent de grosses chaussettes dont le noir tente d’amincir leurs mollets arqués peu esthétiques. Ces jambes arquées, que les garçons n’ont pas, seraient dues à la position assise, socialement seule acceptable pour les filles : à genoux. Les garçons peuvent s’asseoir en tailleur, le sexe toujours protégé de short ou pantalon – pas les filles, dont la jupe reste ouverte. D’où cette déformation des jambes.

Sorties de l’âge ingrat, nettement plus sévère au Japon pour les filles que pour les garçons (c’est l’inverse en Angleterre), les jeunes femmes peuvent être très belles,. Vers 17 ou 18 ans elles arborent le corps souple d’une liane et les traits fins. d’une miniature d’ivoire Elles sont souvent séduisantes dans leur façon de parler et de s’intéresser à vous, comme la jeune aubergiste de Dorogawa qui a flirté quelques minutes avec chacun des mâles du voyage – ou presque.

Ozu, Le goût du saké, DVD

Haruki Murakami, La ballade de l’impossible (1987), Points Seuil

Traité de Luis Fros, 1585, traduction française éd. Chandeigne 1993

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