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Montaigne apprend de la controverse

Le chapitre VIII du Livre III des Essais est aussi long et ardu que les précédents. Plus il vieillit, plus l’esprit de Montaigne est brouillon, ajoutant des paroles là où faudrait élaguer. Dans le chapitre « De l’art de conférer » – qui veut dire converser, il prend la défense des contradictions. Loin de lui nuire, elles lui sont au contraire bénéfiques. Il n’y a que les gens stupides qui n’apprennent pas des autres, ni ne révisent ou confortent leurs propres opinions selon celles d’autrui.

« On ne corrige pas celui qu’on pend, on corrige les autres par lui. Je fais de même », dit Montaigne. Sans aller jusqu’à cette extrémité, « publiant et accusant mes imperfections, quelqu’un apprendra de les craindre ». Ce pourquoi il écrit. Lui « [s’]instruit mieux par contrariété que par exemple, et par fuite que par suite. » Observer les autres, les écouter, entendre leurs arguments, apprend plus que lire un texte. Car la conversation est alternance d’arguments ; la bonne conversation, s’entend, pas le monologue du faux-savant ni la fatuité du bien en cour. Mais, entre gens de bonne compagnie, deviser fait progresser. « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à mon gré à la conversation. (…) L’étude des livres, c’est un mouvement languissant et faible qui n’échauffe point : là où la conférence apprend et exerce en un coup. Si je confère avec une âme forte et un roide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre, ses imaginations élancent les miennes ; la jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au-dessus de moi-même… » Ne l’avons-nous pas tous expérimenté ? Ce pourquoi les ados adorent « discuter » plutôt que lire.

Le mauvais exemple fait suivre le bon. « Tous les jours la sotte contenance d’un autre m’avertit et m’avise. » Ainsi les Spartiates amenaient leurs enfants regarder les hilotes ivres – pour qu’ils ne tombent jamais aussi bas. Notre époque semble faire l’inverse, à se complaire dans le vil et le sordide, à magnifier « le peuple » en ce qu’il a de populacier, badaud, crédule, lyncheur – tous les bas instincts lâchés sans retenue. Étonnez-vous après que des collégiens s’entretuent au couteau à la sortie de l’école, ou que des père-la-vertu de 14 ans tabassent « la pute » qui prend des manières de liberté. Comme on fait son lit, on se couche. « Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd et s’abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui s’épande comme celle-là. » Les prêcheurs de religion falsifiée, les intellos misérabilistes sur les réseaux et les journalistes de médias en mal d’émotionnel qui fait l’audience, sont bien coupables du dérèglement des mœurs.

Montaigne avoue détester la sottise et ne pouvoir la supporter (nous non plus). Il aime à disputer, sans entrer en colère quand on n’est pas d’accord avec lui, mais bataillant ferme argument après argument. « Nulles propositions m’étonnent, nulle créance me blesse, quelque contrariété qu’elle ait à la mienne. Il n’est si frivole et si extravagante fantaisie qui ne me semblent bien sortable à la production de l’esprit humain. » Être contredit le ravit car cela l’éveille et l’exerce. Lui ne joue pas les « offensés » comme les esprits faibles de notre temps, quand il rencontre une opinion autre que la sienne ! « J’aime, entre les galants hommes, qu’on s’exprime courageusement, que les mots aillent où va la pensée. » La société n’a pas d’intérêt si elle n’est pas directe et vraie, et « n’est pas assez vigoureuse et généreuse si elle n’est querelleuse, si elle est civilisée et artiste, si elle craint le heurt et a ses allures contraintes. (Ici une citation de Cicéron) Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère ; je m’avance vers celui qui me contredit qui m’instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune à l’un et à l’autre. » Cela est sagesse, mais qui connaît encore la sagesse de nos jours ?

« Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m’y rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues de loin que je la vois approcher. » La vérité est comme une femme et l’approche de Montaigne est quasi sexuelle : il jouit de la sensualité qui le prend pour elle. Les hommes de son temps font plus de manières et répugnent à contredire, par manière de politesse hypocrite. Montaigne le regrette, et il évoque ses écrits. « Mon imagination se contredit elle-même si souvent et condamne, que se m’est tout un qu’un autre le fasse : vu principalement que je ne donne à sa répréhension que l’autorité que je veux. » Encore une fois, Montaigne pense par lui-même et, si les critiques l’exercent, il n’en prend que ce qu’il juge pertinent.

A condition cependant que les objections soient dans l’ordre, qu’elles suivent un raisonnement « On répond toujours trop bien pour moi, si on répond à propos. Mais quand la dispute est trouble et déréglée, je quitte la chose et m’attache à la forme avec dépit et indiscrétion, et me jette à une façon de débattre têtue, malicieuse et impérieuse, de quoi j’ai à rougir après. Il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot. » Aussi ne le faisons point et laissons les sots à leur sottise : jamais un argument de raison ne percera la carapace obtuse des croyants. « La sottise et dérèglement de sens n’est pas chose guérissable par un trait d’avertissement. »

Sots sont d’ailleurs les faux-savants, ceux qui croient savoir et vous assomment de leur érudition. « Pour être plus savants, il n’en sont pas moins ineptes. » Mieux vaut celui qui pense par lui-même, qui cherche et se corrige, qui affine et traque les sources. « Tout homme peut dire véritablement ; mais dire ordonnément, prudemment et suffisamment, peu d’hommes le peuvent », constate Montaigne. «D’une souche, il n’y a rien à espérer », ajoute malicieusement le philosophe.

La suite du texte digresse verbeusement en diverses matières, qui sont l’argument d’autorité ou l’impuissance à corriger le faux qui va ; que tout raisonnement n’empêche pas le hasard ; que les bons mots ou les sentences fortes ne sont peut-être pas de celui qui parle mais repris d’auteurs ou de grands hommes ; que certains livres instruisent plus que d’autres, ainsi l’Histoire de Tacite. Mais que tous les propos doivent être tenus pour critiquables, évaluables selon la raison de qui les lit. « Moi qui suis roi de la matière que je traite, et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du tout ; je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me défie, et certaines finesses verbales, de quoi je secoue les oreilles. » Il faut faire pareil avec tous les livres, même ceux d’auteurs réputés et célèbres.

Et de conclure : «Tous jugements en gros sont lâches et imparfaits. »

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Poutine-Hitler même Kampf

Le parallèle entre l’action d’Hitler et celle de Poutine me semble ressortir du mimétisme. Le kaguébiste empli de la grandeur de la sainte mère Russie, selon lui Troisième Rome de notre temps, est proche du messianisme délirant sur la « race » aryenne établie en grande Allemagne pour un règne de « mille ans ».

Cela dès le départ :

  • Tous deux sont possédés par « la patrie » au point d’en faire une terre de mission avec « espace vital » et glacis d’Etats tampons.
  • Tous deux sont obsédés d’idéologie, pliant les faits à leur volonté, parfois audacieux mais souvent aveugles aux réalités des faits.
  • Tous deux méprisent la démocratie, ce régime faible de parlotes où les médiocres prolifèrent.
  • Tous deux vénèrent la force et agissent en cyniques, manipulant les masses et maniant le mensonge par tactique. Tout est bon pour réussir, même le pire.
  • Poutine commence à 46 ans en faisant fomenter plusieurs attentats dans la banlieue de Moscou qui tuent trois cents civils en septembre 1999 ; Hitler est nommé chancelier à 44 ans et fait incendier dans la foulée le Reichstag tout en ouvrant le premier camp de concentration de Dachau.
  • Poutine débute la guerre en Tchétchénie et l’asservit par une occupation suivie d’un régime à la botte. Cette violence crue de gamin des rues plaît aux Russes assez frustes ; la popularité de Poutine augmente, tout comme celle d’Hitler après chaque meeting aux affrontements sanglants des SA. Comme si la violence légitimait la foi, la rendait « de nature ».
  • Une fois au pouvoir, Poutine comme Hitler mettent au pas les puissants qui croyaient avoir placé une marionnette aux fonctions suprêmes. C’est le cas des gros industriels pour Hitler, c’est le cas des oligarques pour Poutine. La plupart des grands médias passent aux mains amies, permettant à la propagande d’asséner l’idéologie.
  • Les puissants politiciens ou industriels en opposition sont tués ou emprisonnés, lors de la Nuit des longs couteaux d’Hitler ou lors des empoisonnements, « suicides » ou balles dans la tête de Poutine.

Dès 2007 Poutine assume sa guerre contre le reste du monde. La Russie est une grande puissance affaiblie par les traités de 1991, les autres en profitent et notamment les Etats-Unis qui veulent dominer le monde. « L’Union soviétique à la fin des années 80 du siècle dernier s’est affaiblie, puis s’est complètement effondrée », déclare Poutine dans son discours du 24 février 2022 publié par l’agence officielle Tass. Hitler a fait de même : l’Allemagne, grande puissance affaiblie par le traité de Versailles, est asservie aux puissances alliées, les États-Unis en tête. Elle doit se réarmer et redresser la tête : ce que fait Hitler, ce que fait Poutine. Accuser les autres de ses propres travers est le b-a ba de la manipulation : la guerre, c’est la paix ; la liberté, c’est l’esclavage ; l’ignorance, c’est la puissance. C’est Orwell 1984, c’est Hitler, c’est Staline, c’est Poutine. « Qui contrôle le passé contrôle le futur (…) qui contrôle le présent contrôle le passé ». D’où l’asservissement des médias et les « procès » contre ceux restés indépendants, l’interdiction de financements étrangers, la relecture des manuels scolaires et la réécriture de l’histoire dans le sens voulu. Poutine-Hitler, même combat.

Certes, les États-Unis ont exporté la guerre et Poutine le détaille dans son discours de revanche. En Afghanistan (mais il était le foyer du terroriste international Ben Laden, coupable des quelques 3000 morts des attentats du 11-Septembre), en Irak (mais Saddam Hussein avait tenté de faire assassiner le président des États-Unis), en Syrie (mais des armes chimiques, en violation des traités, avaient été utilisées par le régime et Bachar el-Hassad avait relâché exprès une myriade d’islamistes terroristes dangereux de ses prisons). Poutine ne dit rien de l’invasion soviétique (russe) de l’Afghanistan, ni de la mise au pas de la Hongrie en 1956, de la Tchécoslovaquie par les chars en 1968, de l’asservissement de la Pologne avec le général Jaruzelski en 1981, de la guerre en Géorgie en 2008. Il ne parle que de ce qui l’arrange. Son idée-force est vieille comme la Russie : la paranoïa de l’encerclement, la forteresse assiégée – tout comme l’Allemagne sous Hitler. « L’importance territoriale proprement dite d’un Etat est ainsi, à elle seule, un facteur du maintien de la liberté et de l’indépendance d’un peuple ; tandis que l’exiguïté territoriale provoque l’invasion », écrivait Hitler dans Mein Kampf. D’où la grande respiration exigée du Lebensraum, de l’espace vital nécessaire au peuple aryen-allemand pour se sentir en sécurité et avec les ressources naturelles nécessaires. Poutine recherche lui aussi un glacis contre « l’OTAN », comme si l’adhésion demandée par les ex-États du pacte de Varsovie était un machiavélisme américain et non pas une peur de la Russie par des États trop longtemps sous son joug. « Agrandir l’espace vital et assurer la subsistance du peuple russe », justifie-t-il – comme Hitler.

La Russie est fondamentalement européenne mais Poutine ne veut pas le savoir. Il se croit encore une puissance mondiale avec ses 142 millions d’habitants (moins que le Brésil aujourd’hui, autant que la Tanzanie ou les Philippines dans trente ans) alors qu’il n’est qu’un pays déclinant, au PIB proche de celui de l’Australie et du Brésil, face à une Chine conquérante, avançant – elle – à marche forcée vers le progrès et la puissance économique. Que sera la Sibérie (10 millions d’habitants seulement) dans quelques décennies, face à une Chine d’1,4 milliard d’habitants avides de matières premières et de territoires neufs ? Se rapprocher de l’Europe aurait du sens stratégique, pas de la Chine qui avalera sa proie sans sourciller – question de masse et de puissance. Il est étonnant qu’un adepte des rapports de forces comme Poutine ait ce genre de raisonnement de petit garçon vantard en cour de récré. Dans la théorie marxiste, le fascisme est la réaction des classes dirigeantes lorsqu’elles se sentent menacées ; un raidissement policier, moral et militaire pour faire front au changement. Poutine a été élevé par la théorie marxiste, il obéit à ce qu’il croit une loi de l’Histoire, son autoritarisme de réaction en témoigne.

Parce qu’il y a pour lui autre chose, de plus fondamental.

« En fait, jusqu’à récemment, les tentatives de nous utiliser dans leurs intérêts, de détruire nos valeurs traditionnelles et de nous imposer leurs pseudo-valeurs, qui nous rongeraient, nous, notre peuple, de l’intérieur, ces attitudes qu’ils imposent déjà agressivement dans leurs pays et qui mènent directement à la dégradation et à la dégénérescence, car elles sont contraires à la nature humaine elle-même, n’ont pas cessé », déclare encore Poutine dans son discours du 24 février. Il accuse l’Occident de véhiculer des valeurs de dérision, de pornographie, de perversion des mœurs, de changements de sexe, d’avortements de convenance, de métissage racial – tout ce que dénoncent en France Zemmour, aux Etats-Unis Trump, en Hongrie Orban, et hier Hitler dans la République de Weimar comme dans l’empire austro-hongrois. La Russie de Poutine comme les réactionnaires occidentaux sont revenus à la mentalité catholique bourgeoise de 1857 du procès contre Madame Bovary, avant celui contre Les Fleurs du mal. Il était reproché « l’immoralité » d’exposer des faits réalistes sans personnage ni auteur pour les juger. En effet, la démocratie demande à chacun d’être juge, pas à l’Eglise ni à l’Etat : c’est cela, la liberté.

Mais ce qui est débat démocratique chez nous (environ un tiers des Français sont d’accord avec la droite extrême aujourd’hui) est blasphème chez lui : il ne discute pas, il interdit. Comme Hitler dans Mein Kampf : « Il ne s’offrira donc dans l’avenir que deux possibilités : ou bien le monde sera régi par les conceptions de notre démocratie moderne, et alors la balance penchera en faveur des races numériquement les plus fortes ; ou bien le monde sera régi suivant les lois naturelles : alors vaincront les peuples à volonté brutale, et non ceux qui auront pratiqué la limitation volontaire ». Poutine ne se sent pas « européen » dans ce sens-là des libertés. Il fait siens les propos d’Hitler dans son livre de combat : « plus le véritable chef se retirera d’une activité politique, qui, dans la plupart des cas, consistera moins en créations et en travail féconds qu’en marchandages divers pour gagner la faveur de la majorité, plus la nature même de cette activité politique conviendra aux esprits mesquins et par suite les captivera ». Il veut guider le peuple comme le chef charismatique qu’il se croit après 22 ans de pouvoir sans partage : un Führer, un Petit père des peuples, un Grand timonier, surtout pas lui laisser la liberté, ni la responsabilité qui va avec.

Lorsqu’il déclare « Au cœur de notre politique se trouve la liberté, la liberté de choix pour tous de décider de manière indépendante de leur avenir et de l’avenir de leurs enfants », ce n’est rien moins qu’Hitler réclamant la liberté pour « la race » de vivre selon sa force et de s’épanouir sans contraintes… sous le régime du Guide. Les opposants sont des malades mentaux, des inconscients, des pervertis, des « espions de l’étranger ». En bref : la liberté, c’est l’esclavage. N’expose-t-il pas, Poutine, que « le bien-être, l’existence même d’États et de peuples entiers, leur succès et leur vitalité trouvent toujours leur origine dans le puissant système racine de leur culture et de leurs valeurs, de l’expérience et des traditions de leurs ancêtres et, bien sûr, dépendent directement de la capacité de s’adapter rapidement à une vie en constante évolution, de la cohésion de la société, de sa volonté de se consolider, de rassembler toutes les forces pour aller de l’avant » ? Adolf Hitler dans Mein Kampf écrivait : «  Qu’on élève le peuple allemand dès sa jeunesse à reconnaître exclusivement les droits de sa propre race; qu’on n’empoisonne point les cœurs des enfants par notre maudite « objectivité » dans les questions qui ont trait à la défense de notre personnalité ». Ein Volk ! Ein Reich ! Ein Führer ! En Allemagne hier comme en Russie aujourd’hui.

En ce sens, l’allusion à « une anti-Russie » dans le discours vise moins à la sécurité militaire qu’au mauvais exemple donné par les libertés à l’occidentale. La Russie de Poutine ne veut pas être contaminée par les contestations « démocratiques » – ce pourquoi on empoisonne, on emprisonne, on interdit l’ONG Memorial qui documentait les crimes soviétiques, on accuse de « pédophilie » ou de malversations financières tous les opposants aux pseudo « élections ». C’est que la démocratie autocratique n’a rien de la démocratie : le peuple ne décide pas, il se contente d’acquiescer et de faire comme on lui dit. Il s’agit clairement d’une tyrannie : selon Aristote, la tyrannie est lorsque « le pouvoir politique est entre les mains d’une seule personne cherchant son propre bien ou celui de sa famille ». Le chaos démocratique des opinions contradictoires qui se percutent et négocient un compromis majoritaire n’est pas dans l’ADN du Kremlin et, depuis la révolution orange de 2004 puis les manifestations de Maidan de 2014, l’Ukraine prenait la pente européenne des démocraties – un danger suprême pour le pouvoir de Poutine ! Le mauvais exemple d’un pays-frère qui pourrait faire tache d’huile à la Navalny (Ukrainien par son père).

Dès lors, le mécanisme à l’hitlérienne de l’invasion est planifié.

Comme dans les Sudètes où une présence allemande avait fait « appeler » la Grande Allemagne au secours pour réunifier le peuple germanophone de Tchécoslovaquie, « les républiques populaires du Donbass ont demandé l’aide de la Russie », dit Poutine dans son discours. Elles servent de base et de prétexte contre « des abus et à un génocide par le régime de Kiev ». Cela après l’annexion manu militari de la Crimée considérée comme historiquement russe (comme Hitler fit de la Sarre et de l’Autriche). C’est une politique internationale analogue à celle des SA dans la rue ; une politique que le très jeune Vladimir a pratiqué dans les rues de Leningrad avant d’être repris en main à 16 ans par un « bienfaiteur ». Les négociations « à Munich » rappellent celles d’Hitler (quelle bourde de la diplomatie allemande ou européenne que d’avoir fixé à Munich ces pseudo-négociations avec Poutine ! Les technocrates n’ont-ils aucune notion du symbole?). Négocier ne signifie d’ailleurs pas grand-chose pour les Hitler ou Poutine : « ce qui est à moi est à moi, ce qui est à vous est négociable », disait-on du temps de l’URSS. Staline l’avait appris d’Hitler et Poutine le reprend à son compte. Le protectorat hier de Bohème-Moravie veut se transformer aujourd’hui sous Poutine en protectorat d’Ukraine-Moldavie.

Pour cela, accuser les autres, les ennemis, de « génocide », de « nazisme ». Le président juif Zelenski de l’Ukraine ne fait pas un nazi crédible, il serait plus du côté des cabarets de la République de Weimar lorsqu’il joue du piano avec sa bite (pour les puritains religieux horrifiés, il s’agit d’une illusion comique – on ne voit aucun sexe). L’injure « hitléro-fasciste », comme le rappelle le trotskiste Alain Krivine récemment disparu, est l’anathème favori des staliniens – il ne recouvre rien d’autre que la haine absolue contre ce qui représente l’antiparti, la lutte à mort. Lorsque l’armée de Poutine rase sous les bombes la maternité de la ville (russophone) de Marioupol (comme à Grozny en Tchétchénie, comme à Alep en Syrie), est-ce pour éradiquer les bébés nazis ? A chaque fois les frappes russes visent intentionnellement les populations civiles, les hôpitaux et les secours – y compris les convois humanitaires ; c’est une tactique de terreur volontaire. Vous ne vivrez que si vous vous soumettez, sinon on empilera vos têtes comme le fit Gengis Khan.  

Lorsque Poutine évoque dans son discours « les bandes punitives des nationalistes ukrainiens, collaborateurs d’Hitler pendant la Grande Guerre patriotique, [qui] ont tué des gens sans défense », on dirait qu’il parle de ses propres bandes armées lorsqu’elles envahissent l’Ukraine. Comme toujours, accuser les autres du mal qu’on fait est la base de la manipulation. Un mot sur les « nazis » ukrainiens : ils existent mais ont peu de chose à voir avec ceux d’Hitler. Une milice privée nationaliste analogue au groupe russe Wagner s’est créée en 2014 après le séparatisme du Donbass encouragée par la Russie ; elle a été financée par un oligarque ukrainien juif, Kolomoïsky, parce que le gouvernement ne se défendait que mollement. Elle ne comprenait que quelques centaines d’hommes. Versée en 2016 dans l’armée régulière sous le nom de régiment Azov, elle attire surtout les jeunes qui en veulent, y compris de nombreux juifs qui sont nationalistes mais pas nazis ! Même si quelques symboles du passé sont repris, c’est clairement contre les Russes, qui ont affamé l’Ukraine en 1932-33 et ont entraîné 5 millions de morts ; lorsque les vrais nazis sont arrivés, une division de grenadiers SS nommée Galicie a été constituée par les nationalistes ukrainiens opposants à l’Union soviétique. Il s’agit donc d’une réponse en défense d’une attaque, pas d’une idéologie née de rien, ni surtout « encouragée » par l’Occident (le Congrès américain en a interdit en 2015 le financement, avant que cela ne soit aboli par l’équipe Trump).

Mais à quoi bon tenter de réfuter des mensonges aussi bruts que ceux qui les profèrent ? Seule la force des mots compte, pas la réalité des faits. Il y a comme un suicide analogue à celui d’Hitler dans l’attitude jusqu’au-boutiste de Poutine qui préfère sacrifier sa race aryenne son peuple russophone à ses idées obtuses… Le bombardement des abords d’une centrale nucléaire ukrainienne est de cette eau, tout comme la répétition des menaces d’user de la Bombe au cas où « l’OTAN » franchirait une « ligne rouge ».

Oui, il y a bien des parallèles entre Poutine et Hitler !

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Roger-Pol Droit, Généalogie des barbares

C’est un essai très intéressant sur la représentation de l’Autre dans l’histoire occidentale que nous livre Roger-Pol Droit. Bien qu’un peu verbeux et parfois délayé, l’auteur répétant plusieurs fois la même chose en des mots différents, le propos est clair et édifiant : le barbare est le repoussoir de toutes nos hantises, l’Etranger absolu, l’inhumain amoral – mais aussi celui qui nous constitue. Le mot n’est pas prononcé mais le lecteur songe au phénomène du Bouc émissaire.

« L’imaginaire collectif » p.20 permet de constituer sa propre identité par opposition à un inverse négatif. Sans barbare, pas de civilisé ; sans barbarie, pas d’humanisme ; sans discipline, le barbare qui est en nous ressurgit, primaire et sauvage. Ces trois parties se constituent historiquement.

Tout commence chez Homère dans l’Iliade, au chant 2 vers 867. Mais seul le terme « barbare » figure ; les Grecs n’ont aucun mot pour désigner « la barbarie ». Le barbare est celui qui parle mal le grec. Il n’est donc pas le non-Grec, irréductiblement étranger, mais le frustre. Le terme va progressivement passer du seul parler grossier (« ceux qui font br br ») aux mœurs grossières, avant de prendre le sens d’ennemi : les Perses pour les Grecs, les Germains pour les Romains. Mais attention ! Perses et Germains ne sont ni des sauvages ni des sous-hommes : ils ont des vertus – elles ne sont simplement ni grecques ni romaines – mais surtout on leur fait la guerre. Si la figure du philosophe représente en Grèce antique l’ultime perfection de l’idéal d’éducation, mettant la raison aux commandes des passions et des instincts : le barbare est son opposé. La guerre psychologique va donc opposer culture et barbarie.  Le barbare « parle, mais mal. Il pense, mais à côté. Il vit, mais dominé » p.47. Il est confus, embrouillé, soumis au tyran. Il n’est pas « net », comme Apollon qui tranche ; il n’a de rapport au vrai que biaisé (comme Donald Trump).

Le philosophe, selon les Grecs, « est un homme de la mesure, de l’équilibre, de la domination de soi. La vie sous la conduite de la raison se nomme toujours tempérance, juste mesure. (…) Il incarne nécessairement le règne de la limite. (…) Limite des désirs, des appétits, des vengeances ou des châtiments. Limite des espoirs ou des aliments, la mesure est partout » p.51. Le barbare, c’est l’inverse. Il est constamment dans l’excès, anarchique, impulsif, émotif, incontrôlable, capable de toutes les transgressions sexuelles. Il est hors-limites, hors la « loi » qui meut l’univers comme la cité et chacun. Il n’est donc pas « libre » puisque dominé par sa sauvagerie : « De même qu’il ne se fait pas bien comprendre, et qu’il ne comprend pas bien, faute de se servir de la langue selon l’ordre, de même qu’il n’entend pas comment parlent la réalité et l’organisation du monde, le barbare ne se comprend pas lui-même » p.54 (comme les « 400 mots » des banlieues). Isocrate pense qu’on se civilise par l’éducation et « qu’on appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation que ceux qui ont la même origine que nous » p.86. Pas de racisme donc, mais de la méritocratie – comme aujourd’hui.

C’est Aristote qui va faire dériver le terme vers la « bestialité ». Pour lui, est barbare celui qui éventre les mères, fait rôtir les bébés, mange habituellement sa viande crue (non cuisinée), baise quiconque et partout sans souci de l’inceste ni du viol, tue et vole sans foi ni loi. Il est donc une sorte d’animal non doué de raison, asservi à ses instincts primaires. Chez Plotin, le barbare est le non gréco-romain : le brut, le non raffiné, le naturel, avec l’idée d’un retour à la source de l’énergie vitale et de la morale saine. L’hellénisme tardif fera de ces traits une vertu en préférant chamanes et prophètes aux philosophes, comme par suicide culturel, préparant la venue du christianisme et l’effondrement de l’empire romain comme de la culture gréco-latine. Peut-être sommes-nous proches d’une telle inversion de civilisation ?

Chez l’apôtre Paul, plus de barbares : « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » p.163. En bref, l’universalisme égalitariste aboutit au « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », comme à l’abolition de toutes les différences accusées d’être des « inégalités » : différences de sexes, de mœurs, de couleur, de situation. Le christianisme valorise la « faiblesse » via la pitié qui est la plus haute vertu, sur l’exemple du Dieu-fait-homme crucifié pour les autres. Les nouveaux barbares sont non seulement ceux qui ne se convertissent pas à la religion d’amour, mais aussi ceux qui sont durs de cœurs, incapables de pardonner, adeptes de la force (et du viol, disent les féministes contemporaines). Le mâle, Blanc, cultivé et vigoureux se trouve aujourd’hui sur la sellette comme le pater familias romain d’hier, sage instruit, esprit sain dans un corps sain. Il faut dire que la chute de l’empire et les éjaculations successives de hordes venues de l’est qui tuent, pillent, violent, raptent, brûlent et détruisent tout sur leur passage, faisant la guerre pour la jouissance de la guerre, paraissent l’incarnation du Diable, appelant l’Apocalypse. Le barbare est, chez les clercs, surtout l’inhumain bestial dont le summum sera représenté par les Huns. Ce furent le surnom que les Poilus donnèrent aux Allemands durant la Première guerre…

A la fin de l’empire, « l’idée de barbarie commence à être pensée comme une donnée d’ordre physiologique. La cruauté est affaire de race, la violence et l’insensibilité deviennent des traits génétiques ». Dès lors, « La race civilisante se trouverait menacée d’abâtardissement, de métissage et de corruption biologique par l’arrivée des races porteuses de l’inculture ou d’une sorte de férocité biologique » p.187. Ce sera la croyance des Nazis comme des islamistes radicaux, c’est aujourd’hui la rhétorique de Trump sur les « rats » et sur la menace latino, c’est la hantise de l’Europe centrale en situation de vortex démographique via l’effondrement des naissances et l’émigration des jeunes.

Ce n’était pas le cas au Moyen-Âge, où les musulmans étaient combattus car non-chrétiens adeptes d’une religion faussée, mais admirés pour leur stratégie guerrière, le luxe de leur existence et la noblesse de leurs sentiments. Ils étaient des ennemis, pas des « barbares » ; ils deviendront « barbaresques » lorsqu’ils adopteront des comportements de pirates sans merci, massacrant, violant et razziant des jeunes pour les vendre comme esclaves du sexe et du travail, castrant les plus beaux mâles pour en faire des janissaires. La « mission » des chrétiens devient alors de les édifier pour les sauver de la barbarie. Chez Thomas d’Aquin, le non-chrétien est bestial par manque d’éducation et les Gog et Magog de la Bible sont des repoussoirs. Le sac de Rome en 1527 par les troupes de Maximilien 1er, mis en exergue par Jean d’Ormesson, assimilera pour des siècles Allemands et barbares ; cela perdure plus ou moins de nos jours contre « la Commission européenne » assimilée au droit du plus fort de la première économie de la zone.

Pour l’humaniste allemand Konrad Celtis, qui édite la Germanie de Tacite en 1500, les barbares sont régénérateurs de la civilisation. Tacite fait des Germains un mythe de vertu incarnée et de vie naturelle, opposés aux Romains de la décadence. Il sera suivi par Montaigne qui fait des « bons sauvages » des sages comme nous, par Rousseau qui fait de « la société » la source de tous les maux, puis par le romantisme qui préfère le rêve et l’imaginaire à la réalité et à la science, avant que ce mythe ne soit « racialisé » par les philosophes allemands à la fin du XIXe pour exalter une « race aryenne » dont ils retrouvent les racines « pures » en Inde ancienne. Leibniz pointera une forme de barbarie propre à la civilisation même : l’excès de rationalisme qui étouffe la sensibilité, l’érudition qui masque la nature ; Vico parlera d’hypertrophie de la logique au détriment de l’observation.

Mais les Lumières, puis la Révolution française, replaceront la « raison » en premier, déclareront les hommes « libres et égaux en droits ». La colonisation à mission civilisatrice sera encouragée au siècle suivant pour éduquer les « sauvages » et leur apporter la vraie religion. Ce fut la première mondialisation, qui sera reprise au XXe siècle par l’économie et « l’aide au développement », voire jusqu’à l’imposition de « la démocratie ».

Les « barbares » deviendront dès lors autres. Ils seront populaires et politiques lors des insurrections des « classes dangereuses » (Canuts 1831, Républicains 1848, Commune 1871). Ils seront romantiques avec la régénération de Michelet puis les mythes wagnériens, la vie naturelle écologique et dénudée des Wandervögel et des scouts de Baden Powell. Ils seront en chacun avec la « pulsion de mort » de Freud, tapie au tréfond de notre âme, en lutte avec « l’Eros civilisateur ». « Ce qui caractérise la représentation des Modernes, c’est que le civilisé peut toujours, soudainement, se transformer en barbare » p.260. Il existe d’ailleurs une « pathologie de l’universel » : l’Inquisition, la Terreur, le goulag, la Shoah, les Khmers rouges, le Rwanda… Quand le sentiment d’une fin de l’histoire pour cause de Vérité révélée rencontre la puissance du désir de Pureté, la liberté diminue et la civilisation régresse.

Intervient alors ce que Roger-Pol Droit nomme en Europe le « sens de l’attente ». Puisque la barbarie est en chacun et peut se révéler à tout moment à l’aide circonstances favorables, puisque le monde est désormais fini et globalisé, engendrant une conscience universelle de la « planète Terre », il n’existe plus de peuple repoussoir. Mais demeure la crainte de voir ressurgir barbares et barbarie ici ou là, venue de l’intérieur ou des frontières abolies. Cette anxiété rend frileux et, en même temps, passif. « Lorsqu’ils seront là, les barbares vont prendre le pouvoir, exercer l’autorité, commander, légiférer. Il ne s’agit nullement de leur résister mais de se préparer à recevoir des maîtres, bientôt présents, et qui vont gouverner. (…) C’est comme un soulagement qu’on attend d’eux » p.264. Cavafy, Coetzee, mettent en scène cette attente qui libère de la responsabilité de décider. Elle est une démission d’énergie, une « décadence » de la culture, la préparation à une « collaboration » active. Avant-hier les Nazis, hier les Soviétiques, aujourd’hui Daech ou Trump.

L’auteur conclut sur les représentations actuelles (en 2007) du barbare. Il est « nulle part » selon Lévi-Strauss qui en fait une construction sociale. « Partout » rétorque le philosophe Michel Henry pour qui la rationalité hypertrophiée des savants et des technocrates réduit au seul mesurable le savoir, faisant fi de la sensibilité. En « nous seuls » dit Edgar Morin, traumatisé par la Shoah, qui confond barbarie et toute forme de domination, en Occident disent les islamistes radicaux qui dénoncent l’impiété. « Fiers de l’être » disent Hitler et Staline, les skinheads, le gang des barbares, Daech et tous les nihilistes (Viva la muerte !).

« Ôtez les barbares, vous ôtez la conscience d’être civilisé. (…) Se construire des barbares, les entretenir avec constance et méthode, cela garantissait que la brutalité était de leur côté, non de celui de la civilisation » p.289. Ce pourquoi il nous faut bien désigner les barbares : pas question de relativiser, d’excuser, de nier : le barbare est nécessaire pour se constituer en humanité. Car tout n’est pas permis : « un homme, ça s’empêche ! » s’exclamait le père d’Albert Camus devant l’un de ses compagnons, égorgé par des racistes arabes haineux.

Quand il n’existe ni frontières, ni limites, ni identité, la violence est partout. Quand il n’est pas de loi, l’homme est un loup pour l’homme (même si c’est faire injure à ces animaux hiérarchiques). Les barbares sont l’inverse de la bonne norme humaine et ils incitent par leur mauvais exemple à inventer la civilisation.

Les barbares du futur, selon l’auteur, ne seront-ils pas ceux qui voudront « tuer le hasard » par la technologie ? Les manipulations génétiques, l’intelligence artificielle, les voitures autonomes, la surveillance sociale généralisée, la traque aux déviances permises par les technologies de l’information et de la communisation, mais aussi les crimes de bureau que sont les règlements étroits, le jargon administratif, le storytelling commercial et politique, les « vérités alternatives » alias fakes news, ne suscitent-elles pas une nouvelle barbarie contre laquelle il faut sans cesse établir des garde-fous ?

Un livre très stimulant.

Roger-Pol Droit, Généalogie des barbares, 2007, Odile Jacob, €28.90 e-book Kindle €28.99

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