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Je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur, dit Nietzsche

Gaston Bachelard a commis une erreur en classant Nietzsche parmi les philosophes de l’air : Nietzsche est de la terre, même s’il n’est pas ancré aux racines. L’homme de Nietzsche est le danseur, celui qui a les pieds sur le sol mais saute et se meut avec agilité, prêt à l’envol vers le sur-homme. « Prêt à voler et impatient de m’envoler – c’est ainsi que je suis. »

L’ennemi du léger est donc la lourdeur car les chevau-légers sont plus rapides que les lourds fantassins. « Et c’est surtout parce que je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur que je tiens de l’oiseau : ennemi mortel en vérité, ennemi juré, ennemi de toujours. » Zarathoustra/Nietzsche veut être celui qui un jour apprendra aux hommes à voler de leurs propres ailes.

Pour cela, il faut s’aimer soi-même. Non par narcissisme ou vanité, mais par acceptation de l’énergie vitale qui est en soi. Il faut aimer son corps pour l’exercer et le rendre beau, il faut aimer son cœur pour le dompter et le rendre bienveillant sans tomber dans la sensiblerie, il faut aimer son esprit pour l’aiguiser, l’alimenter de nourritures qui l’incitent à chercher et à connaître. « Non pas s’aimer de l’amour des malades et des fiévreux : car chez ceux-là l’amour propre même sent mauvais. Il faut apprendre à s’aimer soi-même, c’est ainsi que j’enseigne, d’un amour sain et bien portant : afin de se supporter soi-même et de ne point vagabonder. »

Or la religion enseigne le péché originel, que l’humain est taré d’origine par la « faute » de l’Ancêtre – pourtant créé par Dieu « à son image ». La religion abhorre l’amour de soi au profit de « l’amour du prochain », comme si « l’amour » – ce mot galvaudé – n’était pas un sentiment spontané venu d’un trop-plein d’énergie vers les autres mais un « commandement », un ordre venu d’ailleurs et d’en-haut. Or on ne peut aimer les gens que si l’on s’aime soi, si l’on s’estime assez pour offrir sa générosité. Qu’est-ce donc qu’un amour de commande ? Un mariage arrangé ? De même la religion enseigne depuis tout petit le « Bien » et le « Mal » – et les religions séculières comme le socialisme ou l’écologisme font de même avec leur moraline – rien se pire que les intellos missionnaires, les ravis et les vertueux !

« Dès le berceau, on nous dote déjà de lourdes paroles et de lourdes valeurs ; « bien » et « mal » ainsi se nomme ce patrimoine. A cause de ses valeurs on nous pardonne de vivre. » Coupables nous sommes, toujours coupables : d’être nés et prédateurs de la planète et les mâles des femelles, exploiteurs des colonisés, méprisant des races inférieures – aujourd’hui le plus coupable serait le mâle blanc de plus de 50 ans. « Mais ce n’est que l’homme qui est lourd à porter ! Car il traîne sur ses épaules trop de choses étrangères. Pareil au chameau, il s’agenouille et se laisse bien charger. Surtout l’homme vigoureux et patient, celui dont l’esprit est respectueux : il charge sur ses épaules trop de paroles et de valeurs étrangères et lourdes – jusqu’à ce que la vie lui paraisse un désert ! »

Il doit s’en affranchir pour se libérer des dogmes et du politiquement correct. « L’homme est difficile à découvrir, et le plus difficile encore pour lui-même ; souvent l’esprit ment au sujet de l’âme. Voilà l’œuvre de l’esprit de lourdeur. Mais celui-là s’est découvert lui-même qui dit : ceci est mon bien et mon mal. Par ses paroles il a fait taire la taupe et le nain qui disent : ‘bien pour tous, mal pour tous’. » Juger par soi-même n’est possible que si l’on s’aime soi, si on se libère de l’image convenue qu’on voudrait nous donner, « une écorce, une belle apparence et un sage aveuglement », résume Nietzsche. Non, toutes choses ne sont pas bonnes et seuls les cochons bouffent de tout. « J’honore les langues et les estomacs récalcitrants et difficiles qui ont appris à dire : Moi et Oui et Non. (…) Dire toujours hi-han, c’est ce que n’ont appris que les ânes et ceux de leur espèce ! »

Mais il ne faut pas pour cela se rétracter en sauvage, défiant du monde et réactionnaire en croyant que c’était mieux avant, ni en tyran qui veut tout régenter, ou en dictateur de la cité qui aspire à redresser les gens malgré eux. Nietzsche aime l’homme énergique, pas le macho ni le matamore. « J’appelle malheureux tous ceux qui n’ont qu’une alternative : devenir des bêtes féroces ou de féroces dompteurs de bêtes. » Il ne faut pas non plus laisser faire ni laisser passer, attendre encore et toujours des lendemains qui jamais ne chantent. « J’appelle encore malheureux ceux qui doivent toujours attendre – et ils ne me reviennent pas tous ces péagers et ces épiciers, ces rois et ces laissés-pour-compte. »

Il faut s’aimer pour être soi, s’élever, se tenir droit. « Ceci est ma doctrine : quiconque veut apprendre à voler doit d’abord apprendre à se tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser : on ne s’envole pas du premier coup ! » On peut errer un temps, mais la maturité exige d’avoir choisi son chemin. « Et c’est toujours à contrecœur que j’ai demandé mon chemin – cela m’a toujours été contraire ! J’ai toujours préféré interroger et essayer les chemins eux-mêmes. Essayer et interroger, ce fut là ma démarche. »

Point de gourou donc, Zarathoustra/Nietzsche veut que ses disciples le quittent, une fois son exemple donné. « Voilà quelle est à présent mon chemin – où est le vôtre ? répondais-je à ceux qui me demandaient ‘le chemin’. Car le chemin n’existe pas. » N’existent que des chemins personnels, propres à chacun, que chaque personne doit trouver elle-même. Suivre un modèle, oui, mais le transformer pour créer le sien – c’est cela grandir, devenir adulte sain et harmonieux qui juge des choses et des gens par lui-même.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Utopie post-traumatique

Un autre monde est-il possible ? En théorie oui, en pratique, voire.

Le baromètre politique Viavoice/Libération d’avril 2020 sonde les Français sur cet autre monde. Il se résume en l’inverse de ce qu’ils ne veulent plus : souveraineté collective, dépassement de la société de marché, biens communs sanctuarisés. Du négatif, pas un projet positif.

Car, bien-entendu, il y a loin de la coupe aux lèvres. Chacun attend que l’autre fasse le premier pas. Quitter les multinationales inhumaines (mais avec leurs gros salaires et avantages en nature, voiture de fonction, ordinateur portable et téléphone mobile, grand bureau design, mutuelle généreuse, comité d’entreprise, protection syndicale, médecine du travail, etc.) au profit d’un saut dans l’entreprise privée ? Vous n’y pensez pas ! Il s’agit de rester où l’on est, sans surtout bouger, tout en réclamant « des autres » qu’ils se bougent : « que fait le gouvernement ? » reste le mantra de base.

Bien sûr, « il faut » à 84% « relocaliser en Europe le maximum de filières de production », à 69% « ralentir le productivisme et la recherche perpétuelle de rentabilité » – mais qui est prêt personnellement à interdire à son ado d’acheter le Smartphone Apple dernier cri (et hors de prix) fabriqué pour majeure partie dans un pays dictatorial, exploiteur du peuple, et vendu par un pays égoïste du « moi d’abord » qui licencie à tout va dans les entreprises européennes qu’il rachète ? Qui est prêt à payer une Renault de base une fois et demi son prix pour cause de « charges sociales et normes françaises » ? Pas grand monde, n’est-ce pas ?… Qui préfère acheter un tee-shirt à 8 € plutôt qu’à 80 € parce que français, donc perclus de taxes et charges à tous les étages de la production ? Les bobos riches et militants, soit 1% de la population ?

Ah, bien-sûr, peur récente oblige, « il faut » sanctuariser les budgets des « hôpitaux publics » (91 %) ou la « Sécurité sociale » (85 %), mais avec quel impôt en plus ? Quelle réorganisation administrative – indispensable mais suscitant aussitôt grèves et lamentations sur la perte du « service » (lisez « des emplois) publics ?

Quant à « l’accès à l’eau et à un air de qualité » (88 %), êtes-vous prêts à aller au travail en vélo et ne plus faire de courses en voiture ? A délaisser les vacances au loin (plus de 100 km) et à forcer toute la famille à prendre des trains bondés d’une SNCF jamais responsable de ses retards ou de ses travaux non faits, ou encore de ses grèves sauvages pour n’importe quel prétexte, trains malcommodes et peu confortables (sauf à payer la Première classe) ? A investir dans une (petite) voiture tout électrique écolo mais à 30 000 € plutôt qu’une bonne vieille diesel qui coûte moins à acheter et à entretenir ? C’est facile, le yaka, mais qui commence dans sa vie concrète de tous les jours ? Forcément les autres, rarement soi.

L’« Education nationale » ne paraît plébiscitée (82 %) que parce que les parents ont eu leurs niards sur le dos durant deux mois complets et qu’ils mesurent le prix de la garderie des bambins, gamines et autres ados impossibles à mater à la maison. Autant payer pour s’en débarrasser les trois-quarts de la journée, on ne peut que mieux les aimer. Quant à ce qu’ils apprennent… est-ce vraiment le sujet ? Du moment qu’ils font comme tous les autres.

Même si 70% jugent nécessaire de « réduire l’influence de la finance et des actionnaires sur la vie des entreprises », ce qui est l’image qui colle à Macron depuis son passage en banque d’affaires au nom cosmopolite yankee, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Aucun licenciement ? Des investissements franco-français pour le seul marché français protégé de toute concurrence ? Une épargne forcée pour financer les entreprises afin de remplacer « les actionnaires » ? Ou une réglementation sur les lois extraterritoriales américaines, les rachats stratégiques chinois, les prises de participations subreptices des Emirats ? Mais avec quelles conséquences économiques à piquer ainsi les géants ? C’est que le Français est rempli de contradictions, il veut tout et son contraire. Mais concrètement ? Nationaliser, vieille lune sans guère d’avenir (avec quelle épargne ? quels impôts forcés en plus ?). En revanche, « soutenir les entreprises nationales de manière beaucoup plus systématique et durable, même en dehors des crises » (56 %) est plus réaliste et clairement utile : les Etats-Unis le font, comme les Chinois, pourquoi pas nous ?

Plus intéressant (et pan sur le bec des populistes excités et exiteurs de Brexit, Frexit et autre Italexit !), l’Union européenne ne sort pas de la crise affaiblie comme on a pu le croire. Les gens ont bien compris que la santé n’était pas une compétence européenne tandis que la monnaie et le crédit le sont. Donc 70% estiment dans ce sondage qu’il faut « reprendre la construction européenne et créer une vraie puissance européenne ». Dès lors, qui mieux que le président actuel pour cela ? Or, parmi les leaders qui sortent pour demain, si Nicolas Hulot est cité en tête des personnalités testées (39 %), il est suivi de près par… Emmanuel Macron (33 %) et Edouard Philippe (32 %). Leur flottement en début de crise, l’absence de position jupitérienne (gaullienne) sur le premier tour des municipales, leur serait presque pardonné ; pour le reste (les masques, le gel), ils ont été tributaires des économies stratégiquement ineptes du gouvernement Ayrault sous Hollande qui a supprimé l’EPRUS, les obligations stratégiques, et détruit le stock de masques ; mais ils n’ont pas su court-circuiter l’Administration tentaculaire et passer en situation d’urgence au-dessus des querelles et retards de bureaux.

Les has been assez vus, Nicolas Sarkozy (32 %), François Hollande (20 %), Ségolène Royal (17 %), ne font pas recette. Ils sont venus, ils ont montré ce qu’ils savaient faire, ils ont été virés. Les populistes et les catastrophistes ne sont pas retenus, ce qui apparaît plutôt sain : ni Marine Le Pen (24 %), ni Yannick Jadot (17 %), ni Jean-Luc Mélenchon (16 %). Car le populisme dans la pandémie est un danger pour tous : voyez Trump, Bolsonaro, Boris Johnson, les morts se comptent par milliers en plus. Et sortir de l’Union européenne pour refaire une petite dictature franco-française est devenu tellement ridicule face aux grands problèmes du monde qui se sont montrés tout cru…

L’utopie qui ressort est donc fort raisonnable, comme si elle avait peur de penser (ou plus les moyens intellectuels de le faire). « Il faut » mais que les gouvernements et les patrons commencent, nous on attend. « Yaka » mais on n’est pas prêt à payer encore plus ni à se restreindre sur les désirs, envies et autres jalousies du voisin à la mode.

En revanche, la lecture du sondage fait sentir une véritable volonté de se recentrer sur nos propres intérêts, à l’image des Ricains et autres Célestes. Marre du « sans frontières », du sans limites, marre d’être les pigeons qui laissent ouvertes portes et fenêtres à la finance, au dumping, aux pillages d’entreprises et de technologie, au chômage et à l’immigration de masse ; marre « d’aider » les autres pays du monde éternellement dans la misère : s’aider soi-même avant tout. La « République universelle » n’est pas pour demain : « Ô République universelle, Tu n’es encor que l’étincelle, Demain tu seras le soleil !… » (Les Châtiments). Le Totor tonnant romantique n’a plus sa place en politique – d’ailleurs il a viré conservateur une fois la cinquantaine atteinte.

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Essai sur la psychologie de François Hollande

Gouverner, c’est choisir : grosse angoisse pour François Hollande.

Les études marketing des comportements montrent combien la liberté est une responsabilité que tous les individus ne sont pas prêts à prendre. Ce pourquoi François Hollande est socialiste : l’Histoire le guide selon ses Lois déterminées d’avance, que le prophète Karl Marx a révélé il y a un siècle et demi. Il est donc confortable d’attendre que l’Histoire avance.

Agir, c’est risquer de faire une erreur. Or perdre est « anormal » selon l’optimisme vital (pulsions), son estime de soi est entamée (raison), la remise en cause de ses habitudes répugne (passions), tout cela incite soit à risquer, soit à ne plus rien faire (volonté).

Prendre un risque n’est pas dans le tempérament tout en rondeurs de François Hollande. Ce pourquoi, s’il a fait HEC (l’école des Hautes études commerciales), il s’est bien gardé de se lancer dans le risque d’entreprendre en créant une société, ni même dans le risque de décider en simple gestionnaire d’entreprise : il a préféré être fonctionnaire…

hollande bras leve reuters

Ce qu’il aime manifestement est son bien-être, physique, pulsionnel, passionnel, mental. Pas de mariage car cela contraint ; des maitresses en enfilade car cela est bon sans lasser ; bien manger, son apparence le prouve ; laisser dire et laisser faire, la quiétude est à ce prix.

François Hollande semble soumis au « biais de statu quo ». Des études d’économie comportementale et de psychologie de l’investisseur ont montré que cette option par défaut était la stratégie refuge du frileux, celui qui a peur de s’engager car il ne supporterait pas de perdre.

Son bien-être minimal le pousse donc à la procrastination (repousser toute décision), notamment si les choix sont trop vastes ou l’offre trop grande.

Décider devient de plus en plus improbable avec le temps qui passe.
L’individu est enclin à suivre la solution médiane si la réalité l’oblige à décider (par exemple la Commission européenne ou les marchés financiers qui achètent les emprunts d’État français).

Ne rien faire est sa stratégie de référence, contre laquelle tout risque pris doit rapporter gros (Manuel Valls) ou, à l’inverse, l’immobilisme permet de ne pas concrétiser une déception (23 mois de Jean-Marc Ayrault).

Ces mêmes études de comportement nous apprennent que l’apprentissage, l’expérience et la mise en place d’un processus raisonné aident l’individu soumis au biais de statu quo à progressivement s’en sortir. Tout n’est donc pas perdu.

Sauf que le temps est compté, cinq ans sont bien courts. François Hollande montre qu’il a au fond peur de présider le pays, peur de ne pas être à la hauteur de son mentor Mitterrand, peur de décevoir les citoyens et les partisans socialistes.

regardez a gauche regardez a droite

Or gouverner, c’est choisir. Laissera-t-il son Premier ministre de tempérament plus fonceur opérer ces choix qu’il est incapable de prendre ? S’il réussit, il aura appris et il pourra se présenter à nouveaux aux électeurs avec une bonne estime de soi. S’il échoue, il pourra toujours dire « c’est pas moi, c’est l’autre » et accuser les circonstances, l’opposition, les patrons, l’euro, l’Europe, les Américains, les Chinois, les marchés, la finance… Comme savent si bien le faire les socialistes quand ils ne comprennent pas pourquoi diable la réalité ne veut vraiment pas coller avec leur idéologie.

En savoir plus (pp.97-102) : Mickaël Mangot, Psychologie de l’investisseur et des marchés financiers, 2008, Dunod, 292 pages, €33.73 

 

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