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Retour à Howards End de James Ivory

Une histoire de maison, comme si elle était faite pour quelqu’un, dans une ambiance de pulsions sexuelles et de morgue aristocratique. Nous sommes en pleine pudibonderie victorienne, avec l’orgueil des mâles de l’empire. Les femmes ne sont que des jouets assimilées à des enfants mineurs, des objets propriétaires que l’on prend pour pondre, ne devant pas être « souillées » avant le mariage ni montrer le moindre bout de peau des bras et des jambes. On ne les considère que comme quantité négligeable. Sauf qu’elles commencent, en ces années pré-1914, à n’en faire qu’à leur tête. Le roman d’Edward Morgan Forster dont est tiré le film a été publié en 1910.

D’où le choc des mœurs et des cultures entre une famille british tradi, les Wilcox, et deux jeunes femmes émancipées par la fortune et l’intellect, partiellement originaires d’Allemagne. Ces deux sœurs Schlegel, Margareth (Emma Thompson) et Helen (Helena Bonham Carter) ainsi que leur frère encore adolescent Theobald dit Tibby (Adrian Ross Magenty) habitent avec leur tante Juley (Prunella Scales) dans un immeuble de Londres. Leur bail s’achève et le propriétaire veut faire démolir pour bâtir un immeuble plus cossu. Henry (Anthony Hopkins) et Ruth Wilcox (Vanessa Redgrave) sont un couple de riches industriels qui exploite le caoutchouc du Nigeria. Leur fils cadet Paul (Joseph Bennett) flirte un soir avec la jeune Helen dans leur maison de campagne d’Howard’s End*, où les Schlegel sont invités. Helen est toujours excessive et un peu folle. Baiser est-il la seule façon de communiquer en société de caste ? Un Wilcox ne saurait envisager un quelconque mariage sans choisir une femme de sa classe, comme l’aîné Charles (James Wilby), qui épouse Dolly (Susie Lindeman), une oie stupide, mais de son rang.

[* L’orthographe correcte exige l’apostrophe, mais le web ne supporte pas les signes codants tels qu’apostrophe, accents, deux points, point d’interrogation et autres. D’où la suppression de l’apostrophe – comme des accents – pour indexer les titres et les noms pour les moteurs de recherche]

Justement, le jeune couple loue par hasard pour quelques semaines à Londres un appartement en face de chez les Schlegel, ce qui les amène à se rencontrer à nouveau, malgré le scandale. Car tout fait scandale dans la société puritaine sous Victoria : de véritables mœurs islamiques, où le chapeau est aussi indispensable que le voile chez les femmes, et où parler avec une fille non mariée quant vous êtes un garçon équivaut à un viol. Les filles sont des biens que l’on négocie, pas des personnes.

Mais les femmes agissent de leur côté. Ruth Wilcox et Margareth Schlegel se sont rencontrées lors d’un voyage en Allemagne et se revoient à Londres puisque leur logis est juste en face. Ruth est devenue fragile, malade et neurasthénique. Elle voit en Margareth un double romantique, douce, délicate et posée, à qui se confier. Son mari est froid et ses enfants ne pensent qu’à eux et à leur position. Ruth a la nostalgie du cottage où elle est née, Howard’s End. Elle y a passé son enfance parmi les fleurs, le pré de jacinthes au printemps, et les arbres, les marronniers en fleurs. A l’article de la mort, elle écrit sur un papier qu’elle veut léguer ce bien propre à Margareth. Mais le mari et les enfants ne voient pas cette spoliation d’un bon œil. Le père hésite, le fils aîné est contre, et la fille cadette Evie (Jemma Redgrave) jette carrément la lettre dans la cheminée. Ce legs est réputé n’avoir jamais existé.

Mais le destin, ou la nature, sont obstinés. Howard’s End reviendra à Margareth, comme prévu. Car la maison est faite pour elle, à ses mesures : la preuve, ses meubles qu’elle entrepose avec l’autorisation d’Henry après l’expiration du bail de Londres, y entrent parfaitement, le tapis s’ajuste au salon et l’épée du grand-père a sa place toute trouvée au-dessus de la cheminée. « End » signifie d’ailleurs la finalité, le but. Celui d’Howard qui l’a fait construire, son chef d’œuvre, mais aussi l’accomplissement d’une destinée.

C’est par l’intermédiaire des pulsions sexuelles que la maison va revenir aux sœurs, conformément au désir de la mère. Helen Schlegel rencontre Leonard Bast (Samuel West), commis dans une société d’assurance, lors d’une conférence un peu snob sur Beethoven pour bourgeois ignares. Elle vole le parapluie du jeune homme assis à côté d’elle sans (vraiment ?) le vouloir, car elle est fantasque (mais le jeune homme blond est bien fait de sa personne…). Bast, accoquiné avec la vulgaire Jacky (Nicola Duffett), est pauvre et habite un taudis au ras des trains qui passent toute la nuit dans un vacarme d’enfer. En suivant Helen sous la pluie, mais sans pouvoir la rattraper, il voit où elle habite et sonne à la porte pour récupérer son bien. La famille Schlegel l’invite à prendre le thé et à se sécher. Il est ébloui par leur raffinement et se trouve en affinité avec les lectures romantiques des filles, adeptes du groupe de Bloomsbury, comme l’auteur (Margareth, sa sœur et son frère sont inspirés de Virginia Woolf). Helen, exaltée, veut à tout prix l’aider, et ce sera sa perte. Mais que peut-on contre les pulsions, quand elles sont trop contraintes en société prude ?

Comme les Wilcox habitent près des Schlegel, le hasard fait qu’Henry rencontre Bast en même temps que les sœurs. Une fois parti, Helen le recommande pour un poste dans l’entreprise des Wilcox, mais celui-ci ne saurait condescendre à ce passe-droit sans intérêt. Mais lorsqu’il apprend où Bast travaille, il leur dit que sa compagnie d’assurance est fragile, insuffisamment réassurée, et qu’elle va faire faillite avant les fêtes. Helen incite donc Bast à quitter son emploi pour en trouver un autre rapidement. Ce qu’il fait avec succès, car il est toujours préférable d’avoir déjà un emploi pour postuler à un autre : cela inspire confiance, alors que les chômeurs sont considérés comme des losers. Les choses n’ont pas changé depuis. Mais ce nouvel emploi, dans une banque, s’avère précaire et une compression de personnel due à la conjoncture fait licencier Bast, qui se retrouve sans un à 21 ans.

Helen se sent coupable et, toujours excessive, décide d’amener le couple Bast au buffet de fiançailles d’Henry et de Margareth, pour les nourrir. Cela ne se fait pas et Jacky, qui ne sait pas se tenir, se fait remarquer car elle mange avidement et boit beaucoup trop. Pire, elle reconnaît en Henry un ancien client quelle a subi à Chypre lorsqu’elle avait 16 ans et cherchait à vendre son corps pour payer son retour en Angleterre, ses parents étant morts. Henry, imbu de sa position sociale, fulmine d’avoir été piégé par les sœurs. Bien que Margareth lui pardonne cet « écart » d’il y a dix ans (des années avant qu’ils se connaissent), Henry ne veut plus voir les Bast. Helen, outrée, les suit. Elle offre 5000 £ à Leonard Bast, qui les refuse par orgueil, mais condescend à l’embrasser, et plus après une promenade en barque. Voilà Helen enceinte de lui, « faute » sociale impardonnable pour une fille non mariée. Les hommes de l’époque ont le droit social à rechercher le plaisir, mais pas les femmes, qui doivent se garder « pures » et « vierges ».

Helen part voyager en Bavière et envoie des cartes postales fantasques qui font craindre à Margareth et Tibby pour sa santé mentale. Pour son bien, Henry envisage de la faire interner à son retour annoncé et, pour cela, invite sa sœur à la faire venir à Howard’s End où sont ses livres qu’elle veut récupérer. Mais elle n’est pas folle, seulement déboussolée par sa grossesse, et Margareth s’interpose. Helen veut à toute force passer une nuit dans le cottage, ce que les Wilcox refusent absolument. Henry envoie son fils Charles, à qui le cottage est destiné en héritage, chasser la fille. C’est alors que surgit Leonard Bast, venu en train de Londres jusqu’à Eaton, puis à pied par la route. Charles le frappe du plat de l’épée sous la cheminée et Bast, en voulant lui échapper, fait tomber une bibliothèque sur lui, ce qui le tue. Le médecin bourgeois conclurait bien à « une crise cardiaque » (en France on aurait dit un « arrêt du cœur »), mais l’imbécile de Charles évoque l’épée et les coups qu’il a portés. Il est donc inculpé et emmené par la police.

Henry ne veut plus remettre les pieds à Howard’s End, pas plus que Charles et aucun des Wilcox, aussi lègue-t-il par testament le cottage à sa seconde épouse Margareth, réalisant ainsi le vœu de sa première épouse Ruth. Mais il a fallu le rappel des pulsions sexuelles déniées pour que la morgue sociale cède enfin devant le destin. Le domaine reviendra au petit garçon qui va naître d’Helen et de feu Leonard, et qu’on voit déjà marcher dans les herbes des prés.

Prix du 45e anniversaire du Festival International du Film 1992

DVD Retour à Howard’s End, James Ivory, 1992, avec Vanessa Redgrave, Helena Bonham Carter, Joseph Bennett, Emma Thompson, Prunella Scales, MK2 2008, anglais vo doublé français, 2h22, €15,61, Blu-ray €14,99

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

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Maurice de James Ivory

Tiré d’un roman d’Edward Morgan Forster que l’on dit autobiographique, en tout cas écrit à chaud vers 1913, ce long film s’étend complaisamment sur les affres du désir contrarié par les conventions sociales et par la religion. Sorti pour les 20 ans de la dépénalisation de l’homosexualité en Angleterre (ce sera plus tard pour l’Ecosse et le pays de Galles – bien après la France en 1791), il pointe l’orientation hypocrite de l’éducation, les réflexes de caste et l’impossibilité des sentiments humains vrais de la société anglaise.

L’une des remarques du film est édifiante : « L’Angleterre a toujours été un pays qui s’est refusé à accepter la nature humaine ». D’où l’isolement frileux des filles dans le moralisme des pasteurs, le dressage des jeunes garçons en pension comme de vulgaires chevaux, l’intellectualisme des écrits grecs et latins étudiés par la haute société, où pourtant sourd la sensualité.

Maurice Hall est un gamin entouré de femmes : sa mère, ses sœurs. Son instituteur (Simon Callow) lui apprend le sexe (convenable) sur la plage – en dessinant la rencontre physique sur le sable du bout de son parapluie. Il lui apprend que rien n’est meilleur que de combler une épouse par des enfants et que c’est là le seul amour plénier.

A Cambridge en 1909, l’étudiant (James Wilby) rencontre Clive Durham (Hugh Grant à 27 ans), une année au-dessus de lui, qui le séduit, lui fait lire Le Banquet de Platon et finit par lui avouer qu’il l’aime. Maurice prend cela au premier degré, fondant le désir et l’amour comme la nature le veut. Mais Clive est troublé d’interdits sociaux et finit par se repentir lorsque le vicomte Risley (Mark Tandy), condisciple épris de paradoxes à Cambridge, est condamné à la mort sociale par le juge après avoir été surpris à embrasser dans la rue un cavalier. Il se refuse et, après en avoir subi les conséquences somatiques par un évanouissement et une maladie, finit par partir voyager en Grèce seul. Il peut y réfléchir à son désir, à ses sentiments, à son avenir social. Il découvre surtout que l’idéal livresque a peu de chose à voir avec la réalité du terrain et que le début des années 1900 en Grèce n’a rien à voir avec la lumineuse époque de Platon.

Maurice, qui a été exclu de Cambridge pour avoir séché les cours et surtout celui du latiniste doyen – et refusé d’envoyer une lettre d’excuses – décide de se faire lui-même et entre dans les affaires à la City. Il y fait fortune. Clive termine ses études et sort avocat. Gentleman fermer par héritage, il décide de se lancer en politique et pour cela se marie avec Anne, une Lady fortunée (Phoebe Nicholls). Après tout, une jeune femme est une sorte de jeune garçon en plus fragile et sa bouche a le même goût (est-il dit). Terminé pour lui les errements de jeunesse et seule une amitié affadie le lie à Maurice. Qui l’accepte parce que la société le veut, mais qui n’en reste pas moins tourmenté. Il n’aime pas sexuellement les femmes, ayant subi mère et sœurs durant des années (donc l’interdit de désirer les femmes).

Il tente l’évitement du désir par le sport en enseignant la boxe à des jeunes de milieu populaire ; mais frapper l’objet du désir ne le supprime en rien. Il s’ouvre de sa « maladie » à son parrain médecin (Denholm Elliott) ; mais il lui assure que ce sont des fadaises qu’il se monte, pas une maladie incurable, et qu’un bon mariage aura tôt fait de résoudre la situation comme la doxa sociale le croit. Il s’offre les services d’un hypnotiseur (Ben Kingsley) pour « changer » d’orientation – comme certains programmes religieux le tentent encore aujourd’hui sans succès ; mais avoir la vision inconsciente d’une jeune fille désirable ne la fait pas pour cela désirer une fois revenu à la conscience.

L’homosexualité entre adultes (Maurice n’est ni pédéraste attiré par les adolescents, ni pédophile attiré par les enfants) est une attirance d’origine énigmatique (probablement non génétique mais plutôt liée à l’histoire personnelle – éducation familiale, culturelle, pensions scolaires) et il semble exister une gradation entre les purs homosexuels et les purs hétérosexuels (l’échelle de Kinsey). La plupart des humains seraient bisexuels, même si très peu cèdent à leurs instincts (avoir des inclinations ne signifie pas les assouvir, dans une proportion de 1 à 10 selon une étude citée par Wikipédia). Clive, plus fragile, se réprime plus que Maurice, sain sportif habitué à exercer sa volonté. Il est amusant de voir que Maurice porte la moustache pour se faire un chemin dans la société, puis la rase lorsqu’il est arrivé, tandis que Clive est imberbe à ses débuts puis arbore moustache lorsqu’il devient politicien.

Clive choisit la conformité sociale et la mort des sentiments – Maurice l’aventure de l’amour interdit avec Alec Scudder, le jeune garde-chasse de Clive (Rupert Graves) qui l’admire comme gentleman et comme mâle et qui s’introduit dans sa chambre de nuit parce qu’il a senti son désir. Même si la guerre de 14, imminente à la fin de l’histoire, laisse présager une issue tragique.

Une histoire délicate d’une époque corsetée d’interdits, contée un peu longuement par des acteurs au mieux de leurs rôles par des images délicates sans aucune crudité.

Le film (trop ancien ? trop peu dans l’air puritain de notre temps Trump-Zemmour ?) n’est disponible en audio français que sous la forme d’un coffret, ou seul en audio anglais.

DVD Maurice (dans coffret James Ivory, audio anglais et français – Chambre avec vue / Maurice / Retour à Howards End), MK2 2008, €139.99

DVD Maurice, James ivory, 1987, 2h14, avec James Wilby, Hugh Grant, Rupert Graves, Denholm Elliott, Simon Callow, Billie Whitelaw, Phoebe Nicholls, Mark Tandy, Ben Kingsley, The Merchant Ivory Collection by James Wilby (en audio anglais), €15.01, blu-ray €20.69

En replay sur Arte pendant un certain temps

Edward Morgan Forster, Maurice, 1913 publié pour la première fois en 1971 après la mort de l’auteur, Livre de poche 2021, 252 pages, €7.90 e-book Kindle €7.49

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Les vestiges du jour

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Honneur, devoir… des concepts complètement étrangers à l’époque présente. Mais ils imprègnent ce film tiré d’un roman de Kazuo Ishiguro, écrivain britannique (comme son nom ne l’indique pas) né en 1954 – bien après le temps d’avant-guerre qu’il met en scène.

Ces concepts permettent une vie emplie de bonne conscience, de satisfaction du travail bien fait, du bonheur d’avoir trouvé sa place dans le grand ordre du monde.

C’est ainsi que lord Darlington (James Fox) joue les entremetteurs diplomatiques, armé de bons sentiments pour assurer la paix après les horreurs qu’il a vécues entre 1914 et 1918.

C’est ainsi que son majordome James Stevens (Anthony Hopkins), place son devoir professionnel avant sa vie amoureuse et son amour filial, se contentant de romans sentimentaux pour ouvrir son esprit au rêve durant ses rares moments à lui (et sous le prétexte idéaliste bourgeois de cultiver son langage).

C’est ainsi que les démocraties de « la vieille Europe », toutes imbues de noblesse et de fair-play, ne comprennent rien à la realpolitik de la force et du fait accompli des régimes autoritaires nés dans l’après 1918 – dans le film les nazis, mais la naïveté sera la même dans les années 1980 contre les soviétiques, date d’écriture du roman – et dans les années récentes la victimisation des terroristes salafistes par les idiots utiles de l’islamo-gauchisme.

L’auteur réussit à englober à la fois la grande histoire, la structure sociale britannique et l’existence d’êtres particuliers dans la même tragédie. Car chacun joue son rôle – et l’ensemble va dans le mur.

Par honneur, le gentleman ne veut pas croire aux mauvaises intentions des autres ; par honneur, le diplomate fait confiance à la parole donnée et aux promesses, même quand elles sont non tenues. Le devoir commande d’agir selon l’honneur, même si les autres ne respectent pas le code. Le déni est l’attitude caractéristique de ce genre d’esprit, incapable de lucidité car incapable de se remettre en question.

Lord Darlington se fourvoiera dans la compromission avec le nazisme par morale, qui pave l’enfer de bonnes intentions, et par inaptitude complète aux affaires, qui sont une lutte sans merci, lui qui se contente de rentes dues à sa naissance. Le diplomate américain Jack Lewis (Christopher Reeve), le traitera « d’amateur » – et la suite lui donnera raison.

Le majordome James Stevens passera à côté de l’amour et du mariage par devoir, qui empêche les sentiments personnels de s’exprimer au nom d’une neutralité de fonction – une sorte de « laïcité » des affects qui ne prend jamais position. Il laissera mourir son père, victime d’une attaque, pour servir au même moment à la table où son maître reçoit les diplomates allemands ; il ne peut pas quitter son service, se jugeant indispensable pour que tout marche droit. Il laissera partir l’intendante efficace et amicale Miss Kenton (Emma Thompson), parce qu’il n’ose lui avouer ses sentiments et qu’il ne fait aucune remarque lorsqu’elle lui annonce son mariage prochain avec un autre majordome alors même qu’elle n’a encore pas dit oui. Il laissera toute autre forme de métier possible, tant il est imprégné de sa fonction, en a acquis les mœurs, le vocabulaire, l’attitude ; un médecin de village lui en fera la remarque après l’avoir écouté quelque temps : « Ne seriez-vous pas domestique ? ». Oui – tel est son destin.

Anthony Hopkins, Emma Thompson

Vingt ans après, lord Darlington est mort, regrettant sa bêtise et sa candeur avec les Allemands dont il aimait parler la langue, son filleul très aimé Reginald (Hugh Grant) étant mort sur le front lors de la Seconde guerre mondiale qu’il a contribué à générer. Jack Lewis vient s’installer à Darlington, le château ayant manqué d’être vendu pour démolition. Il demande à Stevens, qu’il a connu avant-guerre, de rester au poste qui était le sien et de reconstituer un personnel. Le majordome pense alors à Miss Kenton, l’ancienne intendante qu’il avait appréciée. Celle-ci est mariée, même si le couple ne va pas fort par incapacité de cet autre ex-majordome qu’est son mari à gérer une pension de famille. Lorsqu’on est habitué aux ordres et à la règle, prendre soi-même une décision d’affaires est un obstacle insurmontable… Miss Kenton serait bien revenue à Darlington Hall, mais sa fille va accoucher d’un bébé et elle veut voir grandir le petit. Si Mister Stevens lui avait proposé le mariage, tout aurait pu se concilier, mais c’est le tragique des protagonistes de n’être jamais en phase avec leur être profond.

Tous veulent bien faire, mais tous sont enserrés dans les filets de leur éducation, de leur position sociale, de leur sens moral du devoir et de l’honneur. C’est ainsi qu’a péri « la vieille Europe », disent les Américains (et ils le répètent aujourd’hui).

Le romancier, dont l’œuvre a fourni le scénario du film, voulait illustrer la colonisation au sens large : celle des pays faibles par les pays forts (comme le Japon après la guerre), celle des individus par leur position sociale, celle des personnes par intériorisation de la morale en vigueur. Tout colonisé garde la conviction que son maître lui est supérieur : l’Allemagne nazie revendiquant les Sudètes, après tout, pourquoi pas ? les invités de lord Darlington interrogeant le peuple en la personne du majordome, sur l’étalon or et l’économie internationale ne se trouvent-ils pas confortés dans leur sentiment que le peuple n’y comprend rien et que l’élite à laquelle ils appartiennent justifie leur position supérieure lorsque Mr Stevens leur répond « sur ce point, je crains de ne pouvoir vous aider, Monsieur » ? l’obsession de sa dignité et de sa conscience professionnelle n’inhibe-t-il pas Stevens lorsque Miss Kenton lui envoie des signaux clairs qu’elle pourrait l’aimer ? Même le pigeon est moins bête lorsque, fourvoyé dans une salle, il cherche la lumière et parvient à recouvrer la liberté par une fenêtre ! On se demande de l’homme ou de l’animal lequel est le plus « pigeon » dans l’histoire.

Jusqu’où va donc se nicher la servitude volontaire… Karl Marx parlait « d’aliénation »  et les sociologues « d’habitus ». Il fallait un regard étranger au Royaume-Uni (Kazuo Ishiguro est d’origine japonaise) pour saisir dans toutes ses nuances ce mélange de contrainte et de bonheur que représentait la vie anglaise des gentlemen et de leur entourage.

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Si le film incarne des caractères qui resteront longtemps dans l’esprit du spectateur, le roman, d’un bel anglais littéraire, laisse les personnages dans leur ambiguïté humaine ; il ne moralise pas, il décrit. Et le décor somptueux de la campagne anglaise, resté tel qu’il y a deux siècles, n’est pas pour rien dans le charme des traditions et des valeurs établies qui font un costume si confortable – même quand changent les saisons.

Lisez le livre, regardez le film, vous pourrez méditer sur les liens qui enserrent, malgré soi, et sur la saine vertu de penser par soi-même et de n’obéir qu’avec raison à toutes les « obligations » de naissance, de famille, d’entourage, de travail, de clan politique et de nation.

DVD Les vestiges du jour (The remains of the Day) de James Ivory, 1993, avec Anthony Hopkins, Emma Thompson, James Fox, Christopher Reeve, Hugh Grant, Sony Pictures 2008, €6.79

Kazuo Ishiguro, Les Vestiges du jour (The Remains of the Day), 1989 – lauréat du Booker Prize 1989 -, Folio 2010, 352 pages, €8.20 

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