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Michel Tournier, Gilles et Jeanne

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En 1429, Gilles de Rais rencontre Jeanne d’Arc, venue dire au roi Charles ce que lui ont transmis les voix du ciel. Dès lors le reître et la pucelle deviennent inséparables, dans la guerre comme dans la foi. Sauf que Jeanne est prise, jugée, condamnée et brûlée à Rouen par les clercs d’Église. Gilles de Rais va se révolter contre cette inversion de la Pureté en Souillure ; si le Dieu chrétien est le Diable qui jette au feu la pure Jeanne, le Diable ne serait-il pas le vrai Dieu ? Aussi Gilles s’invertit, il va chercher Jeanne dans les corps des jeunes qu’il va enlever, violer et brûler ; il va chercher Dieu dans l’alchimie porteuse de lumière, via Francesco, découvert à Florence – où commence doucement la Renaissance, une inversion du Moyen-Âge dogmatique et clérical.

Gilles et Jeanne, ce devait être un film. Le financement n’ayant pas été trouvé, sous la gauche au pouvoir, le scénario est devenu un ersatz de roman. La référence chrétienne n’allait pas aux laïcards fanatiques, malgré les scènes osées qui auraient convenue à Anal+, la chaîne cryptée sur le point de naître. Autant Vendredi était une réflexion longtemps mûrie sur un mythe fondamental humain, autant Le roi des Aulnes avait quelque profondeur en faisant revivre le mythe de l’Ogre, autant Les météores se penchaient sur le mystère gémellaire, malgré l’impression de fouillis – autant Gilles et Jeanne déçoit. Pourtant, le grand Dévorateur désarmé devant la fragile Pucelle est un beau choc de caractères.

Mais Tournier, tard écrivain, vite célèbre, aisément lassé, n’a pas la fibre d’écriture. Il est attiré avant tout par le regard. Il est volontiers voyeur, avide d’observer les autres qui passent, éphémères et si humains. Depuis la trilogie des grands romans mythiques, l’auteur ne livre que des esquisses : des nouvelles, des livres pour enfant, des récits plus ou moins remaniés de sa vie. Comme si la source était tarie, ou qu’il ne pouvait se livrer, voué au masque. Comme si la libido jaillissante de ses premiers grands livres était en berne, ou honteuse, volontairement cachée. Nous livrera-t-on, quelques années après sa mort, un Carnet vivant ou un Journal véridique comme celui de Gide, honteusement caviardé avant que les mœurs n’évoluent ?

L’auteur a peut-être l’écriture géologique, ne pouvant écrire que dans la durée, subissant la passion d’un livre comme la gestation d’un enfant, œuvre de toute une vie pour donner la vie. L’éditeur s’impatiente, le public attend : après les œuvres achevées, qui dormaient depuis des années dans un tiroir, ne restent que les brouillons, des textes épars, des ébauches.

Gilles et Jeanne se présente comme une suite de notes chronologiques, mal reliées en courts chapitres. Ce n’est pas un vrai roman mais un canevas, un scénario, un synopsis – rien de plus. Lui manquent la profondeur, la description, l’essai de comprendre, les dialogues, la réflexion – ce qui fait beaucoup de manques. Il n’y a RIEN dans Gilles et Jeanne, qu’une mauvaise recension pour magazine de faits divers, une compilation de travaux. La thèse tirée par les cheveux selon laquelle Gilles se serait converti à l’inversion par Jeanne, la suivant sur l’androgynie, la sorcellerie et le bûcher est sommaire et n’est pas étayée. Quelques rares phrases parfois, quelques pages enlevées, font regretter l’œuvre qui aurait pu être si l’auteur avait daigné s’y intéresser…

Pourtant sur un tel sujet, avec une telle trame, sachant la mythologie comme il la sait, quel roman Michel Tournier aurait pu tirer du Violeur et de la Vierge, du Viril et de l’Androgyne, de la chair et de l’esprit, de l’Ogre prédateur et de la Missionnaire céleste ! L’auteur a raté là ses Mémoires d’Hadrien. C’est non seulement dommage pour la littérature, mais aussi pour l’éditeur : il y a dol, promesse non tenue. Dommage aussi pour l’écrivain : croyez-vous, Michel Tournier, qu’après 1983 vos lecteurs enthousiasmés par vos débuts, vont continuer à vous suivre ? Lire vos brouillons, vos notes hâtives publiées telles, vos écrits vains ?

Michel Tournier, Gilles et Jeanne, 1983, Folio 1986, 160 pages, €5.40

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Paul Doherty, Le lys et le serpent

Paul Doherty Le lys et le serpent

Ce tome 2 des aventures de Matthew Jankyn, espion au service du cardinal Beaufort, bâtard d’Angleterre, a pour objet cette fois le mystère de Jeanne d’Arc. A-t-elle été vendue par les Chtis ? A-t-elle fait l’objet d’une manipulation anglaise pour s’assurer du pouvoir durant la minorité du petit roi Henri VI de 9 ans ? A-t-elle été abandonnée par le veule et cagneux Charles VII ?

Paul Doherty est professeur d’histoire médiévale à l’université et il connaît sa période. Après Azincourt et sa victoire (anglaise)/défaite (française) dans le premier opus de la série, ‘L’Ordre du Cerf blanc’, nous suivons son héros Matthew sur les chemins boueux de France. Il se revêt d’armure pour faire des coups de main contre les soudards, les écorcheurs, les Bourguignons et les Anglais – enfin tous ceux qui contestent à Charles le Dauphin sa légitimité au trône.

Dans cette atmosphère de paranoïa et de complots – qui va si à bien à notre propre époque – se lèvent des illuminés inspirés par Dieu (ou par le Diable ?). Un petit berger a des visions, l’évêque royal le protège pour son frais minois et par le pouvoir que le ciel, ainsi, lui donne sur la faiblesse du Dauphin. Mais Jeanne entend saint Michel, sainte Marguerite et sainte Catherine à tour de rôle. Elle lit dans les âmes et prédit souvent ce qui arrive. Mieux, elle s’affirme en soldat dans ce monde où les femmes sont exclues. Son secret ? La certitude d’avoir raison et la fermeté d’être soutenue par le ciel.

Pourquoi pas ? Mais le cardinal anglais Beaufort est sceptique. Il envoie son meilleur limier, « prince des menteurs », couard et irrémédiablement les pieds sur terre, pour en savoir plus. Non pour la vérité – à quoi cela sert-il ? – mais, en bon pragmatique – pour savoir à quoi Jeanne la Pucelle pourrait bien LUI servir.

Matthew se préoccupera de survivre et se trouvera à chaque fois de bonnes auberges où faire bombance et des veuves esseulées pour chauffer sa couche. Il approchera Jeanne de fort près. Espion il est, menteur et scélérat, mais fidèle. Il ne la trahira point, fort marri au rebours de deviner qui trahit la Pucelle : des clercs bien gras, aigris de mal pouvoir et trahissant leur nation. L’évêque Cauchon – au nom prédestiné – est clerc de Beauvais en Picardie. Il s’était rangé aux côté des Bourguignons et aux membres de l’université de Paris qui exigeait que la Pucelle soit remise aux Anglais ou à l’Inquisition d’Église. Portrait de Cauchon par Doherty : « L’homme était grand, avec un visage rubicond, des yeux gris ardoise et une bouche qui évoquait aussitôt le mal. Il pouvait se montrer charmant et plein de délicatesse mais, pour peu qu’on s’opposât à lui, il manifestait une propension à la haine dont même le dernier des rats se serait affligé » p.170. Compiègne a fermé son pont-levis à Jeanne qui rompait le combat, poursuivie par les Anglais. Elle était malvenue chez les Chtis.

On s’étonnera donc de la fin, étayée par des documents historiques, mais dont le romancier pousse l’hypothèse – ce que ne peut faire l’historien. Les paranos seront ravis, les adeptes du Complot boiront du petit lait. Les lecteurs normaux se délecteront d’une intrigue bien ficelée qui leur feront, en passant, revisiter, de façon bien plus vivante que les cours magistraux, la grande histoire de France.

Paul Doherty, Le lys et le serpent (The Serpent among the Lilies), 1990, 10/18 nov.2008, 222 pages, €7.10

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Fred Vargas Dans les bois éternels

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Adamsberg, le héros vargasien, est commissaire à l’intuition, petit brun râblé et Béarnais. Anarchique en diable, il laisse décanter, « pelleteur de nuages », prenant systématiquement des chemins de traverse, lâchant la bride à l’instinct, attentif à la lourdeur des choses et à toutes ses sensations que la modernité atrophie. Le toucher, l’odorat, l’affectif, l’irrationnel sont réhabilités dans ce « rom’pol » (c’est elle qui le dit) écrit par une archéologue médiéviste.

Contre la raison « sans âme » qui règne dans le contemporain. Car c’est la raison qui est la folie, diabolisée comme au moyen-âge, la raison-orgueil-de-l’homme, inspirée par Lucifer, serpent tentateur de la Connaissance – et instrument (via Eve) de sa Chute. A l’inverse, « ce saugrenu de chacun des êtres, leur éclat individuel, leurs originalités aux effets incalculables, tu ne t’en es jamais soucié… » dit Adamsberg à l’assassin. La raison qui séduit, obsédée par le résultat dans l’ordre voulu, apparaît incapable de se couler dans l’humaine réalité.

Fred Vargas aime les êtres taiseux qui soupèsent et ne parlent que par aphorismes, dépositaires autoproclamés de la sagesse des nations. Ce parler définitif émane souvent des bandes d’hommes réunis autour de l’alcool. Le chapitre VIII décrivant la rencontre d’Adamsberg avec les Normands d’Harnoncourt est à ce titre éclairant, un morceau d’anthologie sur cette France à la José Bové. Les paysans, bien français, viennent tous de « quelque part », d’une vallée précise, d’une région typée et font bloc sur leurs terres. Contre l’industrie et contre le grand large, contre la raison « de Paris ». Ce serait cela « la France profonde », et cette systématique n’est pas sans susciter quelque agacement jusque vers le milieu du livre. Il y a de la nostalgie d’Ancien régime dans tout cela, un regret de l’ordre social fixé par Dieu et du « chacun sa place », un relent médiéval d’éternité et de merveilleux contre la technique, le savoir scientifique et la raison des Lumières.

Ce conservatisme de ton est tout-à-fait en phase avec le repli sur soi des Français d’aujourd’hui, une pesanteur des siècles dans laquelle on se réfugie comme hier le donjon, se disant que la bourrasque va passer. C’est probablement inconscient : Fred Vargas est bobo, « de gauche » par atavisme de milieu, et probablement bien étonnée qu’on lise autrement ses œuvres.

« La terre ne ment pas », ce pourrait être pétainiste… si ce n’était surtout archéologue. Fred Vargas est immergée dans sa génération et dans son époque. Les années 1970 ont réhabilité le « spontané », les sens, l’imagination. Si cette dernière n’a guère pu parvenir « au pouvoir », malgré le slogan mai 68, les mœurs ont considérablement décoincé l’être. L’exercice de la fouille archéologique, comme toute discipline qui met en jeu le physique, a quelque chose d’une ascèse zen. Le personnage du jeune Matthias, vigoureux et en permanence quasi nu, détecte avec sa peau, raisonne avec ses doigts, observe de ses yeux neufs la terre pour lui faire dire tout ce qu’elle sait. Adamsberg lui-même hume les odeurs, reconnaissant ici ou là l’élixir de relaxation d’une infirmière tueuse, endort son bébé au toucher, d’une main sur la tête, tout comme je le faisais avec le Gamin. La sensation est la dimension oubliée de l’existence contemporaine qui enferme les êtres dans les vêtements, la morale et l’exercice dogmatique de la raison. L’homme est entier, l’archéologue se doit de l’être et le commissaire de police, qu’est-il sinon un archéologue des assassinats ?

Ce pourquoi il monte un mur « sans fil à plomb » et « torse nu », joue avec les règles pour mettre un suspect sur écoutes et se fie aux intuitions plus qu’aux faits rapportés, trop souvent déformés par les préjugés – et par ce que « le raisonnable » cherche à trouver à tout prix. Fred Vargas fait attention à chaque être comme elle fait attention à chaque indice sur la fouille. Elle respecte le réel sans lui imposer un ordre préétabli, elle « laisse être les choses », comme Heidegger le préconise, étant en cela dans le meilleur de la génération post 68. Elle a l’art de saisir les tics de comportement comme ce « on » impersonnel des médecins et infirmières d’hôpital ou ces « faut voir » paysans.

Cette référence constante à l’archéologie et aux chantiers est l’une des originalités de Fred. La fouille qu’effectue Matthias sur un foyer dans l’Essonne « datant de 12000 ans » est un clin d’œil aux stages d’archéologie préhistorique que tout étudiant doit effectuer durant son cursus. Il s’agit là d’un vrai chantier, celui d’Étiolles fouillé dès 1972 par Yvette Taborin, et où j’ai rencontré l’auteur quelques années plus tard. Tout comme « le divisionnaire Brézillon » est un nom réel, repris en hommage au Directeur des Antiquités Préhistoriques d’Ile de France à l’époque, décédé depuis. Actif et organisateur, il aimait que tout aille vite.

L’enquête devient une forme de quête où il s’agit, comme pour le saint Graal, de résoudre des énigmes. Elles s’enchaînent dans ce roman policier atypique en traces, indices, vieux grimoires, reliques, étrangetés biologiques, vers raciniens ou histoires de gosses… Le savoir oublié ressurgit toujours. Savez-vous ce qu’est « le vif d’une pucelle » ? Ou « les bois éternels » ? Combien de kilomètres un chat peut-il faire pour retrouver sa maîtresse aimée ? Que l’on peut économiser son énergie pour résister bien plus que « la science » ne le croit ? Que l’os pénien n’est pas toujours une blague de carabin ? Que le cœur de cerf est fait autrement qu’on l’imagine ? Que « le temps de jeunesse » est un âge bien défini.

Bien sûr, il faut que, comme lors d’une fouille, les pièces du puzzle se mettent progressivement en place. Ceci fait que le roman peine à démarrer et qu’à la moitié encore le lecteur demeure dans les brumes. Mais les fausses pistes ne manquent pas, les rapprochements se font et le bouquet final est digne d’Agatha Christie !

Vu le succès, l’édition se décline en audio (pour ceux qui n’aiment plus la corvée de lire), et en fiche de lecture (pour ceux qui ont peur de n’avoir rien compris – « reconnu d’intérêt pédagogique par le Ministère de l’Éducation »).

Fred Vargas, Dans les bois éternels, 2006, J’ai lu 2009, 480 pages, €7.41

Livre audio 2 CD MP3, Audiolib 2013, €18.53

Fiche de lecture (résumé, étude des personnages, clés de lecture et pistes de réflexion), format Kindle, lepetitlittéraire.fr 2013, 20 pages, €3.99

Fred Vargas déjà chroniquée sur ce blog

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Anatole France, Les contes de Jacques Tournebroche

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Anatole France renoue avec un recueil de contes, matière où il excelle. Ce sont neuf contes déjà parus dans les journaux qu’il rassemble ici, sous une sorte de morale heureuse.

Il moque la vantardise française dans Le gab d’Olivier, où il s’agit pour les preux autour de Charlemagne de fanfaronner en jurant de créer « un événement » énorme comme on dirait aujourd’hui, tel abattre un mur de forteresse d’un seul coup de boule ou de coïter 50 fois la même pucelle dans la même nuit.

Il moque la croyance dans Le miracle de la pie où l’intervention de la sainte Vierge pour la fortune d’un beau diable n’est que le vol d’une bourse par une pie nichant dans le clocher.

Il moque les martyrs comme Frère Joconde, qui ne voient rien du présent, tout entiers dans l’illusion – et meurent pour rien, alors que tout le monde s’en fiche.

Il moque la vertu des parisiennes dans La Picarde, la Poitevine, la Tourangelle, la Lyonnaise et la Parisienne, chacune plaçant sa vertu un peu plus bas à chaque fois.

Il moque l’hypocrisie religieuse dans La leçon bien apprise, tellement bien apprise que montrer la mort pour obliger à pénitence peut parfois avoir l’effet inverse : jouir le plus et le plus vite tant qu’il en est encore temps.

Il moque les couvents de femmes, confites en austérité en apparence, mais réalisant Le meilleur pâté de langues qui furent jamais, et que le diable convoite.

Un pastiche de Rabelais, à la langue morte pénible à lire, évoque Une horrible paincture – mais, c’est heureux, en seulement trois pages.

Il moque les vertueux et les austères dans Les étrennes de Mademoiselle Doucine, qui interdiraient volontiers tout plaisir sur cette terre comme obscène en regard du ciel et de la vertu idéale, alors que la joie d’une enfant à recevoir une poupée est un chant de gloire car « quand ils rient, les enfants louent le Seigneur ».

Il moque les désespérés comme Mademoiselle Roxane, qui idéalise tant l’amour qu’elle veut se jeter en Seine et que Jacques l’adolescent, aidé de son bon maître, a grand peine à la retenir. Mais ne voila-t-elle pas que, des années plus tard, elle joue Racine de façon sublime parce que vécue – et se trouve fort bien d’avoir été sauvée ?

C’est reposant, guilleret, édifiant sans y penser. Comme des contes de Noël.

Anatole France, Les contes de Jacques Tournebroche, 1908, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, Les contes de Jacques Tournebroche, 1908, Éditions la Bibliothèque Digitale (16 juillet 2013), broché €22.95, format Kindle €2.99

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