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Il n’y a pas de justice, dit Montaigne

Le chapitre XIII du Livre III des Essais, est l’ultime chapitre de tous les Essais. Il est long, Montaigne semblant y fourrer tout ce qu’il n’a pas encore dit. Ce pourquoi, par exception, j’en ferai deux notes avant d’abandonner notre philosophe, ayant lu tous ses livres et m’en ayant fait miel.

Au début, Montaigne dit que « l’expérience » (titre de son chapitre) montre que « la justice » n’a rien de juste, mais beaucoup d’humaine bêtise. « Les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité ; elle n’en n’ont point d’autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faites par des sots, plus souvent par des gens qui, en haine d’équalité, ont faute d’équité, mais toujours par des hommes, auteurs vains et irrésolus» Les lois sont faites par des ignorants, imbus de leur personne, et s’imposent par l’autorité qu’elles ont par elles-même. Ces gens haïssent l’égalité (équalité, dit Montaigne directement du latin), probablement par élitisme et goût du pouvoir, et ne sauraient servir l’équité. Rappelons que l’égalité est la même chose pour tous alors que l’équité adapte la chose à chacun.

Déjà la bureaucratie et le commandement pointaient leur nez en France. Nous ne sommes qu’au XVIe siècle, mais déjà la prolifération des lois, règlements et papiers d’autorité visent à régenter les gens. Montaigne s’en aperçoit, lui qui est juriste : « Car nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble, et plus qu’il n’en faudrait à régler tous les mondes d’Épicure (…) ; et si, avons tant laissé à opiner et décider à nos juges, qu’il ne fut jamais liberté si puissante et si licencieuse. Qu’ont gagné nos législateurs à choisir cent mille espèces et faits particuliers, et y attacher cent mille lois ? Ce nombre n’a aucune proportion avec l’infinie diversité des actions humaines. » Epicure défendait la thèse de l’infinité des mondes. Non seulement les législateurs sont des sots, dit notre philosophe, mais en plus ils ne savent pas ce qu’ils font. A vouloir tout embrasser, ils étreignent mal. Créez un bureau, et il fera des règles ; laissez créer des règles, et elles feront des contentieux ; ces litiges exigeront des juges et des greffiers ; leurs jugements prendront du temps et s’imposeront malgré les faits (on parle non de vérité réelle, mais de « vérité judiciaire ») – c’est ainsi que la bureaucratie paralyse un pays, inhibe toute initiative, met des obstacles à toute entreprise. La France a choisi cette tendance, dit Montaigne. Nous en subissons encore le poids aujourd’hui.

Laissons être les choses et ne les corrigeons qu’à la marge, soutient Montaigne, en bon libéral de tempérament. L’homme est bien sot de croire qu’il va commander aux choses, mieux vaut s’y adapter et ne faire que des lois générales. « Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, avec les lois fixes et immobiles. Les plus désirables, ce sont les plus rares, plus simples et générales ; et encore crois-je qu’il vaudrait mieux n’en avoir point du tout que de les avoir en tel nombre que nous avons. Nature les donne toujours plus heureuses que ne sont celles que nous nous donnons. »

D’autant que la sottise et la vanité des législateurs transforment le vocabulaire de tous les jours en jargon ésotérique, incompréhensible sauf aux initiés. Ils le font exprès pour mettre une illusion de profondeur aux banalités qu’ils profèrent. Ainsi Apollon, qui inspirait la sibylle : restez obscurs, vous serez admiré ; soyez clair, vous serez attaqué. « Pourquoi est-ce que notre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible en contrat et testament, et que celui qui s’exprime si clairement, quoi qu’il dise et écrive, ne trouve en cela aucune manière de se déclarer qui ne tombe en doute et contradiction ? Si ce n’est que les princes de cet art, s’appliquant d’une pécuniaire attention à trier des mots solemnes [solennels, ronflants] et former des clauses artistes, ont tant pesé chaque syllabe, épluché si primement chaque espèce de couture, que les voilà enfin enfrasqués [embringués] et embrouillés en l’infinité des figures et si menues partitions, qu’elles ne peuvent plus tomber sous aucun règlement et prescription ni aucune certaine intelligence. » Notez le « pécuniaire » : traduire le jargon mérite salaire – ainsi font les avocats… Dans cette confusion, les juges sont rois : ils disent ce qu’ils veulent, tordant les bouts de lois à leur manière. Le langage, c’est le pouvoir ; le jargon, c’est le pouvoir des technocrates ; l’interprétation des lois, c’est le pouvoir des juges. Le roi et le parlement se sont opposés dès l’origine – et ce dernier a vaincu, en 1789. Nos députés qui font les lois ne sont guère meilleurs que les législateurs d’Ancien régime : une bande de singes braillards peut-elle énoncer ce qui est juste à l’intérêt général ? L’invective et la posture peuvent-elle susciter l’intelligence ? En quoi Montaigne est toujours actuel… « Qui ne dirait que les gloses augmentent les doutes et l’ignorance » ?

Non, décidément, il n’y a pas de justice dit Montaigne. « Considérez la forme de cette justice qui nous régit  : c’est un vrai témoignage de l’humaine imbécilité, tant il y a de contradictions et d’erreurs. » Et de citer ces paysans qui viennent l’avertir qu’ils ont trouvé un homme mourant dans la forêt, mais n’ont pas osé le secourir de peur d’encourir les foudres de la justice, d’être accusés de l’avoir blessé, ou dépouillé. Est-ce cela « la justice » ? Ou encore d’un condamné pour homicide, innocent mais jugé tel, qu’avant sa pendaison on trouve le vrai coupable, mais que les juges ne veulent pas se dédire : ce qui est jugé est vérité. Point à la ligne. Et voilà l’innocent comme le coupable condamnés tous deux à mort par l’imbécilité des juges et l’inanité de « la justice ».

C’est que les gens préfèrent leur rôle et leur uniforme à leur personnalité. Leur intelligence ne leur sert qu’à conserver le pouvoir dans leur caste, pas à exercer « la justice ». Au contraire de Montaigne, qui prône la conscience de soi, le penser par soi-même. « D’apprendre qu’on a dit ou fait une sottise, ce n’est rien que cela ; il faut apprendre qu’on n’est qu’un sot, instruction bien plus ample et importante. (…) Si chacun épiait de près les effets et circonstances des passions qui le régentent, comme j’ai fait de celles à qui j’étais tombé en partage, il les verrait venir, et ralentirait un peu leur impétuosité et leur course. »

D’où la suite du chapitre, sur l’importance de se connaître soi-même.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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La France va-t-elle rater la postmodernité ?

Article repris sur Medium4You.

Au train où vont les choses, difficile de suivre. J’ai donc pris l’Express du 15 août pour me mettre sur les rails d’un sociologue décalé, Michel Maffesoli. Il analyse la postmodernité autrement que les autres, il remet la France en place dans un monde devenu global. Oh, certes, il n’encense pas Mélenchon comme « tout le monde » (comme l’avant-garde progressiste qui se croit le tout du monde), il est honni de la gauche à la mode, celle qui blablate dans les quartiers bourgeois en s’habillant peuple, se croyant révolutionnaire parce qu’habitant rue Daguerre plutôt que boulevard Saint-Germain. Mais il faut entendre Maffesoli parce qu’il touche juste – même si la traduction politique de ses dires reste l’affaire de chaque conviction.

Il expose que la modernité cartésienne des Lumières, inventée par la France au XVIIème siècle, arrive en fin de course. La chute des utopies globales, marquée par l’effondrement de l’URSS et par la conversion de la Chine populaire aux affaires, s’accompagne du krach de la raison pure, incarnée par la finance mathématisée qui a explosé en 2007. Nous entrons donc dans une ère de postmodernité qui s’invente sous nos yeux, aidée par les techniques de l’information et de la communication et par l’ouverture totale du monde – l’ex-tiers monde devenant pays émergents (à grande vitesse).

La France a vécu sur ses lauriers de raison, de progrès, de travail, croyant que la révolution périodique permet d’avancer socialement en droite ligne d’un horizon défini par les intellectuels. Où sont les intellectuels aujourd’hui ? Probablement plus aux États-Unis, en Inde et en Chine – ou même en Europe de l’est – qu’en France… Les valeurs hexagonales de certitudes, de positivisme et de commandement ne sont plus d’actualité. Elles ne sont plus des stimulants mais des pesanteurs. Les ères gaulliste et mitterrandienne sont bien du siècle dernier.

La nouveauté du monde veut le léger, peu embarrassé de principes, de morale ou de lois intangibles. La loi demeure, mais contingente et réformable ; la morale est remplacée par l’éthique, mieux adaptée aux situations toujours particulières ; les principes disparaissent au profit des expériences. Souplesse, intelligence, sensations supplantent rigidité, raison pure et bienséance. L’ère de la pensée unique a vécu. Dionysos est préféré à Apollon, bien que les deux doivent marcher main dans la main pour l’équilibre humain. Le balancier va vers l’ivresse immédiate, matérialiste et sensuelle, au détriment de l’ordre immuable et glacé des abstractions. Il s’agit de s’ajuster au coup par coup plutôt que d’avoir un plan. De s’appuyer sur ses proches, sa bande, son réseau, plus que sur des appareils, partis et associations, ou sur des gourous référents.

Ce pourquoi Michel Maffesoli voit en Nicolas Sarkozy un animal politique mieux adapté au monde postmoderne que François Hollande. Le « sale gosse » arriviste et agité est en phase avec l’ambiance de débrouille permanente qui est exigée d’un monde qui bouge. Combinazione et trafics permettent de s’adapter bien mieux que grands principes et morale intangible. Le mouvement permanent est tragique, l’aspiration à l’immobilité dramatique. Drame hollandais, tragique sarkozien : même si cette opposition du sociologue est un peu caricaturale à mon goût, elle a le mérite de placer les enjeux. La France lasse, qui a voté Hollande d’assez peu, surtout parce qu’elle avait le tournis, se veut « un pays de fonctionnaires avec, à la clé, la production de normes (…) Seulement notre pays risque de passer à côté de l’évolution du monde actuel, qui exige de l’audace, des prises de risques. » De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! N’était-ce pas le révolutionnaire Danton qui l’exigeait ?

Observez combien l’ambiance sociale est émotionnelle : musicale, sportive, culturelle, religieuse… Ce ne sont qu’humeurs, buzz, rumeurs. Naissent des solidarités nouvelles comme la colocation ou le couch surfing. Est affirmée la relation permanente en fonction des tribus : amicales, professionnelles, contingentes. L’iPhone, Facebook, Twitter, les réseaux pros tels Viadeo ou Linkedin, entretiennent horizontalement et dans l’immédiat permanent ce qui était hier vertical et fixe (« on se téléphone et on se fait une bouffe », le club de son école, les réunions formelles de l’association favorite, les banquets annuels d’anciens de ci ou ça). L’individu était Un, sous les Lumières ; dans le crépuscule postmoderne, il est plusieurs – selon les circonstances. Il aspirait hier à l’autonomie, base de sa liberté ; il a désormais peur d’être libre car ne se sent pas armé pour être seul. Il veut être avec, coller aux autres, bien au chaud. C’est dommage, mais c’est un fait social.

Pour moi, la philosophie est une méthode de connaissance parce qu’elle est le guide d’un voyage qui éloigne des régions obscures, l’enfer des passions et des illusions, et rapproche des régions lumineuses, science et réalité. La lumière était trop crue et a grillé des ailes ; la tentation de l’obscur revient avec la mode des vampires, des sorciers, des complots, de l’irrationnel et des « contre » médecines, « anti » économie et autres côtés obscurs de la Force. L’ère des tribus recommence… comme dans les années 1930. Ce qui veut dire moins d’État et plus de nations, moins de classes sociales et plus de communautés, moins de syndicalisme et plus de débrouille, moins de famille et plus de bandes, moins de vérité historique et plus de mythes qui confortent, moins de vérités scientifiques et plus de croyances…

Nous n’avons pas fini avec le changement du monde – autant commencer à le penser.

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