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Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme

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Récit dans le récit, une anglaise de 67 ans raconte à l’auteur ce qui lui est arrivé vers ses 40 ans, alors que l’épouse d’un bon bourgeois de Lyon vient de s’enfuir de l’hôtel de la Riviera avec un jeune Français. Stefan Zweig aime ces chausse-pieds dans les chaussures et les chaussures dans les boites. Le lecteur – bourgeois, viennois, début de siècle – adore ouvrir ce genre de cadeau littéraire, enveloppé et noué sept fois avant de se découvrir. C’est que « la pudeur » est l’essence de la bourgeoisie où rien ne doit être réel ni matériel, tout doit flotter dans l’idéal et le non-dit.

Seuls les Anglais ont le courage d’être vulgaires, c’est-à-dire pragmatique, réalistes et matérialistes – Nietzsche, empli de nombre de préjugés allemands, l’avait écrit. C’est donc une Anglaise qui raconte son histoire, les seules 24 h de bonheur inouï qu’elle a connu dans une existence plutôt morne. Épouse fidèle, mère exemplaire, elle se trouve bien seule la quarantaine venue, lorsque ses fils sont mariés et son mari décédé. Elle voyage. A Monte-Carlo, elle observe les joueurs du casino, dans lequel son mari la menait parfois. Elle ne joue pas, préférant s’absorber dans le jeu des mains.

Il y en a de toutes sortes et certaines font un jeu de vilain. C’est ainsi qu’elle découvre un jeune homme « dans les 24 ans », tout enfiévré de passion du jeu. Elle, condamnée par la société à ne plus jouir de rien, est surprise, emportée, ravie par cette jeunesse et par cette emprise grave de la roulette. Le jeune homme – dont on ne saura jamais le nom – perd tout ce qu’il a. Il sort désespéré, toutes ses émotions se lisent à livre ouvert sur sa figure. Maternelle, la femme le suit, désirant avant tout l’empêcher d’attenter à sa vie.

Orage, pluie battante, mer déchaînée, la nature complote pour entrechoquer les éléments comme bouleverser les âmes. Vieux reste de romantisme, pas le meilleur de Zweig. Inflexible, se donnant une mission, l’Anglaise entraîne le jeune homme dans un hôtel pour qu’il puisse passer une bonne nuit. Le lendemain, tout sera plus clair. L’adolescent lui enserre le bras et elle ne peut s’échapper, comme elle aurait rationnellement voulu. Ils passent la nuit ensemble dans les pleurs et le sexe. C’est à peine effleuré, mais le jeune homme « demi nu » qu’elle découvre dans le lit à son côté au matin est édifiant. Il a le visage apaisé et splendide dans le sommeil. Elle le fait jurer de renoncer au jeu à tout jamais et, lors d’une promenade l’après-midi, il fait un vœu ardent dans une église pour que Dieu le tienne éloigné de toute fièvre addictive. Il est Polonais de Lvov (aujourd’hui en Ukraine), d’une excellente famille, et vient juste de découvrir le jeu ; elle est sa Vierge Marie venue le sauver.

La dame anglaise lui donne de quoi rentrer chez lui et promet de venir lui dire adieu à la gare. Puis elle fantasme toute seule et décide de quitter son statut pour partir avec lui. Elle aussi est saisie d’une fièvre passionnée, mais c’est d’amour qu’il s’agit. L’auteur joue avec art de la gamme des sentiments, commençant par apprivoiser lecteur ou lectrice par l’émotion de la mission salvatrice puis, après avoir succombé, à toute l’horreur sociale de la situation – avant, face au visage radieux du jeune homme endormi, de toucher la fibre maternelle (ou paternelle) et d’avouer enfin la « réjouissance » de voir cette jeune beauté préservée. Rien de tel que de dire au bourgeois qu’on est bien d’accord avec lui pour condamner l’immoralité, avant d’insinuer que, pas à pas, ce n’est pas si immoral que ça… Je ne vous en dis pas plus, sinon que ce court roman ne se termine pas comme on croit. Il s’achève selon le déterminisme de Zweig, qui fait un peu procédé pour qui lit ses nouvelles et romans, mais qui comblera le lecteur de hasard.

Sigmund Freud aimait beaucoup Stefan Zweig, observateur aigu, selon lui, de la société humaine. Zweig qui écrit : « Rejeter ainsi le fait, pourtant évident, qu’une femme à certaines heures de sa vie est livrée à des puissances mystérieuses qui dépassent sa volonté et sa connaissance, ne revenait jamais qu’à s’effaroucher de son propre instinct, du caractère démoniaque de notre nature, et certaines personnes semblaient justement prendre plaisir à se sentir plus fortes, plus morales et plus propres que les proies faciles. » Pareil pour la psychanalyse : le refoulement se traduit souvent par du moralisme, on condamne d’autant plus vigoureusement l’acte des autres lorsqu’on l’envie d’y avoir succombé.

Freud voit dans cette histoire, inspirée d’un roman de la princesse de Salm un siècle plus tôt, la figure maternelle qui arrache le fils à l’attraction onaniste en s’offrant aux rapports sexuels. Le jeu, via les mains, étant la métaphore du plaisir solitaire. Chacun pensera ce qu’il veut de ce tropisme maniaque du psy pour qui toute conduite n’est que sexuelle – mais il reste la belle histoire d’un sauvetage tenté à l’aide d’une passion contraire. Jeu d’adulte contre jeu d’enfant, sexe contre casino.

Nous sommes loin de James Bond, où le casino et ses jeux d’argent n’est que prélude au sexe torride dans la soie. L’époque était prude jusqu’à la folie. Le refoulement faisait plus de mal que la sexualité débridée post-68. Proposer l’exercice sexuel comme hygiène médicale pour soigner l’addiction au jeu était osé. Mais c’est une bien belle histoire.

Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, 1925, Livre de poche, 128 pages, €4.09

Stefan Zweig, Romans nouvelles et récits, Gallimard Pléiade tome 1, 2013, 1552 pages, €61.75

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Martin Amis, Chien jaune

martin amis chien jaune

Martin Amis pénètre l’Angleterre, sodomise la société, baise les bobos. Il s’attaque cette fois à la presse tabloïd, raclure de poubelles, parfait reflet de son époque et de ses lecteurs. En 2003, toute la société anglaise semble n’être que baise. Les années 60 sont passées comme une tornade, désapant et désinhibant le puritanisme victorien. Aujourd’hui, plus rien ne tient : ni la langue (texto), ni la presse (de caniveau), ni les sentiments (sexués).

L’Anglais mâle ne semble plus avoir pour objectif que les trois B des collégiens américains : bite, bière et baston. Il se repaît des frasques des très jeunes filles aux prises avec les hommes en rut ; il achète et lit avec délectation les torchons people dont le style incite à l’action et les photos au porno. C’est toute la société qui est devenue bête : à deux dos, ventre à dos, dos sur dos. Sur l’exemple des vulgaires américains. « Le porno s’autorégulait jusqu’au second mandat du second gouvernement [Clinton] quand, comme vous le savez, tout à coup, nous nous sommes retrouvés avec un président porno. Le porno, sous cette présidence porno, a cessé de s’autoréguler et est entré dans sa période Salo » p.398. Mussolini et Pasolini sortis du spectacle, la vulgarité bestiale en référence a envahi toute la culture.

Les personnages de cet étrange roman contemporain tournent autour du foot, des médias, des gangsters et – nous sommes au Royaume-Uni – de la famille royale. La princesse Victoria, 15 ans, a été filmée nue dans sa baignoire ; une ombre montre qu’elle n’est pas seule. Est-ce « l’un de ces jolis petits Arabes », comme le pense le roi son père, dans un vocabulaire désuètement bienveillant ? Est-ce pire ? Les tabloïds s’en donnent à « cœur » joie dans les hypothèses, le pouvoir dément l’information, les gens n’en pensent pas moins : c’est vers 12 ou 13 ans que les chattes se déflorent au Royaume. Bugger, l’ami du roi, dont le surnom signifie bougre (ou sodomite en souvenir des années de collège en commun), gère la réputation ; le souverain se contente de régner, c’est-à-dire de ne rien foutre (ni plus personne).

Xan Meo, au nom invraisemblable même pour un Anglais, est un écrivain-musicien qui se prend un coup sur la tête, une vieille vengeance de famille. Il faut dire que sa mère était pute et son père gangster. Perdant un peu la mémoire, il régresse : il est enfin au niveau requis par la société, à même de la comprendre mieux. Il fantasme sur ses petites filles, regarde l’aînée – 4 ans – faire « ses exercices » (qui consistent à se remuer le vagin avec les doigts), discute avec ses garçons d’un premier lit, se voit rejeter par sa dernière fille encore bébé pour n’être plus lui. Il rencontre une ex-pute, star du porno, qui se révèle sa nièce. Pas simple de suivre l’histoire – si tant est qu’il y en ait une – et ses personnages, divers mais tous liés.

Le titre s’explique par un souvenir d’enfance, un chien jaune attaché pendant que son père se faisait tabasser, et retentit jusqu’aujourd’hui par la signature pseudo d’un rédacteur de tabloïd. « Et puis, si quelqu’un pose la question, nous pouvons dire que c’est une satire et qu’elle dérive de Jonathan Swift » p.302. Lilliput se fait désormais appeler Karla et se fait prendre par derrière après avoir joué de la bouche.

Il faut dire que l’actualité télévisée n’incite guère à l’optimisme. « Quelques images du monde moderne : le châssis calciné d’un bus ou d’un camion, une silhouette couverte de bandages dont le brancard filait dans un corridor d’hôpital, une femme en pleurs, avec des sous-titres… » p.322. Le choc des photos augmente le poids des mots. Le choc sur la tête a les mêmes effets individuels que les chocs sociaux : perte mnésique, régression de civilisation. « Je crois que j’ai fini par comprendre ce que mon accident avait produit en moi. Je pensais auparavant qu’il m’avait arraché quelques valeurs – les valeurs de la civilisation, plus ou moins. C’est vrai qu’il l’a fait. Mais il a aussi fait autre chose : il a bousillé mon talent pour aimer. Il l’a foutu en l’air » p.452.

Est-ce pour cela que l’auteur imagine la princesse royale, héritière du trône, se convertir à l’islam ? Toute cette immoralité étalée à longueur de torchons imprimés et de vidéos sur Internet, toute cette « merde » télévisuelle et langagière (le mot est répété plusieurs fois, y compris par les garçons adonaissants de Xan Meo), incite à rechercher une forme de pureté. Qu’on ne trouve aujourd’hui que dans la régression religieuse : ne plus penser, obéir ; ne plus se laisser aller à ses instincts bestiaux, se prosterner ; ne plus jouir à tout bout de champ, prier.

Le lecteur non habitué à Martin Amis, auteur britannique original, sera plutôt déconcerté en début de lecture. Il ne verra pas bien le lien entre les chapitres ni entre les personnages, il se demandera pourquoi les gens portent des noms aussi bizarres. Mais le langage, réinventé, et la satire sociale, impitoyable, le feront bientôt jubiler. Nous sommes dans Swift et dans Nabokov, dans le fantasme et la satire sociale. Et, malgré les dix ans qui ont passés, elle reste très actuelle…

Martin Amis, Chien jaune, 2003, Folio 2008, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner avec la collaboration de Catherine Goffaux, 505 pages, €8.46

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