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Il y a un siècle, le prix Goncourt

Le 10 décembre 1919, il y a un siècle exactement, le prix Goncourt a été attribué à Marcel Proust, 48 ans, né quelques mois seulement après la Commune de Paris. Il est en concurrence avec le célèbre livre de Roland Dorgelès, Les croix de bois, sur la guerre de 14 qui vient de se terminer. Mais les gens en ont assez de la guerre, de l’industrie de la poudre, de la boucherie industrielle, des miasmes des blessures. Le second volume d’A la recherche du temps perdu, intitulé A l’ombre des jeunes filles en fleurs apparaît plus séduisant. Six voix emmenées par Léon Daudet contre quatre lui accordent le prix.

Les salons parisiens puis la petite ville balnéaire normande de Balbec (imaginaire) sont loin du front et de l’univers mâle. Encore que… Rosemonde, Andrée, Albertine, on l’apprendra plus tard dans les archives, sont des garçons. Marcel, qui aimait les hommes, a travesti ses amours en femmes pour écrire les romances que chacun attendait à son époque.

La Lettre de la Pléiade de février, numéro 65, raconte sous la plume de Thierry Laget, auteur d’un Proust prix Goncourt, comment cette annonce fut reçue par le grand malade qu’était Marcel.

« L’équipe de la Nouvelle revue française – Gaston Gallimard, Jacques Rivière et Jean-Gustave Tronche – s’est installée encore plus près, à une table au rez-de-chaussée de Drouant » [le jury Goncourt ripaille et décide dans un salon privé à l’étage] « Les trois hommes sont donc les premiers informés et se précipitent chez Proust, suivis de peu par Léon Daudet, qui saute dans un taxi, direction 44 rue Hamelin. Contraint de quitter son précédent logement, Proust a échoué là le 1er octobre. C’est, au cinquième étage sans ascenseur, ce qu’il appelle un ‘taudis’, ‘un meublé aussi modeste qu’exorbitant de prix’ – seize mille francs ! » [Mais nous sommes dans le 16ème arrondissement… Proust y mourra trois ans plus tard, le 18 novembre 1922, à 51 ans].

« Ce jour-là, il se réveille en début d’après-midi. Les jours de brouillard, il respire plus mal encore. Il a terminé sa fumigation, pris son café et vient de s’assoupir de nouveau lorsque la sonnette retentit. Céleste – ‘grande femme plate ensommeillée’ – va débarricader la porte. Sur le palier, la maison Gallimard, essoufflée d’avoir monté les cinq étages. Conciliabule dans l’antichambre. (…) Gallimard déclare qu’il doit parler à Proust sans tarder. Les trois hommes sont introduits dans le salon et s’installent dans des fauteuils de velours rouge, tandis que la gouvernante va voir si son maître peut recevoir. (…)

« Il règne là un froid de caveau : les calorifères sont fermés, on ne fait jamais de feu. On n’ouvre ni fenêtres ni contrevents. »

« Céleste réveille Proust. C’est la première fois qu’elle ne respecte pas la consigne et se permet d’entrer chez lui sans avoir été appelée. « Monsieur, lui dit-elle, j’ai une grande nouvelle à vous annoncer, qui va sûrement vous faire plaisir… vous avez le prix Goncourt ! » Le laconisme de Proust trahit son émotion ; lui, d’habitude si éloquent, ne parvient à articuler à cet instant-là que la phrase la plus brève de sa vie : « Ah ? »

(…) « Céleste demande si elle peut introduire Gallimard, Rivière et Tronche qui sont « dans un état d’excitation terrible » et veulent lui parler. Proust leur fait dire qu’il n’est pas en état de les recevoir, qu’il les prie de repasser plus tard, dans la soirée ou le lendemain. Céleste transmet le message, mais Gaston insiste. Il doit prendre un train pour Deauville afin d’être, dès le matin, à pied d’œuvre chez (…) son imprimeur d’Abbeville. (…) Céleste explique cela à son maître, qui consent à accueillir les visiteurs. »

« Marcel est couché, tout habillé, dans son lit à barreaux de fer. (…) Il règne dans la pièce une odeur d’oreiller, de renfermé, de pénombre, de fumigations antiasthmatique. (…) Jacques Rivière a noté la joie que Proust éprouve, ce jour-là. « Certainement il aimait sa gloire et en quêtait les moindres signes. » Céleste confirme qu’il est ravi, mais ne le montre pas, car « il était toujours ainsi, égal et maître de lui en toutes circonstances, et ne sortant jamais de son harmonie ». (…)

« Proust congédie enfin ses visiteurs, qui ne sont restés qu’un bref instant dans sa chambre. Puis il appelle Céleste : « Il est probable que l’on va sonner beaucoup à notre porte, car on finira bien par me trouver, dit-il. Je ne veux recevoir personne, surtout pas les journalistes ni les photographes… ils sont dangereux et ils en veulent toujours trop. Mettez tout le monde à la porte. Proust est épuisé. Il fait une crise d’asthme ‘abominable’. »

C’est ainsi que Marcel Proust, probablement le plus grand écrivain français du XXe siècle, a reçu le prix Goncourt qui consacrait le second volume de sa Recherche.

Mais presque aussitôt, les « associations » et la presse se déchaînent. Les anciens combattants, les pacifistes, les réactionnaires comme les révolutionnaires trouvent répugnant que l’on couronne un livre qui ne soit pas du temps présent mais du temps perdu. Que l’on se mette à rêver aux « jeunes filles » alors que tant de jeunes gars se sont fait tuer sur le front. Comme toujours, l’émotion de l’extrême-actualité se croit génie qui va durer. Il n’en est rien. On se souvient de Roland Dorgelès et de ses croix parce que la guerre de 14 reste dans les mémoires ; mais on se souvient bien plus encore de Proust et de ses fleurs, car elles sont littérairement éternelles.

Thierry Laget, Proust prix Goncourt : une émeute littéraire, Gallimard 2019, 272 pages, €19.50 e-book Kindle €13.99

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio Gallimard, €6.80 e-book Kindle €6.49

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Edith Wharton, Les mœurs françaises

La romancière américaine Edith Wharton habite Paris depuis 1907. Après la guerre de 14-18, elle écrit une série d’articles sur les mœurs françaises pour familiariser ses compatriotes amenés à résider en Europe dans le cadre des négociations de paix. Elle y peint une délicieuse manière d’être faite de goût et d’équilibre, ce fameux bon sens à la française qu’elle oppose aux manières un peu frustes et à la culture kitsch des Américains. Certes, la France a bien changé en un siècle… Mais il reste quelques traces de cet écart.

Par exemple que la femme est influente dans la société, à travers son intimité avec les hommes. Bien loin du cantonnement des bourgeoises bostoniennes ou des vamps fatales. La jument féministe, sûre d’elle-même et égocentrique, reste le modèle de la femme aux États-Unis, fort heureusement bien loin du nôtre.

En revanche, ce qu’elle dit de l’honnêteté intellectuelle française mérite quelque doute. La faute au communisme stalinien et à la fascination des intellos pour la force brute, si prégnante dans les années 1950 avec Sartre et Althusser, avant que les doutes des années 1960 avec Foucault, Glucksman et quelques autres ne viennent tempérer cet aveuglement. Les politicards ont repris le flambeau aujourd’hui, toujours en retard d’une mentalité. Il est admis comme vérité scientifique chez les bobos que la droite ne saurait être qu’illégitime et que la gauche a toujours raison, dans l’histoire, dans la morale et dans les consciences… Aussi, quand je lis que « les Français se sont débarrassés des croquemitaines, ont ‘chassé de leur esprit les chimères’ et affronté la Méduse et le Sphinx d’un œil froid, et avec des questions pénétrantes » (p.22), je me dis que nombre d’écolos et de socialistes ne sont décidément pas « français » à cette aune ! Fukushima n’a-t-il pas « médusé » les antinucléaires ? Empêché de penser « d’un œil froid » ?

Ce n’était guère que la France bourgeoise que peignait Edith Wharton, peut-être pas la France dans ses profondeurs… Ainsi ce principe de liberté, « éclairant le monde » (p.30) qui ferait mouvoir les Français. N’est-ce pas plutôt la rage égalitaire qui l’emporte ? Rage qui contraint la liberté et réduit la fraternité à l’unanimisme fusionnel : qui n’est pas comme nous, à l’unisson, sans penser par lui-même, n’est pas notre « frère ». Sauf si nous allons le « sauver » comme en Libye, apparaissant ainsi tout naturellement comme protecteur et éclairé, donc supérieur. On veut bien être généreux quand on est supérieur. Mais pas de fraternité qui tienne pour les immigrés qui fuient leur dictature !

Reste vrai « le respect des usages » qu’elle note (p.41), la civilité se manifestant par ce qui se fait et par ne pas empêcher les autres de se faire entendre dans une conversation. Mais n’est-ce pas le cas de tous les peuples ? Les usages sont si lourds en Grande-Bretagne ou au Japon… comme dans les pays d’islam en ce qui concerne les femmes ! Dans « les salons », évidemment, « il y a là un rituel presque religieux, organisé dans le seul but de tirer les meilleurs discours des meilleurs causeurs » p.43. Comme la société française s’est démocratisée, cela s’étend désormais aux universités où les colloques sont l’occasion aux ‘chers collègues’ de se faire des ronds de jambe en public, tout en descendant leurs travaux dans le secret de leur cabinet au nom de la liberté de la recherche.

Car « la conception française de la société est hiérarchique et administrative, à l’image de son gouvernement (quelle que soit sa nature) » p.127. Rien de plus vrai, et qui n’a pas changé d’un iota ! L’honneur familial, social ou national compte plus que l’individu et doit s’y soumettre – le contraire de l’Amérique.

Vrai aussi le réflexe de déni. Il demeure plus que jamais ! « Il y a un réflexe de négation, de rejet, à la racine même du caractère français : un recul instinctif devant ce qui est nouveau, qui n’a pas été tâté, qui n’a pas été éprouvé » p.46. Mais, plutôt que de « caractère français », j’évoquerais les périodes de crise. L’après 1918 en était une, tout comme 1940 et aujourd’hui. Ce n’était aucunement le cas des années 1960 à 1990, période où la jeunesse croissait en proportion de la population et où la curiosité pour le monde et pour les idées était au sommet. Depuis une décennie, le repli sur soi tient certes à la crise, mais surtout au vieillissement démographique et aux idées qui vont avec, selon lesquelles les enfants et les excentriques n’ont pas leur mot à dire. Retour du collège fermé avec les Choristes, de l’encadrement religieux avec les scouts, du flicage dans les rues et du surveiller et punir sur l’Internet.

Il reste un « art de vivre » qu’Edith Wharton appelle « le goût » et qui tient plus aux habitudes transmises : bien manger, de vrais repas sans grignoter, en famille et entre amis, prendre du loisir, jouer avec ses enfants, aller au spectacle ou à la fête… Nous ne sommes pas dans le ‘divertissement’, organisé façon marketing et soigneusement commercialisé comme aux États-Unis – du moins pas encore – nous sommes encore dans le loisir où aller à la pêche tout seul ou sortir en bande de copains compte plus qu’acheter un ‘tour’ ou louer un ‘resort’. Pour l’instant.

Il est vrai que les États-Unis n’ont jamais été envahis, ce pourquoi les attaques de Pearl Harbor et du World Trade Center ont tant traumatisé le peuple américain. Dans leur univers, tout doit être rose, couleur optimiste où tout est bien qui finit bien – comme dans les westerns. C’est que Dieu leur a confié une Mission… Pas aux Français qui ont connu de multiples invasions et le tragique de la défaite et des révolutions. « Le prix en a été lourd, mais le résultat en valait la peine, car c’est justement parce qu’elle est la plus adulte que la France domine intellectuellement le monde » p.74. Hum ! C’est un peu pompeux, mais le fond de vérité est que nous sommes souvent sans voix devant les naïvetés américaines en politique étrangère : contre Staline, au Vietnam, en Afghanistan, en Irak… La gestion du contre-terrorisme en Algérie n’a-t-elle pas servi de modèle aux militaires américains éclairés, contre les idéologues de George W. Bush qui croyaient que quelques missiles et forces spéciales suffisaient à instaurer ‘la démocratie’ ? « Théoriquement, l’Amérique tient l’art des idées en estime, mais sa population ne les recherche pas, ou ne les désire pas » p.78.

La conclusion de l’auteur, en 1929, est un intéressant parallèle entre les faux amis que sont les mots gloire, amour, volupté et plaisir. La glory anglo-saxonne est une vanité, pas la gloire française qui aurait plutôt quelque chose à voir avec l’élégance, le panache. « Amour contient bien plus de choses que love. Pour les Français, amour signifie une somme indivisible de sensations et d’émotions complexes qu’un homme et une femme s’inspirent l’un à l’autre ; tandis que love, depuis l’époque élisabéthaine, n’a jamais été plus, pour les Anglo-Saxons, que deux moitiés de mot – une moitié toute de pureté et de poésie, l’autre toute de prose et de lubricité » p.117. De même que l’anglais voluptuousness fait penser au sérail, le Français « volupté signifie le charme intangible que l’imagination extrait de choses tangibles, (…) toute une conception de la vie (…) [qui] exige d’abord la liberté pour l’esprit de jouer sur tous les faits de la vie, et ensuite, pour les sens, une finesse qui leur permet de distinguer l’aura qui entoure les beautés tangibles » p.123.

D’où le plaisir français, qui n’est pas le comfort anglo-saxon ni le divertissement superficiel. « Le plaisir consiste à se livrer à une délectation des sens libre, franche et autorisée (…) [sans] aucune insinuation de vice furtif » p.124.

Un joli petit livre, au fond, qui fait penser à cette mystérieuse « identité nationale » de la France, acquise non par les gènes mais par la culture, les institutions, la transmission – un certain art de vivre. Il est utile d’écouter ce que les étrangers ont à dire de nous, même à un siècle de distance.

Edith Wharton, Les mœurs françaises et comment les comprendre, 1919, Petite bibliothèque Payot 2003, 137 pages, €6.08

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