Articles tagués : battu

Jerzy Kosinski, L’oiseau bariolé

Un petit garçon juif né en 1933 est livré par ses parents à une paysanne pour le cacher sous une fausse identité catholique durant la guerre qui commence en Pologne ; il a 6 ans et ses parents l’abandonnent. Ce n’est pas la première fois où un couple se débarrasse d’un enfant devenu une gêne pour survivre, sous le prétexte « belle âme » de le sauver. On se souvient du Tanguy de Michel del Castillo. Toujours est-il que le petit juif Jozef se transforme en petit catholique Jerzy pour vivre à la campagne chez Marta, une vieille qui ne se lave que deux fois l’an, et encore seulement le visage et les bras.

Elle ne tarde pas à mourir et le gamin est livré à lui-même, devenant Juif errant, enfant orphelin qui ne vit que de rapines ou de petits boulots comme berger ou boy à tout faire dans les fermes. Il récuse constamment l’accusation d’être Juif, ou encore Bohémien, par souci littéraire de faire de ce roman auto-fictionnel une histoire exemplaire de la victime livrée nue et vulnérable aux bourreaux ; mais aussi peut-être parce qu’il ne se sent pas « juif » au sens où ses parents et sa famille l’ont laissé sans culture. Toujours est-il que l’enfant a les cheveux noirs dans un pays où la blondeur domine, et les yeux noirs perçants, insondables, parmi une ethnie aux yeux clairs et limpides. Les paysans polonais sont particulièrement arriérés au milieu du XXe siècle, loin de tout centre culturel et industriel. Ils cultivent leurs lopins en autarcie, élèvent des bêtes, se jalousent et s’entrebaisent comme des bêtes, se mêlant parfois à elles.

Car c’est l’enfer de Goya que décrit ingénument le jeune garçon sur le ton du conte. De chapitre en chapitre, il est pourchassé, à peine protégé par ceux qui l’exploitent, souvent battu, les vêtements arrachés, roué de coups par les jeunes bergers à peine plus grands que lui, enfoncé dans une fosse à merde par les fidèles de l’église parce qu’il a laissé tomber le lutrin de l’Évangile, trop lourd pour ses petits bras, pendu par les mains sous la menace des crocs d’un chien féroce s’il laisse aller les jambes, à demi-violé et enfoncé sous la glace par une bande à peine adolescente, condamné à être fusillé par les Allemands, assommé par les Kalmouks… De ses 6 à ses 12 ans, de 1939 à 1945, ce ne sont que sévices qui lui tombent dessus et le tourmentent. Le lecteur se demande comment le garçon a pu s’en tirer, même s’il est intelligent, observateur et débrouillard.

Quelques personnages prennent soin de lui, Olga la « sorcière » qui connaît les plantes et lui apprend, l’Oiseleur qui capture la gent ailée et s’amuse, quand il est triste, à peindre un oiseau de couleurs diverses avant de le relâcher parmi ses congénères. Ils ne le reconnaissent pas car il n’est pas conforme et le tuent à coups de bec. L’enfant se sent comme ces oiseaux marqués, un étranger parmi les siens.

Oh, comme il aimerait ressembler au jeune officier nazi dans toute la gloire de sa haute stature musclée, de son visage de marbre et de ses cheveux de soleil, bien pris dans son uniforme noir aux éclairs d’argent ! « Il me paraissait le modèle de la perfection incorruptible : des joues satinées et fermes, des cheveux d’or sous la casquette, des yeux de pur métal. Chaque mouvement de son corps semblait harmonieusement produit par quelque force souveraine. (…) Je ressentis tout à coup un élancement de jalousie passionnée que je n’avais jamais connu » p.161.

Cette admiration mimétique aurait pu l’invertir, comme cela est arrivé à Tanguy. Mais le garçonnet, à 10 ans, connaît déjà la femme, une Ewka de 18 ans énamourée qui le frotte, l’érige et plante en elle ce qu’il peut lui donner, mais sollicite surtout des caresses dont elle est avide et qui la font jouir. Tout comme son frère de 19 ans, son père Makar ou même un bouc excité par le frère et livré tout debout à ses emportements (p.206). Les amours paysannes sont dans la fièvre et l’intersexualité. L’auteur fantasme sans doute un brin lorsqu’il décrit ses amours de garçonnet avec la jeune fille. « Elle s’étendait nue à côté de moi et me caressait les jambes, m’embrassait les cheveux et me déshabillait d’une main preste. Nous nous enlacions, Ewka se pressait contre moi, me demandait de l’embrasser partout, ici et puis là. J’obéissais à tous ses désirs, essayant toutes sortes de caresses, même si elles me paraissaient douloureuses ou absurdes. (…) Puis elle me grimpait dessus, puis elle me faisait asseoir sur elle, puis elle me serrait de toutes ses forces entre ses jambes… » p.199.

A la fin de la guerre, le petit Jerzy de 11 ans voit déferler sur le village les Kalmouks, ces Mongols renégats de l’empire soviétique collaborant avec les Allemands, qui les laissent piller et violer tant qu’ils peuvent. Ils refluent devant l’Armée rouge qui est toute proche et se déchaînent. A demi-nus, ils violent les femmes, les filles et les fillettes, debout, couchés, nus à cheval, devant et derrière, à un ou a plusieurs, pris de frénésie et saouls, s’accouplant parfois entre eux, dans une bacchanale de sauvages déchaînés. « Un jeune soldat trouva dans une cabane une fillette de 5 ou 6 ans. Il la souleva à bout de bras, pour la montrer à ses camarades. Puis il déchira sa robe. Il lui envoya un coup de pied dans le ventre, sous les yeux de sa mère, qui rampait dans la poussière, en criant grâce. Tout en maintenant la fillette d’une main, il défit lentement son pantalon et transperça tout à coup l’enfant qui exhala une plainte déchirante » p.243. Ce sont ces images sexuelles fortes qui font de ce livre un roman mythique. Elles s’impriment dans la mémoire et je me souviens encore de celled-ci, plus de quarante ans après. L’auteur s’identifie vraisemblablement à cette fillette qui a l’âge qu’il avait lorsqu’il a été livré aux manants ; il aurait pu être violé ainsi, crucifié parce qu’étranger sur la terre.

Ce roman métaphorique a eu beaucoup de succès à sa parution aux États-Unis et a été traduit en plusieurs langues ; il a été interdit en Pologne soviétique, « le peuple » s’étant indigné de se voir peint sous de tels traits barbares. Mais on sait aujourd’hui par les travaux de Jan Tomasz Gross, Les Voisins, un massacre de Juifs en Pologne, combien « le peuple » polonais haïssait les Juifs et les Tziganes durant la guerre, n’hésitant pas à tuer même leurs propres concitoyens sous ce prétexte racial pour s’approprier leurs biens. Des pratiques qu’ils voudraient bien oublier et dont l’extrême-droite actuelle censure toute évocation. Mais les faits sont les faits ; la guerre débarrasse de toute morale et ce sont les instincts purs, grégaires et sexuels, qui se reprennent le dessus sans aucune bride.

Décédé aux États-Unis en 1991 à 57 ans, après y avoir émigré en 1957, Kosinski a obtenu de nombreux prix littéraires et a été président du Pen Club américain.

Jerzy Kosinski (né Jozef Lewinkopf), L’oiseau bariolé (The Painted Bird), 1965, J’ai lu 2007, 314 pages, €6,20 , e-book Kindle (version retraduite en texte « non censuré ») €2,54

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Elisabeth George, Le cortège de la mort

Voici un pavé bienvenu. Ce roman policier qui a le talent du roman psychologique à l’anglaise (bien qu’écrit par une Américaine) est en effet « un double », comme on le dit d’un whisky qu’on commande au barman. Son nombre de pages mêle deux intrigues, intriquées en chapitres distincts à caractères typographiques différents. Je ne vous en dirais pas plus, sinon que ce n’est pas par hasard.

Tout commence par un crime, un double crime comme il se doit. Les deux ont lieu à dates différentes mais à Londres, lieu de perdition comme Babylone pour les Américaines qui veulent se faire des frissons.

Le premier meurtre a pour cadre un cimetière et pour victime une femme, égorgée de face par quelqu’un qui la connaissait : tous les ingrédients de la terreur politiquement correcte, entre Bible et féminisme. Sauf que la victime vient de la campagne, orpheline très tôt, et qu’elle a cherché « depuis l’âge de douze ou treize ans » le garçon qui la contente. On apprendra en fait que c’était depuis l’âge de onze ans et avec tous ceux qui la sollicitaient… Encore une fois, l’Angleterre d’aujourd’hui est pour Elisabeth George, née dans l’Ohio et vivant à Washington, ce qu’était la Germanie pour le romain Tacite : un lieu mythique où tous les fantasmes peuvent se réaliser.

Le second crime est plus sordide, même s’il est inspiré d’une histoire vraie, le meurtre du petit James Bulger en 1993 : trois gamins de onze ans, racailles déstructurées (blanches) de banlieue, ont enlevé, dénudé, battu à la brique et à la barre de fer, violé au manche de brosse dans l’anus et tué dans des WC chimiques… un garçonnet de deux ans. Des vidéos de surveillance attestent de l’enlèvement et différents témoins des étapes suivies. Le titre américain du roman parle de « body » of death. Comme souvent le mot a plusieurs sens : le corps, mais aussi le corsage ou la coque, la force (au sens d’un vin qui a du corps), la collection ou même la forme (l’emboutissage). L’idée sous-jacente est que le morbide entraîne la mort qui, par enchaînement, se répand… Notre société moderne début XXIème siècle est mortifère, du moins sa caricature babylo-londonienne.

C’est ce qui arrive dans l’intrigue. Mais l’optimisme américain élève contre ce pessimisme les personnages positifs que sont la cohorte des flics. Nous avons comme toujours l’inspecteur comte Thomas Lynley, qui se remet peu à peu du meurtre de sa femme « pour rien », par un Noir déstructuré de onze ans ; le sergent Barbara Havers aux dents épouvantables et à la vêture banlieue ; son collègue méticuleux, ex-gangster rasta Nkata ; la commissaire par intérim divorcée Isabelle Ardery qui siffle des mignonettes de vodka pour contrer le stress d’un milieu machiste et d’une hiérarchie qui la met sous pression ; la petite Haddiyah, pakistanaise de 9 ans, qui finit par retrouver sa mère… Comme quoi la résilience est possible à ceux qui ont une base éducative. Pas aux autres. Leçon des Lumières américaines au laisser-faire anglais.

Les ingrédients sont nombreux et les fausses pistes ne manquent pas. Le lecteur ne devine rien – et tout ne se met en place que très tard, dans ce grand art du suspense qu’Elisabeth George possède à la perfection. Londres renvoie au Hampshire, l’existence urbaine close aux grands espaces de la New Forest près de l’île de Wight où les cottages ont encore le toit de chaume, réparés par des chaumiers aux outils forgés spécialement, et où les poneys paissent librement, surveillés par des agisters. Vous ne savez pas ce que c’est ? Moi non plus avant de lire. Eh bien (si vous avez cliqué sur le lien), vous voilà au courant maintenant. On apprend tous les jours.

L’enquête est faite non de rôles convenus comme à Hollywood, mais de personnes avec leurs propres vies et leur affectivité. Elle fera rencontrer des tranches de vies snob ou sordides, courriers du cœur ou cocktails mondains. J’aime le sens aigu d’observation de l’auteur, tels ces « adolescents en quête d’un refuge où traîner, envoyer des SMS et, le reste du temps, avoir l’air cool » p.313. Plus vrai que nature, ce raccourci ! Nous ferons connaissance de Yolanda la spirite au tailleur Chanel orange, d’un schizo japonais commandé par les anges, d’un patineur aux trois épouses et quatre enfants, d’un italo-baiseur aux deux métiers, d’une écolo-logeuse… Ou encore ce spécimen rare : « Il a fréquenté les écoles privées. Il porte des chemises roses. Il a cette voix… Il prononce toutes ses phrases si loin dans la gorge qu’il faut presque l’opérer des amygdales pour arriver à lui extraire les mots » p.900. Comment peut-on être persan ? Au fait, Lynley a changé de voiture, il a délaissé la Bentley pour rouler désormais en Healey Elliott 1948.

C’est ce patchwork qui fait la densité des romans d’Elisabeth George. Certes, celui-ci est long, mais il mérite d’être dégusté à petites doses, posé et repris jusqu’au final. Il ne perd rien à mûrir, comme le bon whisky !

Elisabeth George, Le cortège de la mort (This Body of Death), 2010, Pocket 2011, 1016 pages, €9.31

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Mario Vargas Llosa, Qui a tué Palomino Molero ?

« Bordel de merde de vérole de cul ! » : ainsi commence le roman, par une injure au monde. « Bordel de merde de vérole de cul ! » : ainsi se termine le roman, par une injure au destin. Entre ces deux bordées s’étend l’histoire, à ras de mottes, dans un petit village du bord de mer. Nous sommes au Pérou en 1954. Un garçon de 18 ans est retrouvé par un gamin chevrier empalé et pendu, brûlé de cigarettes, battu sur tout le corps et visage tailladé, testicules arrachées pendant jusqu’à mi-jambe. « Il était jeune, mince, brun et osseux. » En une ligne, tout est dit du destin de Palomino, métis de quartier qui savait si bien chanter et jouer de la guitare.

Si paloma est la colombe, Palomino est ce prénom mièvre qu’affectionnent les très petites gens d’Amérique pour rendre la vie Disney. Éphèbe artiste à voix d’or, pourquoi diable ce jeune homme s’est-il engagé dans l’armée ? Le gendarme du lieu, bon paysan à qui le fonctionnariat permet de manger, observe à ras d’éducation la progression de l’enquête. Son lieutenant blond n’est pas un métis comme lui, ni comme la victime, et il bande pour une bonne grosse, femme de pêcheur tétonnante et musclée. Il aime l’humain, le lieutenant, comme Lituma le gendarme.

Et le récit avance ainsi comme un roman policier. Tout le monde se tait de peur de représailles des puissants. Palomino à la voix d’ange est pleuré, mais il a suivi son destin. Pourquoi celui-ci a-t-il voulu qu’il tombât amoureux d’une inaccessible, la fille blanche du colonel de la base ? Comment un troufion métis pourrait-il ne serait-ce qu’un instant envisager de transgresser l’ordre établi, immémorial, selon lequel chacun chez soi, les officiers entre eux et les Blancs à part ? Sauf que le colonel, rigide avec ses hommes, n’est pas qu’un père pour sa fille orpheline…

Qui a donc tué Palomino Molero ? Eh bien c’est le destin, l’indifférence de Dieu pour les pauvres et les humbles, les yeux fermés sur les turpitudes des puissants. Mario Vargas Llosa situe le roman 50 ans plus tôt que sa publication, dans un éternel péruvien issu de la colonisation. Une bourgeoisie blanche, propriétaire et soldate, domine une paysannerie métisse, pauvre et ballotée.

Tout se sait dans le village, ce que font les gendarmes et ce qu’ils savent. L’existence villageoise est impitoyable et les ragots tiennent lieu de fesses-book. Ce pourquoi le scandale ne peut être étouffé, même si la hiérarchie tente de minimiser. Ce sont alors les fantasmes populaires qui émergent, la paranoïa du Complot : « Ce sont les gros bonnets » qui tirent les ficelles ; l’amour-passion en enceinte militaire est trop beau, « c’est probablement une histoire de pédés » ; d’ailleurs, puisque l’armée est impliquée, « il s’agit d’espionnage », donc de l’ennemi héréditaire « l’Équateur », qui voudrait bien récupérer son accès à la mer perdu à la fin du XIXe dans une guerre imbécile.

Court, linéaire et vivant, ce roman introduit facilement à l’œuvre du Prix Nobel de littérature 2010. Qu’on se le lise !

Mario Vargas Llosa, Qui a tué Palomino Molero ? (Quién mató a Palomino Molero ?), 1986, Folio 1989, 190 pages, 5.41€

Tout Vargas Llosa chroniqué sur ce blog

Catégories : Livres, Mario Vargas Llosa | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,