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Amour est un concept ambivalent, montre Alain

Alain le philosophe, reprend les maximes chrétiennes, non pour les évacuer, mais pour en montrer l’inanité morale. « Aimez-vous les uns et les autres », dit l’Évangile, « aime ton prochain comme toi même ». Fadaises pour catéchisme à ânonner, montre Alain. Rien de pratique, seulement des grands mots.

Certes, l’amour est la vraie richesse vitale ; certes, lorsque l’amour manque, par exemple dans l’extrême avarice, l’extrême fatigue ou l’extrême vieillesse, il n’y a plus rien à espérer des relations humaines. Mais, dit Alain, « ce régime de parfaite prudence nous approche de la mort et il ne dure guère. » Dans le courant de l’existence, c’est l’inverse. « L’ordinaire de la vie est un furieux amour de n’importe quoi ; chez les bêtes aussi. Car le cheval galope pour galoper ; et le moment où il va partir, le beau moment où il sent en lui-même la pression de la vie, c’est l’amour, créateur de tout. » L’amour est cette « volonté » de puissance nietzschéenne, cet élan vital qui fait sortir de soi pour résister aux forces de l’entropie qui mènent vers l’abandon, le renoncement, la mort. L’amour est la folie du lièvre de mars ou du chaton qui joue, l’exubérance irrationnelle des adolescents au printemps ou à la plage. L’amour est la vie même.

Mais cet amour n’explique rien des relations humaines. Suffit-il d’aimer « en soi » et de faire ce qu’on veut, comme le dit saint Augustin ? Aimer suffit-il sans règle ? « L’homme le plus vivant serait le plus juste, à ce compte. Or, ce n’est pas vrai », dit Alain. L’amour enlace, mais il étrangle aussi bien ; il est paix et guerre. « Le fanatisme dans son fond est aussi bien amour que l’enthousiasme », montre le philosophe. « Il y a de la générosité dans tout carnage, et dans toute cruauté active. Les amants éprouvent la même chose. Les héros qui se sacrifient le mieux sont aussi ceux qui tuent le mieux. » Aimer est une folie, une exaltation, une dévoration ; «  je vais te manger » disent souvent les mamans aux bébés. Manger, c’est faire soi, intégrer, dissoudre. Est-ce respecter l’autre et sa personne ? Attention donc à l’amour aveugle et absolu, il conduit non à conforter, mais à nier.

Faut-il alors orienter l’amour vers le prochain pour l’aimer comme soi-même ? Non dit Alain, après Nietzsche. « On ne s’aime point soi-même, ou bien ce n’est plus amour, c’est pauvreté, sécheresse, avarice. » S’aimer soi est narcissisme, volonté de ne voir que sa personne, en égoïste ; c’est refuser l’autre et les échanges pour tout ramener à soi. Tout pour ma pomme, comme dit à peu près Trompe, et que crèvent les aliens, même « alliés ». Aimer les autres comme soi-même est donc encore une ânerie à mettre au compte de la moraline chrétienne des curés pour mémères. Ni le conquérant, ni l’inquisiteur ne s’aiment eux mêmes. Encore moins leur prochain. Alain ne le dit pas, mais conquérir un peuple pour lui imposer sa loi ou torturer un faux croyant pour lui imposer la soi-disant vraie croyance, ne serait-ce pas de l’amour ? Vouloir le bien de l’autre malgré lui, en le niant au nom du souverain Bien et de la Vérité qu’on croit seule juste, est-ce aimer ? C’est poursuivre un peu loin la niaiserie.

Alain dit au contraire que « l’amour ne distingue point ; celui qui aime et ce qu’il aime, c’est tout un. » Ce pourquoi l’amant qui tue sa maîtresse adorée, se tue lui-même aussi ; ou l’inquisiteur qui annihile son humanité en niant la personnalité de l’autre – quant à Trump ou Poutine, j’ai dit combien ils poussaient leurs pays au suicide programmé… A l’inverse, dit Alain, « qui est doux aux autres est doux à lui-même ; qui est méchant aux autres est méchant à lui-même, du même mouvement. » Car, si l’amour est cet élan vers la vie, il est universel et envers tous. L’amoureux de la vie aime les êtres, il veut les voir épanouis, heureux – hommes, femmes, enfants, animaux, plantes. Il veut les voir vivre et échanger des bienfaits, des choses ou des idées avec eux. Il ne veut pas les dominer pour leur extorquer leur moelle (comme dans l’esclavage, le dressage ou le bonzaï), ni les assujettir à son ego (comme chez les histrions de télé, les bouffons politiciens ou les vaniteux de salon).

Sortons donc des niaiseries de la moraline chrétienne, montre ainsi le philosophe. Relisons plutôt les grands esprits de l’humanité, et Alain cite Platon, Marc-Aurèle, Kant – plus « tous ceux qui ont cherché quelques règles dans les idées, quelques règles contre l’amour et la guerre, dieux jumeaux. » Car l’amour, comme la guerre, sont des passions, et l’être humain est avant tout raison. Mettre de la raison dans les choses, donc des règles, est le propre d’Homo Sapiens – poursuivons son évolution au lieu de régresser à l’animalité Homo Erectus où « l’amour » n’existait pas.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Alain le philosophe, déjà chroniqué sur ce blog

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Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières

christian chavagneux une breve histoire des crises financieres
Un bon livre de bon journaliste qui sait rendre claires les notions financières. Avec les limites du journalisme qui sont de rester sur le mode du constat, sans donner une analyse économique des crises. Sont-elles inhérentes au système de marché ? Peuvent-elles être vraiment régulées ?

Ma réponse personnelle aux deux questions est que les excès sont inclus dans l’initiative individuelle, la psychologie tant personnelle que collective incitant au risque et à l’imitation – pour le meilleur comme pour le pire dans les deux cas. Le risque permet d’inventer, d’explorer, d’innover – mais aussi de spéculer et d’entraîner la course au gain dans un délire addictif au jeu lui-même (plus qu’à la cupidité, comme le pense un peu trop l’auteur, en moraliste). L’imitation incite à reproduire les pratiques qui fonctionnent, à entrer en concurrence pour faire mieux ou à travailler de concert – mais aussi à faire comme tout le monde sans réfléchir, à entrer en surenchère dans le délire spéculatif, et à ne surtout pas quitter le jeu le premier.

Christian Chavagneux est diplômé de la London School of Economics et docteur en économie, mais il n’a pas choisi la carrière d’entrepreneur ni de banquier. Il a préféré le journalisme en tant que rédacteur en chef de la revue L’Économie politique et rédacteur en chef adjoint d’Alternatives économiques, les missions publiques et l’enseignement à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’université Paris-Dauphine. Il est donc observateur – fin analyste – mais non praticien. Pour avoir exercé successivement la pratique puis l’analyse, je sais combien il est difficile de comprendre le fondement des actes et la psychologie des acteurs sans en avoir été un.

Peut-on avoir les bienfaits du libre marché, de la formidable inventivité des techniques et de la productivité sans les inconvénients qui vont avec : les excès en tous genres ? L’auteur croit que oui, je pense pour ma part que non, car nous ne sommes pas des dieux dans un monde pur et parfait du Bien en soi. Mais je rejoins l’auteur sur la régulation – à condition qu’elle s’adapte aux changements du monde, qu’elle mette les moyens suffisants en compétences et en techniques de contrôle des risques, qu’elle place chacun en face de ses responsabilités propres. C’est bien trop rarement le cas – et l’auteur ne cherche par d’explication à cet état de fait. Il est trop facile de rejeter « la faute » des crises sur les spéculateurs « cupides », les banques « avides » et les politiciens « corrompus » par les lobbies financiers. Or tout le monde a sa part de faute : les individus qui ne réfléchissent pas par eux-mêmes, le superficiel des idéologies complaisamment véhiculées par les universitaires qui sévissent dans les médias, les banquiers qui sont rarement inquiétés en cas de faillite, les autorités publiques trop souvent incestueuses avec les milieux économiques pour les avoir côtoyées dans les grandes écoles de l’élite.

1789 2014 Dow Jones Industrial Average

L’auteur a voulu ce livre de combat sur la crise financière dite « des subprimes », initiée en 2007 et qui dure toujours dans les actifs pourris du bilan des banques, l’excès de liquidités offert par les Banques centrales, le surendettement des États et les politiques d’austérité induites. Il tente d’expliquer « le bateau ivre » de la finance par un choix de crises emblématiques du passé : le krach des tulipes en 1637, l’aventure Grand siècle de John Law à la cour de Louis XV, la « panique » de 1907 et bien entendu « la crise de 1929 » – que les Américains appellent cependant du terme plus juste de « Grande dépression ».

Son chapitre 5 intitulé « Qu’est-ce qu’une crise financière » est probablement le meilleur du livre, décortiquant le schéma des crises pour en tenter une synthèse ambitieuse. Au départ « une simple perte d’équilibre » donne aux « innovations incontrôlées », dans le cadre d’une « déréglementation subie ou voulue », le pouvoir de créer une « bulle de crédits » qui, en raison d’une « mauvaise gouvernance des risques », permet « la fraude » et « l’aveuglement au désastre ». Certes, les inégalités croissent en ces périodes, les riches s’enrichissant bien plus que les autres par la spéculation.

Mais « l’inégalité » est-elle la variable explicative ? Elle apparaît plus comme un mantra moraliste que comme une hypothèse scientifique en économie. Certes, combattre les inégalités est du devoir des régimes démocratiques : pour que la démocratie puisse fonctionner, il faut que quelques-uns n’aient pas un pouvoir excessif sur tous. Mais le pouvoir n’est pas uniquement celui de l’argent. Le plus fort est celui de l’entre-soi en milieu fermé, des écoles exclusives, des mariages arrangés et de la sélection socialement construite (en France par les maths, aux États-Unis par les universités élitistes, au Royaume-Uni par la naissance et les collèges privés, en Italie par le clientélisme, en Allemagne par l’industrie…). L’auteur ne fait qu’effleurer ces comportements mimétiques de caste et d’attitude moutonnière. Il ne parle d’Alan Greenspan par exemple que pour lui reprocher la liquidité offerte en abondance, sans citer sa fameuse phrase, pourtant de 1996, sur « l’exubérance irrationnelle » des marchés. Analyser pourquoi ce dirigeant lucide de la Federal Réserve du pays le plus puissant du monde s’est laissé faire par le système après avoir mis en garde, aurait été du plus grand intérêt.

L’auteur préfère détailler en son chapitre 6 « le temps de la régulation », exposant les propositions et déplorant que toutes ne soient pas reprises dans les faits par les autorités publiques. Mais il ne dit rien d’une prochaine crise possible.

Il reste que cet ouvrage expose avec une grande clarté le mécanisme des produits toxiques et l’engrenage des crises du passé. Il est donc d’une lecture vitale pour mieux comprendre la finance, ses complexités et son rôle d’aiguillon économique – comme toujours pour le meilleur et pour le pire.

Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières, 2011, La Découverte Poche 2013, 235 pages, €9.50

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Jérôme Kerviel est-il le bouc émissaire commode ?

• Jérôme Kerviel est-il coupable ? OUI.
• Jérôme Kerviel est-il le seul coupable ? NON.

Il a clairement fraudé et sa faute personnelle est établie par la justice.

Mais il n’a pas été correctement contrôlé par sa banque, la Société générale, à qui la Commission bancaire a infligé un blâme et une amende de 4 millions d’euros pour défaut de vigilance.

Comme trader, Kerviel a été pris en outre par « l’exubérance irrationnelle » dont parlait Alan Greenspan dès l’automne 1996 et contre laquelle tous ont été heureux de fermer les yeux et de se laisser bercer par le jeu et les profits qui rentrent. Le délire de la finance, qui a explosé en 2007 et qui se poursuit toujours en crise économique et d’endettement, n’est pas de la responsabilité de Jérôme Kerviel. Pas plus que le délire de la justice lors du procès Outreau, ni la carence des services sociaux pour les enfants battus, ni l’indigence de l’Éducation nationale à laisser sortir chaque année 150 000 élèves sans aucun diplôme. Il s’agit là d’une erreur de système, d’organisations qui fonctionnent sans voir ni s’adapter.

jerome kerviel trader societe generale

  • Qu’ont fait les autorités publiques contre cet emballement pointé par Greenspan 12 ans avant déjà ? – RIEN.
  • Qu’ont fait les banques pour se prémunir des risques croissants des prises de position et des produits toxiques ? – RIEN.
  • Qu’ont fait les financiers pragmatiques et les économistes donneurs de leçons durant cette période ? – RIEN.

Qu’est-ce donc que « la justice » si un seul coupable est désigné pour cette pyramide de risques incontrôlés du laisser-faire triomphant ?

Ce qui est juste doit être équilibré, tel est le symbole de la balance, chère aux juristes. Où est le droit et l’équilibre dans cette désignation du bouc émissaire unique ? Il n’y a eu aucune pédagogie publique de la justice lors du premier procès, Valérie de Senneville le pointait le 7 octobre 2010 dans Les Échos. « On » a appliqué les règles du droit en fonctionnaire, sans équité ni explication. De quoi transformer le trader fautif en David immature mais héroïque face au Goliath dinosaure obtus de la banque. D’où la tentation médiatique, l’appel au scoop avec la rencontre du Pape, la marche sur Rome à l’envers, la lettre au président Hollande. La victimisation est une tactique propice à l’émotion et au sensationnel. Toujours au détriment de la justice.

Car Jérôme Kerviel est coupable de fraude ; mais Jérôme Kerviel n’est pas coupable de tout.

  1. Notamment des 4.9 milliards d’euros perdus par les ventes brutales et paniques des positions par la Société générale en trois jours. Le livre d’Hugues Le Bret, directeur de la communication de la Société générale à l’époque le montre.
  2. Ni du manque évident de contrôle de la banque sur son trader (« Les 17 inspections conduites par la commission bancaire auprès de la Société générale en 2006 et 2007 avaient-elles permis de s’assurer d’une bonne répartition des rôles et de l’absence de conflits d’intérêts dans le traitement et le contrôle des ordres des traders ? », demande Philippe Marini au Sénat – sans obtenir aucune réponse sur ce point précis). C’est ce qu’a reconnu la Cour de Cassation en renvoyant le procès au civil à la cour d’appel de Versailles.
  3. Ni du délire systémique qui s’est emparé de la finance avec l’explosion des produits titrisés, des négociations de gré à gré, des hedge funds spéculatifs et des « zones grises » des États « non-coopératifs » – sans qu’aucune autorité publique n’y mette encore aujourd’hui le holà, notamment sur le gré à gré sans appels de marge ni registre.

Jérôme Kerviel était trader. Ce métier consiste à « acheter une valeur mobilière au plus bas et la vendre au plus haut pour le compte d’un tiers » – autrement dit une banque – selon la fiche ONISEP des métiers proposée aux collégiens. Ce métier est utile aux entreprises et à l’économie – à condition d’être maîtrisé. La fiche ajoute : « le trader vit en permanence sous pression. Les sommes engagées sont énormes et les résultats immédiats (qu’il s’agisse de gains ou de pertes). Mieux vaut, par conséquent, avoir les nerfs solides. » Notre société prépare-t-elle à ce genre de métier ? – NON : il n’a rien d’un adulte, Kerviel, mais tout du shooté au jeu vidéo, arriviste sans scrupules, un parfait produit des formations scolaires et du système contemporain.

Jérôme Kerviel avait-il les nerfs solides ? Probablement, sinon il ne se serait pas élevé dans la hiérarchie du trading à la Société générale, entre 2000 et 2007. La fiche ONISEP (peut-être après la médiatisation de son « affaire ») ajoute finement : « Le métier comporte incontestablement un aspect ludique, mais il faut garder la tête froide et respecter certaines limites. Le trader est, de toute façon, soumis à des contrôles très fréquents. » Contrôles que – manifestement – la Société générale a bâclés ou mal organisés, voire complaisamment ignorés tant que l’argent rentrait.

Il y a donc faute individuelle de Jérôme Kerviel, faute d’organisation et de contrôle de la Société générale, faute systémique de l’euphorie laissée à elle-même jusqu’au délire.

Jérôme Kerviel doit être rejugé mais doit purger sa peine ; la Société générale a été auditée, condamnée à une amende, gageons que ses contrôles sont désormais au point ; quant au système financier, il ne s’est pas amendé, il n’est calmé que provisoirement, tant les relations incestueuses de caste entre banquiers et politiciens sont fortes (Governement Sachs auprès d’Obama, le pschitt de son « ennemi la finance » par le gouvernement Hollande).

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