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Mort à Venise de Luchino Visconti


La troisième chaîne de télévision a diffusé en février 1987 au ciné-club le superbe film de Visconti. Émotion, bien-sûr, comme annoncé par mes amies du lycée lorsque le film était sorti en 1971. Je ne l’avais pas vu à l’époque. Mes premières impressions d’il y a 31 ans sont celles de la première fois.

Après un départ lourd, après nous avoir volontairement englué dans l’atmosphère théâtrale de la grande cité vendue au tourisme chic début de XXe siècle, voici que surgit la passion. Elle bouleverse l’ordre moral et les convenances bourgeoises. Ces dernières volent sous la musique de Mahler un brin pompeuse (symphonies n°3 et n°5). Le décor 1910 content de lui s’éclipse, les corsets victoriens éclatent et la beauté surgit, nue, sous les traits d’un jeune garçon. Tadzio a 14 ans et, au restaurant le soir, le visage d’un ange ; il a le lendemain, sur la plage du Lido, la fragilité gracile d’un corps déshabillé des oripeaux urbains et moulé par le maillot. La caméra passe lentement comme un regard sur les êtres, puis se repend ; elle vient sur Tadzio qui brille comme un feu follet dans la grisaille des autres.

L’action, lente et surannée, s’anime enfin : la passion est la révolution. Elle met le feu à ce monde conventionnel d’oisifs, maîtres de l’Europe à son apogée. Elle leur inocule la peste du désir, pendant du vibrion qui semble gagner Venise et que les autochtones cachent sous de dérisoires foyers allumés dans les rues. Attitudes, gestes, repas, promenades – rien ne vaut plus que les regards échangés. Ils sont la vie sous le décor, la pulsion sous le Surmoi, l’éternelle attirance des corps, des cœurs et des âmes sur cette terre, malgré les habits et les habitudes, les conventions morales et les règles sociales.

Tadzio aux longues boucles blondes et à la puberté montée en graine est joué par le jeune et viride Bjorn Andresen. Il est divinement beau, bien-sûr, mais pas atteint de cette anémie phtisique que suggère Thomas Mann, son auteur. Le corps de Bjorn n’est pas romantique, ni décadent comme les garçons du Satiricon. Cet écart avec la nouvelle de 1913 donne un autre ton au film. Tadzio apparaît moins innocent chez Visconti que chez Mann. Il a le regard coquin lorsqu’il se sent observé ; il n’est en rien candide. Que pense-t-il ? Que veut-il ? Il ne dit rien, reste impassible, le sait-il lui-même ? Il a le visage de marbre d’un jeune dieu, mais le corps bien vivant.

L’écrivain vieillissant Gustav Aschenbach joué par Dirk Bogarde (avatar du musicien Gustav Mahler) venu en villégiature à Venise défendait la théorie classique de l’art dominateur des passions, équilibré par la raison. Le garçon polonais le prend au piège, le ravage d’amour par sa simple présence. Dans la très humaine Venise, la ville-femme odorante et toute pénétrée par la mer, le vernis puritain se craquelle. Il n’était qu’un maquillage superficiel sur les couches profondes qui continuent de remuer les hommes. L’adulte est envoûté par le visage adolescent, pris par cette pureté de teint et cette douceur des formes, ensorcelé par les boucles de miel et les torsions du torse. Imprégné de Platon, il regarde sa chair et il aime son âme, saisi par la simplicité de la sortie d’enfance, transporté par les gestes patauds des membres qui grandissent plus vite que le corps. Il l’attend, le suit, se trouble, souffre de ne pas le voir, s’oublie. Sa joie est de le regarder rire, sa souffrance de le voir se rouler presque nu dans le sable et dans l’eau avec ses camarades, son exil d’observer sans pouvoir intervenir les frottis méchants des bagarres ou fraternels des enlacements entre pairs. Lui voudrait être père, maître et amant ; il n’est que désirant et tout restera platonique.

La fin est morale, dans le ton compassé du siècle où fut écrit le livre. L’artiste succombe au choléra, ce sida de l’époque, tandis que Tadzio pleure, vexé par l’ami de son âge qui l’a brutalisé. La silhouette juvénile fait un geste d’au-delà sur fond de soleil couchant sur la lagune. Musique : l’amour, la mort, entre les deux la beauté – éphémère. Le film compose une esthétique de la décadence tandis que le livre évoque une Grèce antique refaite en plâtre par les penseurs allemands du siècle industriel.

C’est beau, lyrique, un peu malsain – très chromo pour adolescents. L’époque décrite étouffe de conventions sociales, de pruderie sexuelle, d’hypocrisie bourgeoise, de morale autoritaire, de superstitions bibliques. Seuls les artistes peuvent encore saisir les humains éternels sous le lourd crépi social. Et peut-être à la même époque un certain docteur Freud… Car l’amour – attrait sexuel, passion, admiration – n’est pas décadent. Il est la vie qui veut exister, le désir sous la surface.

Prix du XXVe anniversaire au festival de Cannes 1971.

DVD Mort à Venise de Luchino Visconti, 1971, avec Dirk Bogarde, Bjorn Andresen, Romolo Valli, Silvana Mangano, Mark Burns, Nora Ricc Warner Bros, 2h05, €8.40

Thomas Mann, La mort à Venise, Livre de poche 1989, 273 pages, €6.60

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Lafcadio Hearn, Pèlerinages japonais

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Alors qu’un cerisier du Japon est en train de fleurir dans le jardin, j’ai eu le goût de me replonger dans ce pays qui m’a toujours séduit et dans lequel j’ai effectué trois séjours. Lafcadio Hearn a eu la chance de connaître un Japon qui venait juste d’émerger de siècles de fermeture, et qui s’ouvrait au modernisme. En ce livre, suite d’articles traduits et parus dans la revue le Mercure de France, il conte ses premières impressions du Japon. « Tout est inexprimablement agréable et nouveau », note-t-il.

Lafcadio Hearn, irlandais de père mais de mère grecque, a été élevé à Dublin par une tante. Non seulement ses parents meurent très tôt, mais le gamin perd un œil à 13 ans en jouant avec ses copains. Orphelin, déraciné, exilé à 19 ans aux États-Unis (où il épouse une métisse en dépit de l’interdiction légale des mariages mixtes), il découvre le Japon avec l’ambassadeur, qui devient son ami. Après un passage créole, il se rend en 1890 au Pays du soleil levant pour y travailler comme journaliste, écrivain et professeur, épouser une fille de samouraï et en prendre la nationalité en 1896. Ami avec le président américain Theodore Roosevelt, il introduira même le judo aux États-Unis. Il mourra d’une crise cardiaque à Tokyo en 1904 – à 54 ans. Il s’était converti au bouddhisme.

Un tel personnage, né Hearn et décédé Koizumi (son nom japonais), débarque 36 ans après l’ouverture forcée du Japon au commerce international par les navires noirs du Commodore américain Perry. Il vit le meilleur de l’ère Meiji, où le Japon ancien côtoie encore le Japon qui se modernise. Ce livre, non réédité aujourd’hui (l’édition que j’ai date des années 1930), plonge cependant le lecteur dans une atmosphère surannée, celle d’une époque où les distances étaient réelles sans les avions ni l’Internet, celles où l’exil à l’autre extrémité du monde était une aventure.

En huit articles qui sont autant de chapitres de découverte, Lafcadio Hearn explore ce pays nouveau pour lui, qui le séduit tant qu’il en deviendra citoyen. Il parle de Kobodaishi et de son expertise en écriture, de Kitsuki le sanctuaire le plus ancien du Japon, de la grotte des fantômes d’enfants dédiée à Jizo à Kaka-ura, des chevelures des femmes, des âmes dont le peuple croit que chacun peut en avoir plusieurs, des fantômes, et des étudiants à qui il enseigne, qui lui font des adieux touchants lors de son départ pour le sud du pays.

Kyoto Daikakuji

C’était l’époque où la servante d’auberge, à Mistu-ura, « jolie jeune femme nue jusqu’à la ceinture, avec les seins d’une Naïade, descend la rue en courant vers l’hôtel à une allure surprenante » pour accueillir le visiteur (p.147). Et où la foule du gros village de pêcheur se presse pour regarder l’étranger par les shoji (écrans de papier à glissière) : « ce sont presque tous des jeunes gens et des jeunes filles, à demi nus à cause de la chaleur, mais frais et propres comme des boutons de fleurs. Beaucoup de visages sont extraordinairement jolis » p.150.

Outre les personnages, le paysage aussi est séduisant au voyageur. Ainsi vers Kitsuki, « il semble y avoir un sentiment de magie divine dans l’atmosphère même, à travers toute la journée lumineuse qui plane par-dessus le pays vaporeux, par-dessus le bleu irréel des flots – un sentiment Shinto » p.67.

Les premières impressions sont les plus fraîches, jeunes, printanières. Après plus de 125 ans, elles restent aussi vives qu’au premier jour sur un Japon disparu, étrangement humain. A lire pour mieux pénétrer l’âme japonaise, cette profondeur d’un peuple qui mérite à être connu et qui vaut mieux que sa façade industrielle moderne.

Lafcadio Hearn, Pèlerinages japonais (Glimpses of Unfamiliar Japan), 1894, traduction de Marc Logé, Mercure de France 1932, 250 pages, occasion

Lafcadio Hearn, Pèlerinages japonais à lire sur Gallica.fr
Lafcadio Hearn a Bibliography (anglais)
Lire en ligne Lafcadio Hearn (en anglais)

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