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Tempête à Washington de Otto Preminger

Nous sommes en pleine guerre froide, en 1961, et le président des Etats-Unis (Franchot Tone) doit choisir son Secrétaire d’Etat (ministre des Affaires étrangères). Lui est atteint d’une maladie grave incurable et n’en a plus que pour peu de temps ; il veut que sa diplomatie soit poursuivie avec un homme de talent, en qui il a confiance. Mais Robert Leffingwell (Henry Fonda) est un universitaire contesté, notamment par tout ce que la droite patriote, sinon nationaliste, compte de va-t’en guerre et d’empanachés d’honneur comme au 19ème siècle.

Comme toute nomination présidentielle doit être entérinée par le Sénat, selon l’excellent principe institutionnel des contrepouvoirs (check and balance), une commission d’enquête se réunit, que le chef de la majorité (Walter Pidgeon) confie à un jeune sénateur du parti Brigham Anderson (Don Murray). Le leader de l’opposition Seabright Cooley (Charles Laughton), dinosaure de la politique et sénateur de la Caroline du sud (état jadis sécessionniste) depuis quarante ans veut à tout prix empêcher cette nomination qui reviendrait, selon ce « patriote » ultra-conservateur, à « négocier » avec les communistes de l’URSS – donc à brader « la civilisation » au nom d’une promesse de paix illusoire. Mais aussi au souvenir d’une vieille rancune où Leffingwell a démontré que Cooley mentait.

Le maccarthysme vient de sévir aux Etats-Unis et toute personne soupçonnée d’avoir eu des sympathies communistes est considérée comme un suppôt du diable. Leffingwell a été à des réunions à Chicago lorsqu’il était étudiant, pour comprendre et par vague idéalisme adolescent (ce qu’il explique à son fils de 14 ans – Eddy Hodges). C’est donc toute cette « affaire » que ressort le laid et pervers Laughton, en citant un témoin de l’époque. Fonda est obligé de mentir à la commission pour épargner un ami venu comme lui aux réunions, qui officie désormais au ministère des Finances. L’engrenage de la machine démocratique se met alors en place.

Le président veut Leffingwell et il est pressé ; le Sénat veut faire les choses dans les formes ; le président de la commission croit de son devoir d’appliquer la procédure la plus stricte. Les partis s’agitent, chacun voulant manipuler l’autre au nom des Grands Principes par la sortie d’affaires personnelles insignifiantes. C’est ainsi que Henry Fonda se voit reprocher d’être resté crypto-communiste parce qu’il croit à la négociation et à la diplomatie plutôt qu’au gros bâton à la Trump. C’est ainsi que le président de la commission, nommé par son parti, se voit harcelé au téléphone par des extrémistes de ce même parti (ancêtres des Tea-partisans d’aujourd’hui) ; on lui reproche une liaison homosexuelle d’un instant, lorsqu’il était à l’armée, avec un certain Ralph qui est aujourd’hui dans la dèche et ne trouve rien de mieux que de se prostituer dans un bar gay de New York. A cette époque – pas si reculée et que les extrémistes conservateurs font tout pour voir revenir, aux Etats-Unis comme en Russie et en Turquie – le simple soupçon de gaieté valait soupçon de communisme, donc diabolisation automatique.

La commission d’enquête doit étudier et entériner (Advise and Consent) la nomination, mais chacun sort ses « affaires » comme la gauche hollandaise aux abois avec Fillon. Le patriotisme guerrier de Laughton, qui se fait applaudir, est efficacement contré par les réalités de la guerre rappelées par Fonda, qui se fait applaudir en retour. Les deux positions sont légitimes, l’une plus dangereuse que l’autre et peut-être plus archaïque, mais compréhensible. Ce qui va départager le choix sera la série de coups bas personnels, de faux témoins et de chantages que chacun se croit obligé de dégainer « pour son parti ». Belle excuse des lâches qui oublient l’humain pour jouer à la politique. Ce pourquoi j’ai toujours profondément méprisé les politiciens, surtout ceux qui se présentent comme les plus vertueux (« responsable mais pas coupable », « Moi président… »). Je préfère les cyniques assumés à la Pasqua, très Charles Laughton si l’on y réfléchit.

Car, au fond, la « vraie » politique américaine se joue entre membres de la même aristocratie sociale, qui se pique d’être gentleman et ne dépasse pas certaines limites. Ce pourquoi le jeune loup technocrate auteur du chantage, sénateur entouré de conseillers techniques (une nouveauté à l’époque), préfigure les loups de Wall Street dans la finance et autres « sans scrupules » à la House of Cards. Des salauds, au sens de Sartre, des gens à mépriser absolument, pour qui seule compte la fin et pas du tout les moyens. Au point de pousser au suicide le jeune sénateur Anderson, papa d’une petite fille, qui préside la commission sénatoriale. « On » veut qu’il soit moins impartial et qu’il pousse la commission à entériner le choix du président. Comme d’habitude les royalistes le sont plus que le roi et l’extrémisme des jeunes sénateurs du parti font plus que le président n’aurait voulu : ils tuent l’un des leurs !

Le projecteur se déplace donc du communisme vers l’homosexualité, de la politique vers les affaires, du patriotisme (légitime) aux saloperies (méprisables). Et à la fin les deux leaders de partis, Charles Laughton et Walter Pidgeon, se congratulent de voir la procédure respectée et la vraie politique reprendre ses droits sur la merde humaine. Qu’ont donc à voir avec l’intérêt général (politique) les minables attaques (personnelles) sur chacun ? Elles manifestent plutôt l’arrivisme forcené, la haine de classe, la violence de bande des intérêts très particuliers.

Le président va mourir, le vice-président (Lew Ayres) prendre constitutionnellement sa place, le sénat repousser l’investiture de Leffingwell – le nouveau président choisira un Secrétaire d’Etat qui lui convient.

Plus de cinquante ans après, ce grand film américain reste très actuel. Avec Trump et l’absence totale de scrupules pour la vérité de ses sbires partisans, avec Hollande et la sortie immonde des « affaires » sur Fillon au moment crucial, avec les officines dans l’ombre qui ne cessent d’alimenter la presse à scandale sur tout et n’importe quoi, au détriment des vrais problèmes de tous. Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. D’où l’efficacité de la Constitution américaine, probablement meilleure que la nôtre, qui offre des contrepouvoirs démocratiques aux décisions de chaque acteur important.

DVD Tempête à Washington (Advise and consent) de Otto Preminger, 1962, avec Henry Fonda, Charles Laughton, Walter Pidgeon, Don Murray, Franchot Tones, Lew Ayres, Artedis films 2014, 142 mn, €18.39

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A et G Vaïner, L’Évangile du bourreau

Il a fallu dix bonnes années pour qu’un éditeur français traduise ce roman policier historique de deux ex-soviétiques. C’est que le communisme était une passion française, selon l’essai de Marc Lazar, et que ses crimes, sa dictature et son cynisme étaient tabous à gauche. Après la chute du Mur de la honte, qui empêchait tous les citoyens du paradis socialiste d’aller voir si l’enfer capitaliste n’était pas bien plus désirable, les anciens membres dirigeants des « organes » de sécurité se sont reconvertis. Pavel Khvatine est l’un d’eux, inoffensif professeur de droit vieillissant, ex-colonel du KGB, section spéciale, sous Staline.

Mais le passé vous rattrape toujours, dans cette vie ou une autre. La vie de kaguébiste était certes disciplinée, et de plus en plus mafieuse selon les échelons de la hiérarchie, mais elle était exaltante. Le pouvoir absolu ! Il suffisait d’être la voix de son maître et d’exécuter les basses besognes. Sans jamais écrire ni signer quoi que ce soit par prudence, en humant le vent pour ne pas louper le moment où il commence à tourner, en bon politique. Portrait incisif de l’apparatchik socialiste : « Minka était un homme sans histoire. On pouvait lire sur son visage transparent et grassouillet qu’il était capable de n’importe quelle saloperie pour le plus modeste des salaires. Même avec les putes, il se montrait peu engageant. Le plaisir qu’elles pouvaient lui procurer ne faisait pas partie de ceux qu’il considérait comme essentiels : une putain ne pouvait pas devenir chef et il était impossible de la bouffer » p.128. L’humour est loin d’être absent de la littérature russe !

L’ex-colonel, spécialiste du meurtre à mains nues, a épousé une Juive dont le père était l’un des médecins arrêtés sous motif de complot contre Staline, juste avant le décès du Guide suprême. Lui est tombé amoureux, pas elle. Est née une fille ; lui voulait la garder, pas elle. Sa femme le hait, sa fille le hait. Ne voila-t-il pas qu’elle veut épouser un étranger, Allemand et Juif de surcroit ? En Russie même postsoviétique, « l’internationalisme prolétarien » n’est qu’un slogan de propagande : chacun sait que les Tchétchènes sont des bandits et les Juifs des apatrides, traîtres à la Rodina car prosionistes. Le père, qui doit signer son accord pour un mariage à l’étranger, refuse. Qu’ils se marient en Russie et vivent heureux en socialisme. Mais le futur gendre est plus coriace qu’il ne croit… Il connait des secrets.

Le roman est donc construit en allers et retours entre présent et passé, teinture démocratique officielle d’aujourd’hui et système totalitaire d’hier. Il est épais mais jamais ennuyeux. Sous forme littéraire, il conte l’histoire mieux qu’un historien, de façon très vivante. Ce n’est pas son mince mérite !

Portrait du Système inventé par Lénine « sur le modèle de la poste » : « Le grand édifice de l’harmonie sociale, l’apogée des relations entre les hommes – la pyramide du pouvoir totalitaire – écrase tout le monde de sa magnificence, qu’on soit de gauche ou de droite, ami ou ennemi. Il détruit l’initiative. La religion de ce système majestueux est l’obéissance. Tout le monde est informé quand il le faut et par ceux-là même qui en ont le droit… » p.194. Qui obéit est un « homme nouveau », un parfait socialiste qui a compris que « le peuple » signifie le Parti et que les « lois de l’Histoire » signifient la voix du Grand dirigeant. Quoi, vous dites que c’était pareil sous Hitler ? Oui, c’était pareil, sauf que le nazisme ne visait pas à réaliser le paradis socialiste, mais seulement le paradis national. Donc c’est « mal » à gauche, même si Staline compte plus de cadavres à son actif qu’Hitler. Mais que peuvent les historiens et leurs recherches scientifiques, contre le préjugé de gauche ? Ce pourquoi il est bon que des auteurs russes, nés sous les soviets, réaffirment la vérité.

« Il y eut le Saint Patron. Nous, par la grâce de Dieu, Iossif l’Unique, empereur et autocrate de toutes les Russies, de Moscou, Kiev, Vladimir et Novgorod. Tasar de Kazan, d’Astrakhan, de Pologne, de Sibérie, de Kherson-en-Tauride, de Géorgie. Grand-prince de Smolensk, Lituanie, Volhynie, Podolie et Finlande. Prince de Carélie, Tver, Iougor et Perm. Souverain et grand-prince de Tchernigov, Iaroslav, Obdor ; et de toutes les terres du Nord le seigneur. Et souverain des terres d’Iverie, Kartaly, Kabardie et Arménie. Des princes de Tcherkassy, des montagnes et des autres – le souverain héritier, souverain du Turkestan, Kirghizie et Kazakhstan. Nous, le très auguste et communiste secrétaire général, président du gouvernement de l’Union. Généralissime de tous les temps et de tous les peuples. Coryphée émérite de l’Académie des sciences. Guide suprême des philosophes, des économistes et des philologues. Ami des enfants et des sportifs. Oui, il y eut le Saint Patron. Un criminel, petit, roux, le visage bouffé par la petite vérole » p.395. Le premier chapitre décrit avec une minutie iconoclaste la dissection du cadavre Staline par un fonctionnaire légiste. Le cerveau du Mal n’est qu’une noix desséchée, pareille à celle de tous les hommes.

C’est qu’on ne change pas l’humanité par décret. « N’est-ce pas merveilleux qu’il y ait autant de types de mouchards dans notre société, déchirée par la lutte des classes à mesure qu’elle se rapproche du socialisme ? » p.588. Au lieu de comprendre les hommes, vouloir les changer. Ils résistent, donc les discipliner, impitoyablement. Il leur faut obéir à la Vérité, et cette Vérité unique et « scientifique » ne peut sortir que de la voix du Grand dirigeant qui effectue une Grande réforme sociale. Quiconque désobéit est le mal incarné, le fils rebelle, Satan en personne qui œuvre contre Dieu. Que fait Dieu ? Il ne va pas s’humilier sur une croix, quand même ! Donc il éradique, il rééduque, il met en scène sa propre vérité par les Grands procès. Avez-vous noté qu’en socialisme tout est toujours « Grand », même une réforme fiscale ? C’est qu’on ne badine pas avec l’Histoire : elle est en marche ou pas ? Qui ne se met pas à son pas, compagnon de route, est un vil réactionnaire – qui refuse le sacro-saint Progrès.

Méthode du socialisme « réel » : « Voici trois groupes de rats. On a mis les premiers dans une boite noire avec un sol métallique et on a envoyé des décharges électriques : dans leur esprit, l’obscurité dans la boite est restée pour toujours liée à la peur et à la douleur. Lorsqu’on a mis les enfants de ces rats dans la boite noire sans passer d’électricité, ça les a rendus fous, comme leurs parents. Dans leur cerveau, une modification fonctionnelle de la mémoire s’est opérée sous l’action d’une substance, appelée peptide, élaborée par l’organisme effrayé des parents. Voilà un autre groupe de rats, qui n’ont rien à voir avec les premiers, auxquels on a injecté les peptides de deuxième génération, et ils réagissent à la boite noire exactement comme ceux qui avaient soufferts dedans. Tu comprends ? Vous avez élaboré le gène héréditaire de la peur, qui paralyse les gens sans souffrance ni violence » p.612. Pour les auteurs, Russes nés sous Staline et nourris de Pavlov, juristes et romanciers célèbres dans leur pays, telle est l’essence du socialisme réalisé.

Écrit avec allant et érudition, sans aucun jargon ni jamais ennuyer, ce roman policier à visée historique est une bonne leçon sur les délires intellos de la gauche « progressiste » (déjà dénoncée par Camus). Il dit tout ce qu’il est bon de savoir sur le système induit inexorablement par le socialisme « réel ». Bien sûr, le socialisme du parti de Martine Aubry aujourd’hui n’a rien de « réel », c’est fort heureusement un libéralisme régulé, pas un communisme, n’allez pas vous y tromper.

Arkadi & Gueorgui Vaïner, L’Évangile du bourreau, 1990, Folio policier 2005, 771 pages, €9.40

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